Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

[p. 17]

Station 4

Chœur des habitants d’Aigues-Mortes, un soldat, le Lieutenant du Roi, Marie, l’Abbé.

Le soldat. - J’amène cette fille depuis Privas. Son frère est ce pasteur que nous poursuivons depuis des années, qui prêche dans les villages du Haut Pays et se cache dans la montagne.

Chœur des habitants d’Aigues-Mortes. - Qu’elle est jeune ! Une enfant ! Si jeune, si frêle, et déjà mise aux fers ! Pourtant, Elle n’est en rien coupable pour son frère !...

Le soldat. - Elle a été trouvée en possession d’une bible hérétique.

Le Lieutenant du Roi. - On sait ce qu’il en est ! Dans ces villages, tous des parpaillots endurcis ! On se rassemble pour prier Dieu, puis, quand on est en force, on tombe sur les soldats du Roi. Dix ans que nous courons après son frère ! Et son père : un fameux converti qui trompe son monde depuis un demi siècle ! Celle-là ne vaut guère mieux... Comme eux elle se rit, et de Dieu, et du Roi !

Marie. - Oh, Monsieur ! Je crains Dieu. Je crains Dieu et j’aime mon Roi.

Le Lieutenant du Roi. - Hé bien, si tu crains Dieu, va demander pardon aux pieds de la Sainte Vierge pour tes errements passés et signe cette déclaration. Le Roi, tu pourras l’aimer autant que tu voudras, puisque dans sa grande miséricorde, il t’accorde sa grâce. Signe là et tu es libre !

(Rumeur d’approbation du chœur)

Le Lieutenant du Roi, il lit. - « Moi, Marie D., je renonce désormais aux pratiques sacrilèges de la Religion Prétendument Réformée et m’en remets, pour l’affaire de la foi, aux ministres désignés de notre sainte Eglise catholique, apostolique et romaine. »
(Il présente théâtralement plume et déclaration à Marie. Elle lit et reste comme pétrifiée. Le Lieutenant du Roi l’observe.)

Le chœur. - Pourquoi hésite-t-elle ? Rien de compromettant Dans cet écrit. Trouve-t-elle quelque chose à redire ?

Marie. - Oh, mon Dieu, je ne veux pas faire outrage à mon Roi, qui est mon souverain sur cette terre... (Elle pleure.)

Le Lieutenant du Roi. - Signe, le Roi ne sera plus outragé. Quant à Dieu, je t’assure que ses affaires ne s’en porteront pas plus mal !

Le chœur. - Signe ! Quelle affaire ! Puisque le Roi s’en satisfait ! Dieu n’y verra point malice !

Marie, elle pleure. - œ mon dieu, je ne suis pas une hérétique !

Le coryphée. - Qui a dit que tu l’étais ? Il s’agit seulement de renoncer aux pratiques sacrilèges.

Marie. - C’est mensonge d’en accuser notre religion !

Le coryphée. - Elle n’a pas de pratiques sacrilèges ?

Marie. - Non, elle n’en a pas !

Le coryphée. - Il est donc bien facile d’y renoncer, puisqu’elle n’en a pas !

Le chœur. - Puisqu’elle n’en a pas ! Signe, petite ! Dieu n’y verra point malice !

Marie, elle pleure. - Devant Dieu, c’est un mensonge. À Dieu, je ne veux faire outrage...

Le Lieutenant du Roi. - Sacredieu ! Je vous le dis : tous les mêmes, ces parpaillots ! Autant enseigner le bon sens à une bourrique !

Le chœur. - Pourquoi affronter sa colère ? Signe ! Il n’y a pas de honte À s’incliner devant la force.

Le Lieutenant du Roi. - Un beau brin de fille, cette entêtée !... Écoute-moi encore. Regarde la Tour. La Tour du Roi ! Vingt coudées de muraille ! Vingt coudées entre toi et le ciel ! Entre toi et la lumière ! Entre toi et la vie ! Mets un pied là-dedans et tu n’en sors plus ! Mets un pied là-dedans et tu entres à jamais dans ton tombeau !

Le chœur. - Signe, mais signe donc ! Ne te laisse pas emmurer. Tu es trop jeune, trop frêle Pour consentir un tel choix !

(Marie reste comme pétrifiée. Entre l’Abbé.)

Le Lieutenant du Roi. - À pic, l’Abbé, tu sais parler aux filles ! Dis-lui ce qu’est cette Tour et comme on n’en sort pas.

L’Abbé. - Une huguenote ? Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? Jetez-la à la Tour !

Le Lieutenant du Roi. - Un peu de charité, « Monseigneur ». Eu égard à son jeune âge...

L’Abbé. - Elle est jeune ? Hé bien, je ne lui donne pas un an pour devenir vieille, à la Tour ! Quand elle sera mêlée à ce troupeau de femelles puant l’aigre, privée de lumière, exposée au froid, à la faim, à la vermine, je ne lui donne pas un mois pour se mettre au rang de vilenie des autres ! Ton regret sera de courte durée, mon bon La Fare ! (Il lit la déclaration.) Ce n’est que cela ? Ma belle, attrape la plume qu’on te tend avec tant d’humanité et signe presto. Quand tu sauras ce qu’est vraiment cette Tour, quelle horreur c’est, il sera trop tard.
(Il met la plume dans la main de Marie et la lui tient dans la main. Un temps
Marie pousse un cri et dégage sa main, comme si elle était brûlée.)

L’Abbé, furieux. - On voit à qui on a affaire ! Un ange au dehors, une criminelle endurcie à l’intérieur ! À la Tour ! À la Tour !

Le Lieutenant du Roi. - Signe ou c’est la Tour ! Signe !

