Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

PARTIE LE SEUIL

chroniqueur

trois ont franchi le seuil interdit
du dehors vers le dedans
du dedans vers un autre dedans

nulle autorisation
nul accueil
nulle hospitalité
nulle effraction
un mur le franchir
devenir invisibles

trois corps plaqués au mur intérieur
à s’y emboutir
dos collés nuque collée mains collées
à devenir ciment
doigts écartés tendus à se disloquer
à s’y fondre

devenir paroi intérieure
enfouis dans la matière
dissous dans l’épaisseur de l’enclos


trois enfants
le noir l’arabe le turc
ont dit des journaux la télé
le turc n’est pas turc il est kurde

le noir l’arabe le kurde
ils ne regardent pas les têtes de mort
sur l’avertissement placardé

ils courent
se hissent
franchissent
retombent


AUTRE EXTRAIT - PARTIE ON COURT

voix des trois enfants

courir pour rentrer
comme on court pour rentrer d’un match de foot
1500 mètres à courir
pour arriver
nous avons faim
la rupture du jeûne
on ne peut pas rater l’heure



TRIBUNAL

chroniqueur
les témoins avaient dix ans de moins lors des faits.

le Président du tribunal

le procès ne sera pas celui de la police nationale ni des émeutes qui ont secoué la France.
le tribunal juge des personnes physiques.
pourquoi les policiers vous poursuivaient ?

chroniqueur
le jeune interrogé avait alors 15 ans.

un jeune

je ne sais pas.
l’expert
le cabanon du chantier n’a pas été fracturé il n’y a eu aucun vol.
le jeune

quand il voit la BAC Bouna entre dans le chantier.

les policiers sortent et commencent à courir.

tous les autres partent par le trottoir. je me fais arrêter.

le Président

pourquoi courir ?
le jeune

la peur.
le Président
avec le recul, vous vous êtes posés des questions sur les choix que vous avez faits alors ?
le survivant

j’aurais préféré me faire tabasser plutôt que de fuir.
le Président

personne n’a été tabassé ce soir-là.

chroniqueur

le Président regarde le survivant.

le survivant ne répond pas.

le survivant

je cours devant le groupe. je ne vois pas ce qui a commencé.
on est dix. on a joué au ballon, pour tuer le temps, depuis 13-14 heures.

l’heure approche de la rupture du jeûne.

on a fait ça pour tuer le temps, c’est la Toussaint.
on décide de rentrer. on commence à marcher. on voit la police à vingt, trente mètres je sais pas. on se tient par la main, chacun a son copain.
Bouna vient par derrière en courant. on lui demande pourquoi.
il dit « courez. ils sont en train de nous courser ».

je demande « pourquoi tu cours ? »
il dit « ils ont chopé Dahu »
mais qui ils ?
il dit « la police »
mais pourquoi ?

il dit « on est entré dans le chantier »

je dis mais pourquoi ? on a rien fait.

le Président
dans le bois, vous allez vers la gauche ? pourquoi ce choix ?
le survivant
je sais pas, l’instinct, la peur.
c’est comme maintenant, ici, je suis devant vous et j’ai peur,
monsieur le Président. des fois je ne sais plus.
les policiers arrivent sur la droite, ils sont derrière moi, je vais pas m’arrêter pour tout prendre, me faire tabasser.
on est au cimetière. on voit une nouvelle voiture de police. elle arrive très vite, on a de nouveau très peur,
je me retourne, et on est plus que trois.


voix des enfants

on court les policiers courent
tout le monde court parce que tout le monde court
on trace on accélère
on se sépare
on est trois dans le cimetière
les policiers sont dans le cimetière
on se cache derrière les tombes
on se baisse on se faufile
faut être rapide
du cimetière on voit comme une citadelle
un mur
des barbelés


AUTRE EXTRAIT – PARTIE SURVIVANT

chroniqueur
16 décembre
le lendemain de sa sortie de l’hôpital
19 heures
il sort de chez lui
il s’enfuit disparaît

le soir
il est devant le commissariat
le commissariat des policiers qui couraient il y a 51 jours
qui les ont poursuivis jusqu’au transformateur

il crie
cris vers le sol
cris vers le ciel
à se déchirer le ventre la bouche
à perdre la langue

survivant
disparaître de moi
je veux

tuez tirez percez trouez-moi
je veux
moi qui moi rien
sans visage
n’ayez plus peur l’enfant je ne le suis plus
à peine une ombre qu’on me débarrasse de moi
de ma mémoire de mes yeux blancs
de ma chair trop lourde
que la police termine le boulot
la paix
tuez-moi

policier
pourquoi cries-tu ? sors de la nuit que je te voie

survivant
ils vont me faire dire redire à nouveau et encore et encore
faire et refaire le trajet raconter la course
sortir de moi et me regarder et m’entendre dire
et vous pourrez croire que vous avez vu
je veux seulement retourner dedans avec eux
les recouvrir d’un manteau
m’allonger dessous avec eux ne plus être un mort vivant
je ne veux plus qu’on me regarde coupable d’être encore vivant

policier
les cadavres ne procurent pas l’innocence

survivant
ne plus errer
trouver le repos
que les policiers sortent ou laissez-moi entrer
qu’ils n’aient pas peur je ne leur veux pas de mal
seulement que leur regard achève le travail
je veux voir le visage de la femme policière
je veux voir le visage de l’homme policier
je veux voir leurs mains leurs yeux leur regard
je ne détournerai pas le mien
devant vous je n’ai pas peur

policier
deux morts ont pris ta peur
tu leur dois reconnaissance
ne les déterre pas à ton profit
va-t’en

survivant
non
j’ai couru devant vous jusqu’au transformateur
j’ai couru jusqu’ici depuis l’hôpital
je suis devant vous
je ne bouge pas
je veux disparaître
simplement disparaître

policier
fais demi-tour
cours ne t’arrête pas ne te retourne pas
l
a nuit va se charger de toi

survivant
tuez-moi
vous m’effacez et vous supprimez le remords

(…)

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