Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Extrait du texte

Acte I, Scène I, p. 23

Césène, Iradan

CÉSÈNE
Je suis las de servir. Souffrirons-nous, mon frère,
Cet avilissement du grade militaire ?
N’avez-vous avec moi, dans quinze ans de hasards,
Prodigué votre sang dans les camps des Césars
Que pour languir ici loin des regards du maître,
Commandant subalterne et lieutenant d’un prêtre ?
Apamée à mes yeux est un séjour d’horreur.
J’espérais près de vous montrer quelque valeur,
Combattre sous vos lois, suivre en tout votre exemple ;
Mais vous n’en recevez que des tyrans d’un temple ;
Ces mortels inhumains, à Pluton consacrés,
Dictent par votre voix leurs décrets abhorrés :
Ma raison s’en indigne, et mon honneur s’irrite
De vous voir en ces lieux leur premier satellite.

IRADAN
Ah ! des mêmes chagrins mes sens sont pénétrés ;
Moins violent que vous, je les ai dévorés :
Mais que faire ? et qui suis-je ? un soldat de fortune ;
Né citoyen romain, mais de race commune,
Sans soutiens, sans patrons, qui daignent m’appuyer,
Sous ce joug odieux il m’a fallu plier.
Des prêtres de Pluton, dans les murs d’Apamée,
L’autorité fatale est trop bien confirmée :
Plus l’abus est antique, et plus il est sacré ;
Par nos derniers Césars on l’a vu révéré.
De l’empire persan l’Oronte nous sépare ;
Gallien veut punir la nation barbare
Chez qui Valérien, victime des revers,
Chargé d’ans et d’affronts, expira dans les fers.
Venger la mort d’un père est toujours légitime.
Le culte des Persans à ses yeux est un crime.
Il redoute, ou du moins il feint de redouter
Que ce peuple inconstant, prompt à se révolter,
N’embrasse aveuglément cette secte étrangère,
A nos lois, à nos dieux, à notre État, contraire ;
Il dit que la Syrie a porté dans son sein
De vingt cultes nouveaux le dangereux essaim,
Que la paix de l’empire en peut être troublée,
Et des Césars un jour la puissance ébranlée :
C’est ainsi qu’il excuse un excès de rigueur.

CÉSÈNE
Il se trompe ; un sujet gouverné par l’honneur
Distingue en tous les temps l’État et sa croyance.
Le trône avec l’autel n’est point dans la balance.
Mon cœur est à mes dieux, mon bras à l’empereur.
Eh quoi ! si des Persans vous embrassiez l’erreur,
Aux serments d’un tribun seriez-vous moins fidèle ?
Seriez-vous moins vaillant ? Auriez-vous moins de zèle ?
Que César à son gré se venge des Persans ;
Mais pourquoi parmi nous punir des innocents ?
Et pourquoi vous charger de l’affreux ministère
Que partage avec vous un sénat sanguinaire ?

IRADAN
On prétend qu’à ce peuple il faut un joug de fer,
Une loi de terreur, et des juges d’enfer.
Je sais qu’au Capitole on a plus d’indulgence ;
Mais le cœur en ces lieux se ferme à la clémence :
Dans ce sénat sanglant les tribuns ont leur voix ;
J’ai souvent amolli la dureté des lois ;
Mais ces juges altiers contestent à ma place
Le droit de pardonner, le droit de faire grâce.

CÉSÈNE
Ah ! laissons cette place et ces hommes pervers.
Sachez que je vivrais dans le fond des déserts
Du travail de mes mains, chez un peuple sauvage,
Plutôt que de ramper dans ce dur esclavage.

IRADAN
Cent fois, dans les chagrins dont je me sens presser,
A ces honneurs honteux j’ai voulu renoncer ;
Et, foulant à mes pieds la crainte et l’espérance,
Vivre dans la retraite et dans l’indépendance ;
Mais j’y craindrais encore les yeux des délateurs :
Rien n’échappe aux soupçons de nos accusateurs.
Hélas ! vous savez trop qu’en nos courses premières
On nous vit des Persans habiter les frontières ;
Dans les remparts d’Émesse un lien dangereux,
Un hymen clandestin nous enchaîna tous deux :
Ce nœud saint par lui-même est par nos lois impie,
C’est un crime d’État que la mort seule expie ;
Et contre les Persans César envenimé
Nous punirait tous deux d’avoir jadis aimé.

