Éditions Espaces 34

Théâtre jeunesse

Cette collection, créée en mai 2009, accueille des écrivains déjà publiés dans d’autres collections et de nouveaux écrivains. Elle s’adresse aux enfants du primaire et du début du collège, les textes pour adolescents étant publiés dans les collections Théâtre contemporain et Théâtre en traduction. Elle est aussi tout public.

Extrait du texte

PERSONNAGES

Dans cette histoire il y a

Voltairine, soixante-dix-ans : la fille
et Soledad, trente-ans : le fantôme de la mère

Mais aussi tous les autres

Monsieur Siraoui
Bamby
Dany-la-bleue
Les élèves de la classe


3.

Tu te souviens

ce jour de mai ?

Ce jour de mai où tu m’as appelée Tête ailleurs
c’était la première fois
ça me revient, comme si c’était hier
Ce matin de mai j’ai neuf ans
Monsieur Siraoui dit

La planète de vos rêves
Pour le millénaire de notre ville vous allez photographier la planète de vos rêves
La photo la plus créative sera dévoilée lors de la grande parade des drones le jour de l’été
en résolution 72k, ultra pixels, qualité optimale
et affichée en format A42 sur les grilles du parc Johnny Hallyday

Sur les grilles du parc ? frémit Zouzou
En ultra pixels ? frissonne Lucas
Le maître confirme : sur les grilles du parc en ultra pixels, oui

Alors toute la classe pousse un wahou de loup-garou
Certains tapent des poings, boum boum, sur leur table
Il y a une ola
quatre tcheck
Seule Bamby pleure : d’émotion

– Bamby, quel prénom idiot.

Je m’appelle Voltairine

– Voltairine de Cleyre était une grande anarchiste. Pas Bambi le chevreuil.

Bref

Ce jour de mai
je t’attends dans notre petit meublé
Depuis que l’usine de fromage en tube t’a mise au chômage
tu t’es prise d’une passion dévorante pour les combats du monde

– « NON NON NON À L’HUMILIATION !! »

Tu reviens d’une distribution de tracts devant l’arrêt du 78

– Tu confonds.

Tu t’échappes de l’Assemblée Générale des Qui Ne S’en Laissent Pas Conter ?

– À cette époque je me bats surtout pour que les chouettes effraie aient droit d’asile en haut de la tour de cinquante-trois étages du quartier des Affaires friquées. C’est fou quand même, Voltairine, quand on y pense : interdire à des oiseaux noctambules de pondre là où la tradeuse et le patron ne vont jamais se percher !

Ça me revient
ce mardi de mai
tu revenais du supermarché
Après avoir retourné un caddie à l’envers sur le sol
tu avais hurlé
à un vendeur qui faisait déguster son saucisson à l’autruche

– Alors après les cochons, c’est les autruches d’Afrique qu’on assassine ? Il faudra donc que nous exterminions toutes les espèces cosmiques pour accompagner le pastis à l’apéro ?

La veille tu avais pris ta carte à l’association des Protecteurs des Vivants Sensibles
Récemment tu avais aussi manifesté avec les employés des abattoirs de la ville

– Des gens charmants, un travail éprouvant.

Ce jour-là donc tu rentres furieuse
Moi je te dis
« Maman je dois photographier la planète idéale
pour le millénaire de la ville
La plus belle photo sera exposée
Il y aura une fanfare
un défilé de drones
un feu d’artifices
on mangera une glace coco
Promis tu viendras ?

– Parfois, crois-moi, je suis fatiguée, Voltairine.

Tu viendras ?

– Où ça ?

Le jour de l’été
voir ma photo, en A42 ultra pixels, sur les grilles du parc Johnny Hallyday
tu viendras ?

– Je t’ai dit, Voltairine, que la Mairie a posé des lasers sur le toit de la tour 53 ?

Oui

– Des lasers !

Oui

– À peine les chouettes se posent sur le toit pour s’y nicher et zam ! un coup de laser qui au mieux les brûle au pire les cuit. C’est monstrueux, non ?

Oui

– J’ai rencontré une femme formidable hier à l’AG des Volatiles Émancipés. Elle s’appelle Dany. On l’appelle Dany-la-bleue parce qu’elle est toujours habillée en jean : veste en jean, tee-shirt en jean, jean en jean, même les lacets de ses baskets sont en jean.

Maman ?

– Elle a proposé que nous fassions une action pour dézinguer les boîtiers laser de la tour 53. Cette femme-là, elle n’a peur de rien.

Soledad ?

– Marteaux. Bonnets. Nuit noire. Elle connaît le vigile. Il va nous donner les pass pour monter jusqu’au toit, et tout là-haut !

Soledad ?

– Voltairine.

