Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Personnages
Le collectif : Jan, Sila (d’origine turque), Uli, Eva, Neele
Autres personnages : Mathias, Bernd
Chœur
Le texte peut être joué par 7 à 11 personnes. Pour 7 acteurs, il y aurait dédoublement des rôles pour les parties chorales.
L’âge de tous les personnages est entre 18 et 25 ans.
Extrait, début
Devant le monde
Face à nous plusieurs jeunes gens. Ils ont dans la vingtaine.
JAN
Le jeune homme, à peine adulte. Il est là devant le monde.
Tous ces gens, la ville. Berlin.
Il est terrassé. Il faut choisir une voie, et lui n’en a aucune.
Quand il était au lycée il aurait pu y réfléchir, mais il ne pensait à rien. Il s’est laissé couler. Le rêve de devenir acteur ou musicien ; et puis plus rien. Il se sent d’une génération qui n’a pas eu lieu. "Une génération qui n’a pas eu lieu" pourrait être le titre d’une bonne chanson. Une chanson qu’il aurait pu écrire. Mais il n’a rien fait.
LA JEUNE ETUDIANTE (chantant)
"I remember when I was sixteen
the acid was tinged with red
fire magic in my head
walking around with heavy manners
Your’re going home in a fucking ambulance
There’s gonna be an accident"
JAN
Il est là à peine adulte
et il sent monter la peur
Bientôt il va se caser
Une situation le mariage
un boulot acceptable
Bientôt il sera un peu plus riche
Bientôt il sera installé
bientôt il fera partie de ces gens
qui ont ruiné ses parents
et qui les ont toujours méprisés
Bientôt son regard autrefois si affûté
va sémousser
Il n’écoutera plus si souvent
cette musique alternative
qu’il commence à trouver un peu naïve
Bientôt on le prendra un peu plus au sérieux
Et puis au bout du compte sa vie
n’aura été qu’une vie.
LE JEUNE HOMME
Moi je veux faire ce que font les autres. Seulement ça. Ce que font tous les autres. Avoir de l’argent, une situation, une voiture, acheter une maison. Un jour tu lis dans un magazine « Avec sa ligne sportive et le tempérament agile et joueur de son châssis, cette berline Lexus est entièrement dédiée au plaisir. » — et pendant une minute tu te dis "Oui, c’est aussi simple que ça".
LA FILLE DE
Aujourd’hui être Allemand, c’est avoir de l’argent. Je veux être Allemande. Je veux ça, le pouvoir de dépenser et d’acheter des trucs dont je n’ai rien à foutre. Mes parents ont un appartement monstrueusement trop grand, en hiver ils le chauffent jour et nuit, même quand ils ne sont pas là. Ils achètent plein de fruits bio au marché et ils en mettent partout dans la maison, "ça ajoute des couleurs" ils disent. Les fruits ils les laissent sécher sur les radiateurs et les remplacent quand ils sont pourris. Je veux comme eux pouvoir m’offrir cette putain de liberté d’ouvrir les fenêtres en hiver parce que l’appartement est surchauffé. Je veux m’offrir cette putain de liberté d’acheter bio pour nettoyer ma conscience de toutes ces affreuses dépenses que je fais jour par jour…
LA JEUNE REBELLE (SILA)
Nous sommes devenus de petits accumulateurs de capital. Nous capitalisons depuis la naissance. Tu n’es pas née, mais tes parents ont déjà pensé à tout. Ils veulent réussir ta vie. Connaissances, talents, santé physique, pouvoir d’achat, retraite confortable, sont les nouveaux biens que tu dois cumuler depuis ta naissance. Chaque enfant mis au monde est déjà le concurrent direct d’un autre enfant, en compétition sur le marché de la réussite. Nous devons réussir la vie de l’enfant. C’est un nouveau challenge : le gosse, il faut lui donner un maximum de chance, pour qu’il aille vers le bonheur maximum, pour que son capital bonheur augmente au maximum... Je suis un petit accumulateur de capital qui a grandi, et maintenant je vous emmerde au maximum !
