Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Extrait du texte

La Veuve de Cancale
Parodie de la Veuve du Malabar

Acte I, scène I, p. 19
Le Bailli, seul

LE BAILLI
Le Bedeau, grand Colas, a terminé sa vie ;
Qu’on sache si sa Veuve à l’usage asservie,
Conformant sa conduite aux mœurs de nos climats,
Se prépare ce soir à passer dans mes bras ;
C’est une loi puissante, antique et générale
Dans tous les alentours du ressort de Cancale.

Acte I, scène II, p. 19
Le Bailli, le Greffier

LE BAILLI
Vous êtes mon élève, et j’en suis très content,
C’est moi qui vous ai appris à plumer un client,
Vous serez le premier des garçons de la noce.

LE GREFFIER
Quoi ! vous profiteriez d’une coutume atroce !
Et quand ? Lorsqu’en ces lieux chacun tremble pour soi,
La milice, à Cancale, a répandu l’effroi ;
Chacun d’un billet noir craint la funeste chance ;
L’amante d’un amant va déplorer l’absence ;
La mère vit son fils, d’un regard affligé,
S’éloigner d’un mousquet péniblement chargé.
Et vous, d’un triste hymen serrant le nœud critique,
Vous voudriez danser dans la douleur publique.

LE BAILLI
Qu’importe ! Lassana doit céder à son sort.
Pensez-vous que du sang dont on sait qu’elle sort...

LE GREFFIER
Faut-il siffler ainsi, pour nous parler en maître ?

LE BAILLI
Elle m’épousera, j’en suis certain.

LE GREFFIER
Peut-être.

LE BAILLI
Je dois en Magistrat faire parler la loi,
Surtout quand je suis sà»r qu’elle parle pour moi.
Veuf, je puis succéder au mari qui trépasse ;
Si la Veuve y répugne, elle en souffre, elle passe
Des jours tissus d’ennuis, on craint de l’approcher ;
Aucun du bout du doigt n’oserait la toucher,
Par ma main elle échappe à ce mépris injuste :
Greffier, j’en fais ma femme, et cet hymen auguste
Satisfait à la fois son orgueil et son cœur.

LE GREFFIER
Votre usage est barbare, et j’en hais la rigueur :
Épouser une femme au sortir d’esclavage,
C’est lui rafler tout net les profits du veuvage ;
On ne prend un mari que pour le perdre un jour,
La Veuve de l’hymen appartient à l’Amour.

LE BAILLI
Quand vous voudrez parler, commencez par vous taire,
Ou du moins attendez qu’un Bailli vous éclaire ;
Vous ne savez donc pas sous quel sceptre d’airain
L’usage impérieux courbe le genre humain.
L’Orient a des mœurs qu’ailleurs on juge infâmes.
Le grand Turc n’a qu’un cœur, le grand Turc a cent femmes ;
Un sérail rigoureux renferme leurs appas,
Gardés par des Messieurs, qui pourtant n’en sont pas ;
Et jamais ces beautés, quoique leur cœur soupire,
Ne mettent sur son front les armes de l’Empire ;
C’est le nombre d’amants qui distingue au Japon ;
En courtisant sa femme on honore un Lapon ;
Mis en communauté, la femme au bord du Gange
Circule ainsi que l’or, et se troque et s’échange ;
Et sans aller plus loin, apprenez qu’à Paris,
Les amants sont reçus sans fâcher les maris.

Acte I, scène III, p. 22
Le Bailli, un Procureur, le Greffier

LE BAILLI
Procureur étonnant, car vous êtes honnête,
Qu’allez-vous m’annoncer ?

LE PROCUREUR
Seigneur, la Veuve est prête ;
Et vous l’épouserez sitôt qu’il vous plaira.

LE BAILLI
Elle en parle à son aise, allons, conduisez-la
Chez le Notaire ; et vous, suppôt de la chicane,
Du Coutumier Breton, infatigable organe,
Maintenez cette loi qui réserve au Bailli.