Le chœur. - Signe et échappe à la Tour ! Signe !

(Marie reprend la plume en tremblant et s’approche de l’écritoire. Puis elle lâche la plume en pleurant.)

Marie. - Oh, tuez-moi ! Tuez-moi comme une criminelle ! Mais ne me demandez pas d’offenser mon Dieu...

L’Abbé. - Offenser son Dieu, c’est bien cela ! Nous, ministres de l’Église, nous sommes de faux serviteurs du Seigneur ! Pires que des païens, qui sont seulement ignorants de Dieu, nous sommes des imposteurs ! C’est cela, que proclame votre Religion Prétendument Réformée ! Nous perdons notre temps, Lieutenant.
(Il déchire la déclaration. Le Lieutenant du Roi fait signe au soldat qui se poste près de Marie. L’Abbé et le Lieutenant du Roi, en sortant ) :

Le Lieutenant du Roi. - Quel gâchis... Au moins, qu’on en fasse des filles à soldats...

L’Abbé, decrescendo. - Même ce plaisir-là, elles nous le pervertiraient, mon cher. Aucune d’elle ne vaudra jamais une putain catholique qui crie " Jésus ! " à l’éjaculatio...

Le chœur. - Trop tard, malheureuse... Il te faut finir dans la Tour. Si jeune, si frêle !
Oh, ce mal qui t’est fait, Tu aurais pu l’écarter ! Et c’est toi-même aussi Qui te le fais !

Marie. - Adieu ma vie Adieu la lumière et le ciel œ mon ciel de lumière tremblante Ciel changeant lumineux et profond Où l’aigle est comme un point Projeté hors du monde Adieu le torrent grêle Les champs de bruyère la forêt familière Et ses senteurs de pluie Quand le soleil renaît Ce mal qui m’est fait Non Je ne l’ai pas choisi Je ne l’ai pas choisi Non plus cette clarté en moi Qui me conduit à vous Mes compagnes d’infortune Adieu ma vie, adieu Père des esprits Je me remets en Toi.

[p. 33]

Station 9 - Giordano Caffaro

Mère, dans nos montagnes, la vie ne nous épargne pas, cela, tu le sais mieux que n’importe qui, mais avec ce que j’ai à te raconter, j’ai peur que tes yeux éclatent de souffrance.
Vittorio a été tué, là, en France, où nos faisions notre campagne du sel. Moi, je suis blessé et enfermé avec d’autres camarades dans une tour forte de la ville. J’attends que les gendarmes nous amènent à la gare et après, je rentrerai chez nous. Tu dois te demander quel crime nous avons tous commis. C’est encore pire que cela.
C’est comme si nous avions été maudits. Maudits et livrés à une bête pleine de gueules armées de crocs, comme on en raconte chez nous à la San Giorgio. Mais là, Vittorio est mort, et avec lui, dix des nôtres ont été massacrés. Je ne sais pas combien sont blessés, moi, on m’a pansé et maintenant, ça va.
Mère, les mots me manquent pour te dire ce qui s’est passé, car ce sont l’angoisse et la terreur qui me viennent à la gorge.
Imagine-toi. Le travail ici est dur : remuer tout ce sel sous le plein soleil. Mais nous aussi, on est dur à la tâche. Avec les Français, ça se passait pas trop mal. C’est vrai qu’ils nous reprochent de leur prendre le travail et parfois, ça fait tourner à l’aigre les querelles. Il y a des bons et des mauvais coucheurs comme partout. Mère, je n’arrive pas à te dire comment cela a pu se passer. Il n’y a pas de raisons pour lesquelles cela se soit passé.
Nous étions dans nos baraquements de la Fangouse et nous attendions les Français pour commencer le travail.
À la place, ce sont les gendarmes qui sont arrivés, ils nous ont demandé de nous préparer à partir, sans que nous ne comprenions rien. Une troupe de Français est arrivée peu après et a commencé à jeter des pierres. On est parti tout de même avec les gendarmes et au début, il n’y a pas eu trop de dégât. Mais plus nous approchions de la ville, plus leur troupe grossissait et devenait inquiétante. Nous, nous marchions le plus vite qu’on pouvait.
Mais il y avait les blessés à cause des pierres et certains qu’il fallait soutenir.
Eux, ils nous serraient de tous les côtés, dans leurs mains, il y avait les outils dont on se sert pour le travail, mais là, c’était pour nous tuer. Ils marchaient auprès de nous, en attendant le moment propice. Les pierres dégringolaient de partout. On était sous le rempart d’Aigues-Mortes.
Voyant que ça tournait mal, les gendarmes ont voulu nous faire entrer dans une maison mais le portail s’est fermé devant notre nez et les Français se sont jetés sur nous pour le meurtre.
Maintenant je sais ce qu’est le visage de celui qui cherche ta mort.
Ce visage, ils l’avaient tous. Le regard surtout. Il y en avait de toutes sortes, des jeunes et des vieux, même des femmes, mais tous avaient ce regard de vouloir tuer.
Ma blessure la plus sérieuse est un coup de pelle qui m’a entaillé l’épaule. Ils étaient trois à me frapper et je connaissais l’un d’eux. Comme j’étais par terre et que je perdais mon sang, il a dit : « Celui-là, je le connais. » Et ils sont partis. Un gendarme et un autre Français m’ont porté jusqu’à la tour. Vittorio y était déjà. Sa tête était écrasée par les coups mais je sais que c’est lui à cause des habits et du foulard qui ne le quitte jamais. Mère, il faudra faire attention aux paroles avec Giovanna. Mais dis-le lui qu’il avait le foulard sur lui.
Ton deuxième fils : Giordano.

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