Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Oswald
1
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Oswald sniffe de l’essence hôtel chambre 64.
Oswald a bien compris que rien ne sert de courir, le monde finira toujours par le rattraper.
Les yeux bloqués par la came, pianotant le sol de ses doigts maigres, le voilà qui rêve d’une ville aux murs transparents, aux rues éclatées en dix directions, aux fleuves investis.
Nous nous ennuierions moins.
Dit Oswald et il plonge la tête dans la bouteille plastique parce qu’il ne croit plus à l’imagination.
Et il se retourne sur le matelas humide.
Été pollué.
Niveau d’alerte 4.
Le matin déjà.
La ville rincée.
Les éboueurs désencombrent le marché des déchets, fruits pourris, haleines stagnantes, tréteaux mouillés de pulpes et d’insecticides.
Se disputant avec Oswald les restes gratuits recueillis par l’asphalte, ils jettent les dernières heures du matin dans le trou motorisé.
Des femmes bleues se déchirent le corps d’Oswald dans les rues lentes de midi.
Des chambres se vident.
Des taxis se taisent.
Des guerres s’épanouissent.
La journée avance si vite.
Mais Oswald s’échappe.
Oswald s’évade.
Oswald est une échappée d’air.
2
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Couché sur un pont, il rit et se souvient des soirs d’ennuis et de flemme qui le conduisaient sans qu’il n’y prenne vraiment garde aux limites de la ville. Là, Oswald balançait quelques cocktails Molotov sur les périphériques bondés puis se bouchait les oreilles comme si rien n’avait lieu. Et dans les journaux du lendemain éparpillés sur les places, rien n’avait eu lieu et Oswald laissait ses yeux noirs sur le fleuve.
Peut-être quelqu’un lui aurait-il demandé la raison de ses gestes, Oswald lui aurait répondu :
La ville ignore Oswald.
Oswald ignore la ville.
Mais personne n’osa.
Oswald caché nuits et jours dans l’obscurité de taudis ignorés des grandes agences immobilières.
Et les journées avancèrent si vite.
Calcul probable 8760.
Ne laissant à Oswald que le choix de ne plus les compter.
Le soir déjà.
Et Oswald toujours.
Quand la nuit chargée d’espaces lui mord le visage.
Le voilà de nouveau devant la pharmacie de garde.
Composant un visage d’enfant mal-aimé, attardé, voire battu — difficulté niveau 2 — Oswald pousse la porte et s’apprête à geindre pour qu’on lui fournisse du Subutex sans ordonnance.
Sacré Oswald.
Pharmacien.
Banquier de toutes les substances, de tous les plaisirs, des repos excessifs, du luxe des clampins.
Salopard qui deale derrière tes lunettes légales toutes les plus belles défonces, les derniers royaumes exotiques.
Novocaïne — Tercian — Kétamine — Morphine — Lexomil — Méthadone — Subutex — Paracétamol Merck.
Pharmacien.
Là.
Là ça.
Dans tes grandes étagères.
Dans tous tes emballages.
Pharmacien.
Oublie un instant les lois hypocrites du commerce et donne cet emballage rempli de petites bouteilles.
Allez donne.
Allez.
Non ?
Non.
Désolé.
Désolé.
Désolé.
Pitié pour Oswald qui persévère.
La nuit déjà.
Et Oswald dans sa chambre de nouveau.
Les bruits de la ville qui le surprenaient sont devenus un moment du silence.
Bientôt plus de bouteilles l’ami et la station est restée si loin derrière dans l’infini de la grand-route.
Bientôt plus de bouteilles, l’ami.
Bloqué dans l’hôtel, Oswald laisse ses yeux noirs découvrir ce qu’ils veulent sur le plafond trop blanc ou sur les meubles trop laids.
Des chambres s’emplissent.
Des taxis se taisent.
Des guerres s’épanouissent.
Sniffe encore Oswald.
Sniffe encore mon vieux.
Comme si dans l’habitude exténuée quelque chose pouvait encore advenir.
Sniffe encore Oswald.
Sniffe fils de pute allez laisse.
Quand un troupeau d’oiseaux
s’élance
cramé
vers le ciel
détruit.
Oswald sniffe de l’essence hôtel chambre 64.
Oswald a bien compris que rien ne sert de courir, le monde finira toujours par le rattraper.
Les yeux bloqués par la came, pianotant le sol de ses doigts maigres, le voilà qui rêve d’une ville aux murs transparents, aux rues éclatées en dix directions, aux fleuves investis.