LE GREFFIER
N’y comptez pas, Seigneur, quand j’ai dit oui, c’est oui ;
Je déteste une loi que la raison abhorre ;
Vous épouser, Bailli, c’est être Veuve encore,
C’est l’être avec des fers ; je ne souffrirai pas
De vous voir par l’hymen annuler tant d’appas.
Un contrat doit-il être un acte involontaire ?
C’est pour tester, Bailli, qu’il vous faut un notaire.

LE BAILLI
J’écoute, et c’est beaucoup, ne me répliquez plus.
Exécutez, Greffier, mes ordres absolus,
La loi veut, il suffit ; courbez-vous devant elle,
Soyez humble, du moins, si vous n’êtes fidèle.

Acte I, scène IV, p. 23
Le Bailli, un Valet de chambre

LE BAILLI
Quel sujet si pressant vous amène vers nous ?

LE VALET
L’ordre de Monseigneur.

LE BAILLI
Eh bien ! qu’annoncez-vous ?

LE VALET
Il pense...

LE BAILLI
Il a cela de plus que beaucoup d’autres.

LE VALET
Pour ses intérêts donc, ainsi que pour les vôtres,
Il croit qu’il conviendrait de différer ces nœuds ;
La milice, en effet, est contraire à vos feux ;
Brisefer est en route ; on craint que ses recrues
De héros tout frais faits, peuplant au loin les rues,
Ne gênent un hymen dont on murmure un peu.

LE BAILLI
J’obéis à regret, qu’on le lui dise. Adieu.


Richard
Parodie de Richard III

Scène II, p. 59
Richard, Élizabeth, Catesby

RICHARD, court au-devant d’elle
Air : Belle rose, etc.
Belle Brune que j’adore...

ÉLIZABETH
Air : Toujours va qui danse
Tyran que je hais, n’attends rien.

RICHARD
Pourquoi, tyran que j’aime ?

ÉLIZABETH
Ma haine est immortelle.

RICHARD
Eh bien,
Mon amour tout de même.

ÉLIZABETH
Si tout le mal que je te veux...

RICHARD
L’aveu n’est pas honnête.

ÉLIZABETH
Qu’il éclate au moins dans mes vœux.

RICHARD
Gardez-les pour ma fête.

ÉLIZABETH
Air : Que ne suis-je la fougère.
Que ne puis-je en ombre affreuse,
Sortant du fond des tombeaux,
Entrer pâle et ténébreuse,
Dans les plis de tes rideaux.

RICHARD
Ma chère enfant, la nuit sombre,
Permet tout à la frayeur,
Et j’irais chiffonner l’ombre,
Pour me guérir de la peur.

ÉLIZABETH
Même air.
Au sommeil, lorsqu’il t’enchaîne,
Je t’arracherais.

RICHARD
Tout doux !
Babet n’aurait pas grand peine,
Car je dors comme un jaloux.

ÉLIZABETH
Même air.
Ceux que ta main assassine,
Rappelés des sombres bords...

RICHARD
En effet, c’est une mine
À ressusciter des morts.

Air : Fanfare de Saint-Cloud.
En deux mots, daignez m’entendre,
Oubliez Richmond pour moi :
Richmond n’est que jeune et tendre ;
Moi, j’ai l’honneur d’être Roi.
Quand un amant sur le trône,
D’un sceptre nous fait cadeau ;
L’amour, contre une couronne,
Peut bien troquer son bandeau.

ÉLIZABETH
De quel droit m’offres-tu mon bien ?

RICHARD
Belle demande ! Du droit du plus fort.

Air : Roulant ma brouette.
Tous, tant que nous sommes,
Ce droit nous soutient ;
Nous autres grands hommes,
Tout nous appartient.
Moi j’ai pu tout prendre,
Sans rien ménager,
Et c’est assez rendre,
Que de partager.

ÉLIZABETH
Air : Rendez-moi mon écuelle de bois.
Rends-moi mes parents égorgés
Par tes mains criminelles ;
Rends-moi mes amis outragés
Dans tes prisons cruelles...