L’APPRENTI DJIADISTE
Ils m’ont demandé si je voulais travailler comme terroriste. "La guerre sainte donnera un sens à ta vie". Ils envoient les jeunes dans les camps d’entraînement, en Egypte ou en Syrie — Quitte le rang des infidèles. Le djiad comblera le vide de ton existence.
LA JEUNE REBELLE (SILA)
Quand je pense au siècle dernier, même les enfants étaient politisés. En mercedes ils traversaient le siècle, un revolver à la ceinture, dans le coffre deux Kalash, un Mauser. Derrière eux s’effondraient les villes d’un occident promis à la ruine. Des rafales de mitraillettes écrivaient dans la nuit de Berlin leur dernière campagne d’alphabétisation : "Un porc est un porc. Tue la gangrène bourgeoise !" L’ABC de l’anti-capitalisme. Et maintenant ? Aujourd’hui, avoir de l’argent est devenu plus important que n’importe lequel des dix commandements.
LA JEUNE ETUDIANTE (chantant)
"Follow me down
down on the escalator
department stores
Friends like yours
your gonna get it sooner or later"
LA JEUNE REBELLE (SILA)
Où tu étais ?
Des présidents se sont succédé
des mesures ont été prises
qui ont décidé de la vie des gens
Au jour le jour l’esclavage consenti
les travailleurs jetables
Les cabinets ministériels ont creusé les sillons
d’un vaste plan d’irrigation
qui alimenterait pour longtemps
les courbes de la croissance
l’excédent budgétaire allemand
Leur engrais le sang des pauvres
Il fallait pour cela fabriquer de toutes pièces
une nouvelle pauvreté
qui entrerait dans le plan général
Ils ont promis que les privations
profiteraient à tous
Ils ont dit qu’ils étaient désolés
Et quand ils parlaient de sacrifices
ils disaient "nous"
d’une voix grave et solidaire
comme si la douleur les atteignait
eux aussi
JAN
Où tu étais Jan ?
Où tu étais tout ce temps ?
Tu regardais le film, tu assistais au spectacle.
Tu étais le spectateur de ce film ou de ce spectacle.
Et puis un jour tu te lèves et tu te rends compte
que tu ne fais pas partie du film,
non, le film ils le font sans toi
et toi tu n’as pas d’autre choix que de regarder. Regarder...
(…)
L’homme de verre
JAN
marchant, marchant dans cette ville qui semble ne jamais dormir, cette ville à perte de vue, lui le jeune homme encore rebelle marchant, la tête encore pleine de futurs, la tête encore furieusement pleine de désirs inassouvis, dans la ville qui ne dort jamais, marchant la nuit le jour jusqu’au bout de toutes ces questions irrésolues, avec l’idée furieuse de changer les choses, lui le jeune homme toujours rebelle marchant à la rencontre de toutes sortes de gens qui ne dorment pas eux non plus, des gens avec des envies furieuses de simplement survivre dans cette nuit et par ce froid, il les questionne, il les secoue, il leur demande des comptes, il en veut à tous de ne pas agir, il les incite à la révolte, mais eux, armés de la seule candeur de leur impuissance, de leurs limites, quel luxe auraient-ils à part celui de survivre ? Et lui qui cherche, qui cherche d’autres naufrages, la nuit, marche encore et questionne, celui-là qui est-il, cette famille avec ses rêves de confort matériel est-elle heureuse, ce vieil homme dans sa voiture de luxe après une vie de privations a-t-il atteint son but, et la nuit les avale comme elle avale ces millions d’âmes.