Tu viendras au parc Johnny Hallyday le jour du millénaire ?

– À quelle heure c’est ?

– Le jour de l’été tu as dit ?

– Ne t’inquiète pas, je viendrai.

Avec Boris

– Boris doit se reposer.

Boris adore les glaces coco
Mais il croit que les drones sont des puces géantes qui veulent lui sucer la peau

– Ah bon ?

Il faudra lui expliquer avant de venir qu’il ne craint rien

– Boris est très malade tu sais. Il doit rester tranquille.

– Tu as la tête ailleurs, ma fille. Jamais pieds sur terre. Il faut redescendre.

Il me l’a dit, juré !

– …

– Tu préfères quoi pour le dîner : des patates ou des pommes de terre ?

– Alors des patates.


6., extrait

Le lendemain tu as encore une réunion
Je dors chez Bamby

Bamby c’est ma copine depuis la maternelle
Son père est banquier, sa mère fleuriste
Bamby vit dans une jolie maison qui sent toujours bon le linge frais
Au mur il y a des photos de sa famille :
les vacances à la montagne, le barbecue, les trois ans du petit frère
Chez nous il n’y a pas de photo
juste des slogans et des tracts
tous ceux de tes combats que tu collectionnes comme des trophées

Bamby adore jouer aux Barbies
Moi pas trop
Mais pour lui faire plaisir je joue quand même

– Alors ici c’est la cuisine et dans le frigo il y a des tomates, des knackis, des melons...

De la gelée de marguerite !

– Ça n’existe pas. Il y a aussi des cornichons car Cynthia adore ça.

On peut l’appeler Josette ?

– C’est moche Josette. Cynthia, c’est mieux.

Okay

– Donc là c’est l’heure du dîner et Cynthia sert à son mari Bruno des cornichons et des knackis. « Bonsoir chéri, tu as passé une bonne journée ? » Vas-y tu fais Bruno.

« Salut chérie, j’ai combattu des dragons toute l’après-midi. J’ai les sourcils qui ont brûlé. Salauds de lézards ! Je suis crevé. »

– Bruno est banquier. Il ne peut pas combattre des dragons. Il compte les sous des clients.

Comme ton père ?

– Oui.

C’est pas drôle comme travail

– T’aimes pas l’argent peut-être ?

Si

– « Tiens chéri tes cornichons et tes knackis. Cet été j’ai pensé que nous pourrions aller en Ardèche. Nos enfants Valérie et Aïssa adorent les apéros-piscine »

« Ça te dit qu’on s’embrasse un peu, chérie ? »

– « Chéri ! Pas à table. C’est dégoûtant. Mange tes cornichons, chéri. »

« Tu es si belle chérie ! Fuguons sur Jupiter, chérie, où nous planterons des chênes centenaires. Nous ouvrirons, dans un cratère, mon amour, une boutique de combinaisons anti-gravité ! »

– Arrête, Voltairine !

« Tu préfères peut-être, ma belette, que nous achetions un cirque pour apprendre le tango aux lions ? »

– Arrête. Tu joues mal. C’est ma chambre, mes règles. Tu dois faire comme je dis.

Okay

– « Chéri, tu veux regarder quoi ce soir ? Plutôt Netflix plutôt Youtube ? »

« Y’aura des pop-corn ? »

– « Tu es au régime, chéri. Les pop-corn c’est trop gras. »

Ton père est au régime ?

– Ma mère trouve qu’il a du bide.

(…)


15.

– Mange tes patates, Voltairine.

Pas faim

– Allez, force-toi un peu, l’estomac vide ça donne le tournis.

Boris va mourir ?

– Tous les chiens meurent un jour. Boris aussi.

Il ira où pendant sa mort ?

– Je ne sais pas. Tu penses qu’il ira où toi ?

Ailleurs

– C’est loin, ailleurs ?

Aussi loin que Boris veut
Ça sera comme dans ses rêves les plus fous
Il y aura des chaussures mâchouillées
des mémés sur lesquelles aboyer
des sucres à gogo
et aussi un robot de toi
un robot de moi
pour ne pas trop qu’on lui manque

– …

C’est tête ailleurs de dire ça ?

– Je suis certaine que Boris s’y plaira beaucoup.

Et toi, tu iras où quand tu mourras ?

– Oh moi tu sais...

Dans ma tête

– Dans ta tête ?

Je te réserve une place dans ma tête
Pendant ta mort tu y seras au chaud
et tu pourras t’y énerver autant que tu veux

– Ça risque d’être fatigant.

Si j’en ai marre je fermerai mes neurones
ça sera comme fermer le loquet de la porte des cabinets

– Ma tête ailleurs.

On ne se quittera jamais

– Ma petite fille...

Haut