CÉSÈNE
Nous le mériterions. Pourquoi, malgré nos chaînes,
Avons-nous combattu sous les aigles romaines ?
Triste sort d’un soldat ! docile meurtrier,
Il détruit sa patrie et son propre foyer
Sur un ordre émané d’un préfet de prétoire ;
Il vend le sang humain ! c’est donc là de la gloire !
Nos homicides bras, gagés par l’empereur,
Dans des lieux trop chéris ont porté leur fureur.
Qui sait si, dans Émesse abandonnée aux flammes,
Nous n’avons pas frappé nos enfants et nos femmes ?
Nous étions commandés pour la destruction ;
Le feu consuma tout ; je vis notre maison,
Nos foyers enterrés dans la perte commune.
Je ne regrette point une faible fortune ;
Mais nos femmes, hélas ! nos enfants au berceau !
Ma fille, votre fils, sans vie et sans tombeau !
César nous rendra-t-il ces biens inestimables ?
C’est de l’avoir servi que nous sommes coupables ;
C’est d’avoir obéi quand il fallut marcher
Quand César alluma cet horrible bà»cher ;
C’est d’avoir asservi sous des lois sanguinaires
Notre indigne valeur et nos mains mercenaires.

IRADAN
Je pense comme vous, et vous me connaissez ;
Mes remords par le temps ne sont point effacés.
Mon métier de soldat pèse à mon cœur trop tendre ;
Je pleurerai toujours sur ma famille en cendre ;
J’abhorrerai ces mains qui n’ont pu les sauver ;
Je chérirai ces pleurs qui viennent m’abreuver :
Nous n’aurons, dans l’ennui qui tous deux nous consume,
Que de nuits de douleur et des jours d’amertume.

CÉSÈNE
Pourquoi donc voulez-vous de nos malheureux jours,
Dans ce fatal service, empoisonner le cours ?
Rejetez un fardeau que ma gloire déteste ;
Demandez à César un emploi moins funeste :
On dit qu’en nos remparts il revient aujourd’hui.

IRADAN
Il faut des protecteurs qui m’approchent de lui ;
Percerai-je jamais cette foule empressée,
D’un préfet du prétoire esclave intéressée,
Ces flots de courtisans, ce monde de flatteurs,
Que la fortune attache aux pas des empereurs,
Et qui laisse languir la valeur ignorée,
Loin des palais des grands, honteuse et retirée ?

CÉSÈNE
N’importe, à ses genoux il faudra nous jeter ;
S’il est digne du trône, il doit nous écouter.


Acte III, Scène I, p. 57

Le jeune Arzémon, Mégatise

LE JEUNE ARZÉMON
Je marche dans ces lieux de surprise en surprise :
Quoi ! c’est toi que j’embrasse, ô mon cher Mégatise !
Toi, né chez les Persans, dans notre loi nourri,
Et de mes premiers ans compagnon si chéri,
Toi, soldat des Romains !

MÉGATISE
Pardonne à ma faiblesse ;
L’ignorance et l’erreur d’une aveugle jeunesse,
Un esprit inquiet, trop de facilité,
L’occasion trompeuse, enfin la pauvreté,
Ce qui fait les soldats égara mon courage.

LE JEUNE ARZÉMON
Métier cruel et vil ! méprisable esclavage !
Tu pourrais être libre en suivant tes amis.

MÉGATISE
Le pauvre n’est point libre ; il sert en tout pays.

LE JEUNE ARZÉMON
Ton sort près d’Iradan deviendra plus prospère.

MÉGATISE
Va, des guerriers romains, il n’est rien que j’espère.

LE JEUNE ARZÉMON
Que dis-tu ? Le tribun qui commande en ce fort
Ne t’a-t-il pas offert un généreux support ?