Rimbaud de la nuit berlinoise dans un siècle incompréhensible, le jeune homme parfois "doux comme une soeur des pauvres" est bon et charitable, il a des gestes d’une générosité un peu ridicule, mais il continue, il marche, trop de fièvre en lui, trop de désir d’agir et si peu d’actions, il n’a pas le temps, a-t-il une mission, un but, pourquoi se précipiter comme ça dans les rues comme un possédé, il n’a pas le temps, il doit trouver — tant de choses à comprendre, tant de choses à comprendre et une seule vie ! Il est à l’image de la ville, il ne dort jamais, il se laisse parfois rouler sur un trottoir, à bout de forces, serré dans sa veste usée, le cuir noir de l’asphalte qui lui colle à la peau, gant de bitume gorgé de pluie, il aime la sensation de cette seconde peau, mais il se lève aussitôt surpris de s’être livré un instant au sommeil et il reprend sa marche, sa course incessante à travers la ville, sait-il au juste ce qu’il cherche avec autant de fièvre ? Femme croisée dans la rue, le visage serré comme un poing, homme ivre tombant, son corps claquant contre la joue d’asphalte, visage en sang regardant au bout de son bras un sac plastique où les bouteilles d’alcool sont maintenant brisées, visage en sang et nez cassé mais ce couillon n’a même pas mal, non, s’il pleure ce n’est pas de douleur, mais de voir le vin qui dégouline de son sac, ses yeux fixés sur les bouteilles brisées, il n’a plus d’argent pour en acheter d’autres, et à cet instant je pense "ce n’était donc pas lui ce bruit de verre quand il est tombé, ce n’était pas lui le verre ?"
Mais je n’aurais jamais dû les écouter, tous ceux-là, avec leurs peines et leurs blessures, parce que maintenant il traine dans l’air comme une odeur de défaite, et on pourrait presque la toucher tellement elle est palpable, je les vois tous un par un, qui s’écroulent en silence — à l’intérieur cette maladie, autour de leurs pas cette matière qu’ils déplacent avec eux — je la sens maintenant l’odeur de la blessure que chaque bête dégage quand elle sait qu’elle n’en a plus pour très longtemps, et le monde n’est plus jamais aussi simple, une boiteuse et un ivrogne viennent vous enlever le peu d’ordre que vous aviez mis dans tout cela, partout la peur et la douleur, ça te rentre dans le corps parce que tu n’as soudain plus de peau, la femme dans la rue qui boitait, essayant de rendre digne une démarche toujours plus incertaine, les jambes se rebellant contre elle à chaque pas, la femme m’a enlevé ça aussi, la peau, et le sale malheur des autres me rentre tout entier dans la viande, et je voudrais que les deux parois de mon corps se rejoignent, que mes poumons finissent. Si seulement tu pouvais filtrer un peu toute l’horreur humaine qui se déverse maintenant en toi comme dans un entonnoir. Et tes amis aussi tu voudrais les tenir à distance, parce qu’ils entrent tellement en toi et te retournent avec leur problèmes personnels et toute la banalité de leur petites souffrances. L’air lui-même contient la maladie, partout la blessure... Les gens me semblent si peu préparés à ce qui vient.
Fantômes de l’opulence
sous-titre : "Réunion dans le local du collectif, au Beraten".
(…)
— Ils vont te renvoyer ton article direct.
— C’est vindicatif.
— Tellement juste en même temps.
— On ne peut pas publier ça.
— Pourquoi pas ?
— Le magazine ce sont des reportages concrets.
— Tu avais parlé de témoignages réels, où ils sont ?
— Oui, c’était fort les exemples que tu avais cité hier.
— C’est par là qu’il faudrait commencer.
— C’est des exploités que tu veux parler ou de ta propre haine ?
— Tu devrais trouver un moyen de te défouler autrement.
— Ou bien tu devrais mettre ça dans un livre. Comme un texte de combat.
— Oui, comme de la littérature.
JAN — Alors il sert à quoi votre magazine ?
— On a une autre façon de combattre.
JAN — C’est ma façon qui vous plait pas ? Dites-le tout de suite.
— Jan, ne le prends pas personnellement.
JAN — Et comment je dois le prendre ? Arrêtez de tourner autour du pot. Je vous gêne c’est ça.
— Qui a dit ça ?
JAN — Non, parce que, si c’est ça...
— C’est pas ça.
JAN — Je le vois bien que je dérange. Vous aviez déjà décidé avant même que je commence. De toute façon je n’ai jamais été le bienvenu ici.
ULI — C’est pas vrai Jan. Hein, dites-lui.
JAN — Laisse Uli. Faut pas forcer les choses.