RICHARD
Que de restitutions !...

ÉLIZABETH
Suite de l’air.
Rends ces Généraux,
Ces Héros,
Tombés sous tes Bourreaux.
Fidèles.

RICHARD
Quoi ! mon cœur,
Toujours de l’humeur !
Et pour des bagatelles.
Tenez, mettons de côté mes petits torts, et parlons de mon amour.

Air : Pierrot revenant du moulin.
Du jour où ce minois mutin Bis
Se rencontra dans mon chemin ;
Mon cœur s’enfla,
L’orgueil l’enfla,
La toure lourifa.

ÉLIZABETH
Mais arrêtez donc,
Finissez donc,
Laissez ça là.
Jamais Tyran ne me couronnera.

RICHARD, sérieusement
Air : Nous nous marierons dimanche.
J’ai des procédés,
Mais vous m’excédez,
À la fin, moi je tranche ;
Je suis tout rond,
Et ma façon
Est franche.
Concluons donc
L’hymen où mon
Cœur penche,
Réfléchissez-y
Jusqu’à Samedi ;
Nous nous marierons Dimanche.

Scène III, p. 63
Élizabeth, Marguerite

ÉLIZABETH
Air : Ah ! Le bel oiseau, etc.
Ce cruel tyran,
Maman,
Prétend que je sois sa femme ;
Ah ! J’aimerais mieux, maman,
Rester fille encore un an.
Mais que dit-on de Richmond ?

MARGUERITE
Air : De la baronne.
Dans la Gazette,
On dit qu’il part,
Qu’il joint Richard.
Ce bruit m’alarme et m’inquiète,
Car chacun le croit,
Quoiqu’il soit
Dans la Gazette.

ÉLIZABETH
Air : Comme v’là qu’est fait.
Que ma douleur serait amère !
Car je l’aime assez tendrement.

MARGUERITE
Ma chère enfant, moi, je suis mère ;
C’est bien un autre attachement :
Et si jamais ce fils que j’aime...
On entre ici,
Qu’est-ce ceci,
Qu’aperçois-je ? Stanley lui-même !

ÉLIZABETH
Comment Stanley ! mais en effet...

TOUS DEUX ENSEMBLE
Comme il est fait,
Comme il est fait.


Le Roi Lu
Parodie du Roi Lir ou Léar

Scène I, p. 111
Osval, le Duc de Cornailles

OSVAL
Pourquoi dans ces forêts, au pied de ces murailles,
Rencontrai-je aujourd’hui le fier Duc de Cornailles ?

CORNAILLES
Ce bois sert de retraite à tous les mécontents.
Ils y sont réunis, Osval ; je les attends.
D’ailleurs on y verra, du moins chacun l’augure,
De grands événements : malgré moi j’y figure.
[Et comme il eà»t fallu, pour qu’en effet j’y sois,
Transporter en ces lieux ma capitale ou moi,
J’embrasse le parti qui m’a paru plus sage ;
Je viens moi-même : et toi d’un important message
Rends-moi compte.]

OSVAL
Seigneur, Lu d’éclat dépouillé
Regrette le Théâtre où sa gloire a brillé ;
Il baille, sans honneur, à la cour de sa fille
Étranger à peu près, au sein de sa famille
Moraliste chagrin, ou conteur ennuyeux,
Lassé de n’être rien, et surtout d’être vieux.

CORNAILLES
De ses regrets tardifs la douleur m’est égale.
J’ai bien payé le trône en épousant Régale ;
De ces deux marchés-là, le meilleur, à mon gré,
Ce n’est pas elle. Enfin je règne et régnerai.
J’entends du bruit. On vient : ce sont des personnages,
Dont tu peux ignorer les noms et les visages.
Si, comme il est croyable, [ils sont intéressants,
Ils sont assez nombreux pour être embarrassants :]
Je t’apprendrai leurs noms, ils n’auront rien à dire :
C’est autant de gagné.