MÉGATISE
Ah ! crois-moi, les Romains tiennent peu leur promesse :
Je connais Iradan ; je sais que dans Émesse,
Amant d’une Persane, il en avait un fils ;
Mais apprends que bientôt, désolant son pays,
Sur un ordre du prince il détruisit la ville
Où l’amour autrefois lui fournit un asile.
Oui, les chefs, les soldats, à nuire condamnés,
Font toujours tous les maux qui leur sont ordonnés :
Nous en voyons ici la preuve trop sensible
Dans l’arrêt émané d’un tribunal horrible ;
De tous mes compagnons à peine une moitié
Pour l’innocente Arzame écoute la pitié,
Pitié trop faible encore, et toujours chancelante !
L’autre est prête à tremper sa main vile et sanglante
Dans ce cœur si chéri, dans ce généreux flanc,
A la voix d’un pontife altéré de son sang.

LE JEUNE ARZÉMON
Cher ami, rendons grâce au sort qui nous protège ;
On ne commettra point ce meurtre sacrilège :
Iradan la soutient de son bras protecteur,
Il voit ce fier pontife avec des yeux d’horreur,
Il écarte de nous la main qui nous opprime.
Je n’ai plus de terreur, il n’est plus de victime ;
De la Perse à nos pas il ouvre les chemins.

MÉGATISE
Tu penses que, pour toi, bravant ses souverains,
Il hasarde sa perte ?

LE JEUNE ARZÉMON
Il le dit, il le jure ;
Ma sœur ne le croit point capable d’imposture :
En un mot nous partons. Je ne suis affligé
Que de partir sans toi, sans m’être encore vengé,
Sans punir les tyrans.

MÉGATISE
Tu m’arraches des larmes.
Quelle erreur t’a séduit ? de quels funestes charmes,
De quel prestige affreux tes yeux sont fascinés !
Tu crois qu’Arzame échappe à leurs bras forcenés ?

LE JEUNE ARZÉMON
Je le crois.

MÉGATISE
Que du fort on doit ouvrir la porte ?

LE JEUNE ARZÉMON
Sans doute.

MÉGATISE
On le trahit ; dans une heure elle est morte.

LE JEUNE ARZÉMON
Non, il n’est pas possible ; on n’est pas si cruel.

MÉGATISE
Ils ont fait devant moi le marché criminel ;
Le frère d’Iradan, ce Césène, ce traître,
Trafique de sa vie, et la vend au grand-prêtre :
J’ai vu, j’ai vu signer le barbare traité.

LE JEUNE ARZÉMON
Je meurs !... Que m’as-tu dit ?

MÉGATISE
L’horrible vérité.
Hélas ! elle est publique, et mon ami l’ignore !

LE JEUNE ARZÉMON
Ô monstres ! ô forfaits !... Mais non, je doute encore...
Ah ! comment en douter ? mes yeux n’ont-ils pas vu
Ce perfide Iradan devant moi confondu ?
Des mots entrecoupés suivis d’un froid silence,
Des regards inquiets que troublait ma présence,
Un air sombre et jaloux, plein d’un secret dépit ;
Tout semblait en effet me dire : il nous trahit.

MÉGATISE
Je te dis que j’ai vu l’engagement du crime,
Que j’ai tout entendu, qu’Arzame est leur victime.

LE JEUNE ARZÉMON
Détestables humains ! quoi ! ce même Iradan...
Si fier, si généreux !

MÉGATISE
N’est-il pas courtisan ?
Peut-être il n’en est point qui, pour plaire à son maître,
Ne se chargeât des noms de barbare et de traître.

LE JEUNE ARZÉMON
Puis-je sauver Arzame ?

MÉGATISE
En ce séjour d’effroi
Je t’offre mon épée, et ma vie est à toi.
Mais ces lieux sont gardés, le fer est sur sa tête,
De l’horrible bà»cher la flamme est toute prête ;
Chez ces prêtres sanglants nul ne peut aborder...
L’arrêtant.
Où cours-tu malheureux ?

LE JEUNE ARZÉMON
Peux-tu le demander ?

MÉGATISE
Crains tes emportements ; j’en connais la furie.

LE JEUNE ARZÉMON
Arzame va mourir, et tu crains pour ma vie !

MÉGATISE
Arrête ; je la vois.

LE JEUNE ARZÉMON
C’est elle-même.

MÉGATISE
Hélas !
Elle est loin de penser qu’elle marche au trépas.

LE JEUNE ARZÉMON
Écoute, garde-toi d’oser lui faire entendre
L’effroyable secret que tu viens de m’apprendre ;
Non, je ne saurais croire un tel excès d’horreur.
Iradan !

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