Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Pages 9 à 13

soudain le monde passe par le vide-ordures du cinquième étage, je le dis comme cela se fait, le monde était là, installé partout, partout comme le monde est partout en lui de lui chez lui, et soudain le monde s’est réuni, a formé une boule, une chose sphérique et fœtale et grisâtre, et, sans crier gare, passe par le vide-ordures du cinquième étage, cela se fait sans bruit aucun, ni de révolte soulèvement, ni de geignement pleurnichement, ni de frottement raclement

zou !

cela crée instantanément un silence, mieux, un noyau de silence, un noyau de silence simple, pas un silence oppressé, pas une boule piquante, un simple silence simple

fin du monde
en un coup
un seul
lui qui a tant peiné
tant œuvré
et sué
tant tenté
pour advenir
tant tété
pour forcir

et maintenant et désormais, le monde, celui des vieux continents et des vieux temps est tout au loin, tout petit, même plus petit que tout petit, sont tout tout petits ses ordres, ses prophéties, ses songes, ses images et présages, Dieu tout entier, et dans son multiplié propagé, et dans son additionné popularisé, est porté disparu sous une feuille de tilleul égarée, cela donne l’échelle, le lieu de ma première naissance est si infime qu’un souffle l’a emporté allez savoir où, les après-midis où venaient les rouges-gorges sont tout au loin, les bitumes et les bétons qui m’ont connu n’existent plus, ne subsistent plus les trains qui ne venaient plus jusqu’à moi, les quincaillers où je ne trouvais pas l’interrupteur qu’il manquait à mon ciboulot, n’est plus là le cimetière où m’attendaient trois quatre pissenlits et leurs racines, s’en sont allés les yeux d’âne triste qui me fixaient dans le miroir

fin des hostie
et des orties
des têtes sur l’enclume
et des
c’est très très fréquent qu’on finissasse comme un légume
fin de ça

ça fait de la place, de la place et pour l’espace et pour le temps, c’est un beau tableau noir ou blanc comme on veut, un écran 18 pouces 120 hertz si on préfère, une grande grande pelouse si on aime, ou un tapis persan, ou une carte mémoire 64 Go à la douzaine, ou une plage, l’immaculée page d’une plage avec soleil cloué au zénith exactement

et maintenant et désormais, le monde mon monde comme je veux, quand je veux, dessin animé, peinture à l’huile, photos couleurs ou film 24 images seconde, ou alignement chiffres et lettres, ou une vague, mon monde, une vague comme je la veux quand je la veux, hauteur et grosseur et profondeur et force avant et renoncement arrière, comme je veux, quand je veux, ou un chêne, mon monde, un chêne et la campagne derrière le chêne, ou la chaleur derrière le chêne, ou la centrale-nucléaire derrière le chêne

et même, et même je fais comme je veux, quand je veux un embryon qui grandit et devient le nouveau monde, pour exemples : une poussière qui grossit dans un rayon de pleine lune et se transforme en carte postale espagnole avec jupe froufroutante, ou bien un souvenir atroce d’enfance et voilà une veste polaire, ou bien un jeu de mots compliqués et voilà des bretelles autoroutières, ou bien un bouton de fièvre et voici l’aurore et l’oiseleur qui lance des oiseaux qui font cui-cui en 22 langues

monde
fait
défait
refait
monde
qui se fait
de mon fait

et maintenant et désormais, impossible de me mettre des grains de sable dans mes engrenages, pas possible d’assécher mon eau, de couper la branche sur laquelle je suis perché, de diminuer mes dextérités droitières et gauchères, impensable de fendre mon ciel en trente-trois morceaux et de kidnapper mes oiseaux et de décrocher ma lune et de mettre le feu au gras de mon coude qui est le pivot bien huilé de ma p’tite souris, c’est que ma maestria n’a pas de limites et empêche que l’on détourne ou cisaille le flux de mes désirs, la flèche de mes vœux, l’abondance de mes œufs, le foisonnement de mes mieux

c’est que je me suis mis deux yeux de plus et deux oreilles en supplément et pas mal de doigts de main en sus, c’est que la crécelle dont le monde m’avait pourvu et qui brille encore de ses crachats me sert de radar d’appoint branché sur mon cerveau premier et sur mon cerveau new

zou !

eh non, ben non, on ne peut me faire boire une à une mes désillusions, on ne peut épiler mes ailes, tondre ma hardiesse en place publique, on ne peut descendre ma langue de son trône, me faire manger ma dernière chaise, impossible pas possible de demander à mes dents de manger mes dents

non
on ne peut pas
même si on remonte du vide-ordures
même si on revient des enfers
même si on renaît du vide des vides
même si on redevient brutalement
avec même ou pas même sexe
mêmes ou pas mêmes mots
on ne peut peut peut
on ne peut

c’est que maintenant et désormais, animal parmi les animaux je suis, mon étoile est celle du chien, du vautour, de la grenouille, juste un point blanc sur ma rétine que je considère tête inclinée sans avoir à lui donner un petit nom, c’est que le vocabulaire des étoiles, des galaxies et des comètes et de tout le toutime suspendu dans les vides je ne l’ai plus, toujours ça de moins comme fardeau, c’est que le baratin des noms des rues et des bourgades je ne l’ai plus, toujours ça de moins à encombrer, c’est que le bagout des matières et antimatières je ne l’ai plus, toujours ça de moins à peser, et pareil celui des corvées et des minutes minutées, celui des cadres et des cibles, des lignes blanches et des mouches, toujours ça de moins à misérérer

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