Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Extrait du texte

Une des pièces de l’anthologie dont les notes ne sont pas reproduites ici.

LA PRISE DU FORT DE KEHL
1734, anonyme, Foire Saint-Germain

SCENE I
POLICHINELLE, SON SERGENT

LE SERGENT
Nous voici au camp, mon garçon, c’est ici qu’il en faut découdre. Tu me l’as promis à Paris.

POLICHINELLE
Je n’ai rien promis, je suis engagé de force, et je n’ai de cœur que de bonne volonté . Mais qu’allons-nous faire ici ?

LE SERGENT
Nous allons mettre ce fort en poudre, nous en passerons la garnison au fil de l’épée, en un mot nous allons suivre l’exemple de ceux qui sont à notre tête.

POLICHINELLE
Tant mieux si nous sommes derrière. Les premiers nous garantiront des coups. Cependant, j’ai peur comme tous les diables. Il n’est pas naturel de se faire tuer quand on n’y est pas accoutumé. Qu’entends-je ? Je suis mort !

LE SERGENT
C’est l’appel pour aller à la tranchée.

POLICHINELLE
Qu’est-ce que c’est que la tranchée ?

LE SERGENT
C’est un chemin en terre qui va en zigzag, et par où l’on va droit à la ville.

POLICHINELLE
Si la tranchée est en zigzag, on n’y va donc pas droit.

LE SERGENT
Tu seras dedans comme dans ton lit.

POLICHINELLE
Tant mieux.

LE SERGENT
Quelquefois on y jette des bombes et des grenades.

POLICHINELLE
Tant pis.

LE SERGENT
Le vin y est pour rien.

POLICHINELLE
Tant mieux.

LE SERGENT
Quelque fois une bombe vous casse la tête.

POLICHINELLE
Tant pis.

LE SERGENT
On y voit des vivandières fort jolies.

POLICHINELLE
Tant mieux. Toutes réflexions faites, le mauvais l’emporte sur le bon. Adieu, faites la guerre tout seul.

LE SERGENT
Tu es engagé pour six ans . Si tu désertes on te cassera la tête.

POLICHINELLE
Vous ne parlez que de casser des têtes. Il semble qu’on en ait à revendre. Adieu, je retourne à Paris.

LE SERGENT
Allons, vite, à la tranchée !

On tire sur le fort, les morts tombent.

SCENE II
POLICHINELLE, LE SERGENT

POLICHINELLE
Ah ! je suis mort !

LE SERGENT
Ce n’est rien.

POLICHINELLE
Comment ! On coupe ici par quartiers, comme des pommes, et il ne me sera pas permis d’avoir peur ? Adieu, adieu, je n’aime pas cette symphonie, il pleut ici des bras et des jambes.

SCENE III
LE GENERAL, UN TROMPETTE

LE TROMPETTE
Monseigneur, on demande à capituler.

On accorde la capitulation et la garnison sort.

SCENE IV
POLICHINELLE, LE PREVOT, DEUX ARCHERS.

LE PREVOT
Point de grâce, tu seras pendu.

POLICHINELLE
Je n’ai rien fait !

LE PREVOT
Comment, maraud ? Tu désertes !

POLICHINELLE
Est-ce ma faute, si je n’ai pas de cœur ? Quand je serai pendu, en serez-vous plus gras ?

LE PREVOT
Viens recevoir ton jugement au conseil de guerre.

POLICHINELLE
Je ne me suis pas engagé pour être pendu.

SCENE V
LES PRECEDENTS, UN TAMBOUR

LE TAMBOUR
Le général dit que vous pouvez faire pendre Polichinelle sur-le-champ.

LE PREVOT
Il faut donc le pendre au premier arbre. En voilà un tout à propos.

POLICHINELLE
Cela est fort commode.

SCENE VI
LES PRECEDENTS, UN TROMPETTE

LE TROMPETTE
Victoire, le fort vient de se rendre ! Il y a ordre de faire grâce à tous les pendus qui ne le sont pas encore.

POLICHINELLE
Vivat ! Je reviens de loin. Je ne saurais regarder cet arbre-là de bon œil.

SCENE VII
La garnison sort par la brèche ; les Français prennent possession de la place.

POLICHINELLE
[AIR : Je suis un bon soldat]
Je suis un bon soldat,
Ti ta ta,
Quand on n’a plus de guerre ;
Voilà mon fourniment ,
Patapan ,
Vive la bonne chère !

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