(…)
L’ennemi
Si vous saviez les nuits que je passe avec l’ennemi, vous vous constitueriez partie civile. Entre lui et moi les choses sont devenues claires. Je sais les gestes à faire et lui connaît les siens. Dehors et dedans face à l’hygiaphone. Il rôde sur la place et cogne contre les vitres. Parfois c’est sa tête qu’il frappe sur le sol devant. Pour l’ouvrir en deux et que tout s’échappe enfin vers les étoiles pourries. Allez savoir. Ce sont ses mots. Pas les miens. Je suis pragmatique. J’étais. À cause de l’ennemi. Le mien. Celui qu’il est devenu. Mais je dois revenir avant. Une nuit, je ne sais plus laquelle, il est arrivé sur la place près du fleuve. Je l’ai vu et j’ai compris le lien qui allait désormais nous unir. Ma vie est devenue une lutte contre l’ennemi. Dans la journée chez moi, loin de la place, je l’entends encore dans l’hygiaphone. Il parle dans l’hygiaphone et me raconte des histoires incompréhensibles. Errances dans des caves au milieu de blattes et de bestioles rampantes. Nuits de baises ivres sous un pont ou dans le local à ordures d’un immeuble bourgeois. Et ces histoires sordides, pourquoi croyez-vous qu’il me les raconte sinon pour m’amadouer et que je lui serve ce qu’il demande ? Je ne cède jamais. Je pourrais. Il reviendrait le lendemain. Avec d’autres. Cela ferait jurisprudence, vous comprenez ? Ma forteresse doit garder la réputation d’être imprenable. Je sais ce que vous pensez. Pourquoi ne pas lui donner quelque chose de bien toxique pour me débarrasser de lui ? Mais la relation avec son ennemi exige une grande probité. Respecter son ennemi, c’est se respecter soi-même. Quand le réveil sonne dix-neuf heures, je me retrouve vivant au cinquième étage de l’immeuble. Dehors la journée se termine et je me fais couler un bain. Je suis seul. La ville résonne sur les murs. Des souvenirs d’Irène par milliers. Aucun de stable. Deux ans que nous nous étions installés dans ce petit appartement quartier nord. Je lui avais construit un bureau et une mezzanine. J’avais fait de la place pour nous et pour l’enfant qui viendrait. Mais nous ne dormions plus au même moment et quand je rentrais le matin dix minutes avant que son réveil ne sonne, je me sentais coupable de cette vie que je ne parvenais pas à lui offrir. Nous voulions la campagne, les soirées d’été, l’intimité de l’hiver, la boue dans les chemins. Enfin voilà elle est partie. Je sors à vingt heures. Quelque chose se crispe dans mon ventre. Je descends la rue. J’ai l’image d’un marais dans lequel je m’enfonce avec les bulles chimiques là-bas près des entrepôts. Après dix minutes de marche, j’arrive sur la place. L’ennemi est là. Jamais il ne me voit entrer. Je passe par la porte de derrière. J’allume. Tout est en ordre. Armoires, bocaux, flacons, emballages, pilules, étiquettes, étagères. D’abord il se tient tranquille contre le mur d’en face et les clients vont et viennent. Vers minuit les attroupements devant le camion à merguez commencent. Ce quartier n’est plus ce qu’il était, vous devriez aller voir pour comprendre. Ils attendent devant un camion à merguez, et près des poubelles jaunes, dans le cul des bouteilles de bière, des hépatites C fleurissent comme de minuscules bombes H. La nuit avance, la place se vide et voilà que l’ennemi s’approche et m’appelle dans l’hygiaphone pour que je lui refile du Subutex ou n’importe quel autre substitut sans ordonnance. Vous finiriez comme moi par penser à une arme. Vous en auriez comme moi la nostalgie. Ces hommes ressemblent à d’autres qui sont morts. On les imagine déjà dans la tombe et on est surpris de les voir perdurer. (…)
Rosa
2
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je suis l’insurrection — j’habite le silence des villes — des centaines de chambres — des milliers de halls d’immeubles — des centaines de millions de caves — j’attends mon heure sur des matelas pourris — dans l’odeur rance des latrines — dans la pénombre des arrière-cours — des flots de colère me nourrissent — se multiplient en moi — je suis portée par la voix des disparus — par l’amertume des perdants — je renverse maisons et villes — je charrie vivants et morts — je suis l’angoisse des despotes — la panique policière — l’obsession terroriste — ce qui couve dans les regards éteints des RER — la vengeance contre les statistiques du chômage — contre les statistiques des suicides — contre les statis-tiques de la bourse — contre l’absence de chair — j’existe comme possibilité permanente dans cent mille bouteilles vides — dans les bidons d’essence — au creux des précipices — j’attends une étincelle — je suis imprévisible — je suis l’hygiène des masses — l’attaque avec les pierres — la destruction en une nuit d’un centre ville — en moi des foules contradictoires s’étreignent —je suis la joie des aigris — la revanche des vaincus — le scoop des journalistes — l’espoir des révolutionnaires —le réconfort des brutes — je suis un volcan en sommeil sur le poumon collectif — les fautes d’orthographe dans les déclarations d’amour inscrites au cutter sur les murs des prisons — je me nourris du cynisme des nantis — de la résignation des esclaves — des gestes nerveux des traders — du profond désir du krach — mes enfants n’auront bientôt plus rien à perdre et se reproduiront dans les rues et les cuisines dans les tunnels et les basses-cours —connais-tu l’heure de la fin de la nuit — l’accord exact de la sérénité — ne fais pas semblant d’être mort — j’entends encore ton souffle — il ne t’a pas frappé si fort — ses mains étaient molles et puis il s’est enfui là-bas vers le fleuve — deux animaux ivres — deux jeunes vieillards perdus dans la nuit — deux frères — personne ne regardait — les gens dansaient aux terrasses — debout — relève-toi — raconte-moi comment vous vivez ici — comment vous analysez vos rêves — où est-ce que vous inventez un monde autre — le monde — el mundo — the world — die welt — comment est-ce que tu dirais toi — n’importe quoi — le premier mot qui te passe par la tête — la première image — ton objet fétiche — ton animal totem — ta vision habituelle dans l’orgasme — tes vies antérieures — comment est-ce que tu imagines la planète dans trois siècles — tu crois à l’apocalypse — est-ce que tu as déjà aimé quelqu’un au point de vouloir que l’univers s’effondre — pourquoi est-ce que tu restes sur le sol — pourquoi tu ne rejoins pas les forêts — pourquoi tu ne vas pas te perdre un peu dans la mer —
(…)