Scène II, p. 112
Cornailles, Osval, Linot, Des Égards, Régale, le Duc d’Albanie

CORNAILLES
D’abord, et j’en soupire,
C’est ma douce moitié, fille aussi du Roi [Lu.]

OSVAL
Bon !

CORNAILLES
Entre elle et sa sœur un complot résolu
Fit chasser l’autre sœur qu’on appelait Rémonde,
Et qui, pour se former, court aujourd’hui le monde ;
Assez joli sujet, quoi que la Cour ai dit.
Le Duc est mon beau-frère ; il n’est pas sans esprit :
Vendrille est son épouse, et tant pis : car la Dame
En méchants procédés l’emporte sur ma femme.
Linot et Des Égards sont deux fils de Kinkin,
Que [Lu], qu’il chérissait, traita comme un faquin :
Car [Lu s’est mal conduit, ses amis en conviennent,]
Et je crois qu’ils ont tort.

Au Duc, à Régale.

Vos désirs me préviennent :
J’allais vous voir : rentrons, pour laisser sans effroi
Ces deux jeunes Seigneurs conjurer contre moi.

Scène III, p. 113
Des Égards, Linot

DES ÉGARDS
Ah ! des trois sœurs Rémonde est la plus malheureuse ;
Mon frère, sais-tu bien son aventure affreuse ?

LINOT
Oui, mon frère, [à la Cour je l’entends raconter.]

DES ÉGARDS
[En ce cas permets-moi de te la répéter.]

LINOT
Dis.

DES ÉGARDS
Rémonde a pour sœur et Régale et Verdrille,
Puisque du Roi leur père elle est aussi la fille.
Promise au jeune Ulric, Monarque des Danois,
Elle allait épouser le plus joli des Rois,
Quand Régale et Verdrille, en secret réunies,
Forgent, en bonnes sœurs, d’horribles calomnies
Contre elle : on rompt l’hymen, et Rémonde y souscrit.
Le bon Roi l’adorait, le bon Roi la proscrit.
À la Princesse errante en cet état funeste
J’offre de ce rocher l’appartement modeste :
Elle est là ; mais [motus ! le Tyran n’en sait rien,]
Quoiqu’il en soit tout près.

LINOT
Cela m’étonne bien.

DES ÉGARDS
Je le crois ; mais enfin jure-moi...

LINOT
Je le jure.

DES ÉGARDS
Promets de prendre en main sa cause et son injure.

LINOT
Combien sommes-nous donc ?

DES ÉGARDS
Nous deux d’abord ; et puis
Je possède un secret.

LINOT
Dis-le moi.

DES ÉGARDS
Je le puis.

Confidemment.

Le tyran nous battra ; j’en suis sà»r ; je l’espère.

LINOT
Ton espoir n’est pas gai.

DES ÉGARDS
Dans ce malheur prospère
Il nous prend, nous enchaîne ; et c’est là que j’attends
Et le Duc de Cornailles et tous ses combattants.
[Je terrasse, enchaîné, ses forces effrayées ;
Je triomphe toujours quand j’ai les mains liées.]

LINOT
Allons, mon frère, allons, tu te moques de moi.

DES ÉGARDS
Permets-moi seulement de compter sur ta foi.

LINOT
Soit.

DES ÉGARDS
À propos le Duc a rappelé mon père.

LINOT
Comment se pourrait-il ? [Au Duc toujours contraire
Mon Père est du Roi] Lu [l’incorruptible ami ;
Le Duc rappellerait son plus grand ennemi ?]

DES ÉGARDS
C’est que tous les Tyrans, condamnés aux bévues,
Raisonnent sobrement leurs projets et leurs vues :
Ce soin-là n’est pas fait pour les embarrasser :
Profitons-en d’ailleurs ; et courons l’embrasser.
Le voici.

[Entre crochets figurent des commentaires sur les fautes dramaturgiques de Ducis.]

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