EVA — Moi franchement ton article je le sens bien.
ULI — Tu vois Jan, y a pas que moi.
JAN, à Sila et Neele — Et vous deux, qu’est-ce qui vous dérange tellement ?
SILA — On serait aussi durs avec n’importe lequel d’entre nous. C’est une question d’honnêteté. Ton article nous ferait passer pour un groupe d’activistes qui prône la lutte armée et le terrorisme, c’est tout. Si tu veux aller sur ce chemin, rejoins tes potes du Black Block et laisse-nous agir à notre façon.
JAN — Le capitalisme est bien plus brutal qu’aucune de nos actions directes.
NEELE — Tu as rejoint le Black Block ?
JAN — J’en ai marre de vos jugements. Vous allez me faire un procès aussi.
NEELE — Tu es libre de suivre qui tu veux. Si tu veux être ultra-minoritaire, c’est ton choix. Nous on vise un public plus large.
SILA — Rappelle-toi les luttes des années 70, les gauchistes ont fini tous isolés. Le gouvernement n’a pas eu de mal à les couper du peuple. Pour les dirigeants, toutes ces actions violentes c’était du pain béni.
JAN — Alors bon sang on fait quoi ? On laisse ce système nous écraser, sans lever le petit doigt.
SILA — La violence n’a jamais servi que les intérêts des privilégiés, tu le sais bien. On leur donne juste le prétexte pour nous enfoncer encore plus.
NEELE — Il y a d’autres façons d’agir, bien plus efficaces, même si c’est moins spectaculaire.
SILA — On n’a pas décidé d’attendre le grand soir pour agir. On en a marre de fantasmer sur des révolutions qui ne viendront pas. On a choisi d’être une communauté alternative qui propose une autre façon de travailler ensemble, c’est notre façon à nous de ne pas "collaborer". On donne l’exemple ; c’est un moyen de refuser qu’ils choisissent toujours pour nous. Je sais ce que tu vas dire : pour eux on n’est qu’un produit de plus, une vitrine culturelle pour une "ville de gauche".
JAN — Depuis quand tu me piques mes slogans ?
SILA — Tu n’as pas le monopole de la contestation.
— On est pas des collabos, Jan. On résiste à notre façon.
JAN — Regarde, tu crois qu’on est si nombreux à lutter ensemble ? Aujourd’hui la solidarité internationale est seulement réservée aux riches. Ils ont gagné.
— Pour un moment peut-être.
— Mais on ne va pas baisser les bras.
JAN — Les gens n’y croient plus.
— Nous pouvons à notre échelle montrer des alternatives. Au lieu d’attendre, et de pondre des discours à l’infini.
— Attendre quoi, d’ailleurs ? Que le système s’effondre ? Il s’effondrera. Mais on crèvera sans doute avant lui.
— Partout en Europe, dans le monde les gens se regroupent, ils luttent, ils agissent.
JAN — Tu sais ce qui était écrit dans leur programme, au sommet néolibéral de Reagan et Thatcher au début des années 80 : "Il faut commencer par éliminer la contre-culture, puis réduire les dépenses liées à l’éducation, car un public moins instruit consomme davantage". Eh bien, nous y sommes. Ils ont brisé la contre-culture, ils ont verrouillé tous les contre-pouvoirs, ils ont abruti les gens, ils ont appauvri leur langage. Ils ont coupé leurs couilles ! Ils l’ont réussi leur programme.
ULI — Moi ton texte je l’approuve Jan. Je voterai pour.
EVA — Moi aussi.
JAN — Merci. Mais c’est plié de toute façon. Tous les autres voteront contre, n’est-ce pas ? Vous savez quoi, tout ça, tout ça oui j’y croyais encore hier, vous me direz je suis naïf peut-être mais j’avais encore comme une petite envie d’y croire à ce groupe et à tout le reste, alors que là hein vraiment, quoi, vous vous dites "Il fait encore son numéro" mais bordel non c’est pas ça. (Reprenant ses feuilles) Là-dedans j’y ai mis tout ce que j’ai...
(…)