Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Partie I Don Juan, p. 9 à 16

 1 - Ébats d’un couple dans la pénombre : Don Juan et Anna

Respirations haletantes, gémissements. Dans le clair-obscur, un être observe, mi-homme, mi-robot : le Commandeur.
Il s’approche des amants. Don Juan se détache de l’étreinte d’Anna. Un temps après lequel il distingue le Commandeur. Il s’enfuit.

ANNA. - Ce n’est rien, père. Ce n’est que Don Juan, mon amoureux d’une nuit.

 2 - Devant le miroir : Anna se maquille. La petite fille

LA PETITE FILLE. - Tu l’aimes, ça se voit que tu l’aimes.

ANNA. - Je m’en moque.

LA PETITE FILLE. - Tant mieux. Elles sont aussi nombreuses que tes soupirs celles qu’il a déjà aimées.

 3 - Sganarelle, la petite fille

LA PETITE FILLE. - C’est une invitation pour Don Juan.

SGANARELLE. - Je ne suis pas Don Juan. Mon nom est Sganarelle.

LA PETITE FILLE. - Cela n’a pas d’importance.

Elle lui donne l’invitation et elle sort.

 4 - Devant le miroir : Don Juan étudie sa mise. Sganarelle le regarde

DON JUAN. - Anna m’invite pour ses fiançailles. Le fiancé, c’est moi.

 5 - Un atrium. Le Commandeur, Anna, Don Juan

LE COMMANDEUR. - Je vous donnerai un palais et des statues. Je vous donnerai des clairs de lune. Je vous donnerai le vol d’une fusée dans l’azur. Je vous donnerai un salon de velours dans une île déserte. Je vous donnerai des animaux réels et des oiseaux imaginaires. Je vous donnerai des aventures vraies et des périls fictifs. Le monde autour de vous sera familier et étrange, il sera une féerie peuplée de figurants qui donneront la réplique aux rôles de votre choix. Je peux tout pour vous. La seule chose que je ne puisse pas, c’est désirer à votre place.

 6 - La nuit, en haut d’un escalier : la petite fille, Don Juan

LA PETITE FILLE. - Tu te sauves comme un voleur. C’est normal, tu te sauves avec son cœur. Que lui laisses-tu en échange ?

DON JUAN. - Des perles plus limpides que ses diamants : ses larmes.

 7 - Au milieu de l’escalier : le Commandeur barre le passage à Don Juan

LE COMMANDEUR. - C’est ici que tu es libre et au-delà que tu es captif, Don Juan. Au-delà : un labyrinthe sans issue. C’est ici que la vie reste sans limites.

Don Juan le bouscule et s’enfuit. Chute métallique du Commandeur sur les degrés.


Partie II Sganarelle, p. 19 à 21

SGANARELLE. - Je vais vous raconter l’histoire de Don Juan. Pourquoi l’histoire de Don Juan ? Pourquoi pas la mienne ? Bien sà»r je préférerais vous raconter mon histoire mais c’est celle de Don Juan que je vais raconter. C’est-à-dire que je ne vais pas faire ce qui me plairait le plus - raconter mon histoire, je vais faire ce qui convient. Car ce qui intéresse les gens, ce n’est pas mon histoire, c’est celle de Don Juan. Mon mariage par exemple. Mon mariage les gens s’en foutent. Je ne me suis pas marié trente-six fois, je me suis marié une fois, une seule. Hé bien, de ce mariage unique, les gens s’en foutent. Et ma première voiture... la rouge... les gens s’en foutent de ma première voiture... la rouge. De la seconde aussi, du reste. Je pourrais avoir cinquante bagnoles, ils s’en foutraient toujours, les gens. De mon premier enfant ils s’en foutent. De mon second également. De mon second, ils s’en foutent comme de leur première chemise. Quel rapport y a-t-il entre leur première chemise et mon second enfant ? Aucun. Hé bien ils s’en foutent tout de même, les gens. De mon petit dernier ils s’en foutent. Pourtant mon petit dernier...

Il prend son portefeuille, en sort une photo, la montre à la cantonade.

Est-ce parce que c’est le dernier ? Est-ce parce qu’il est si petit ?...

Il l’embrasse...

Mon petit dernier les gens s’en foutent.

Il range la photo, il range son portefeuille.

Ce qui intéresse les gens, c’est l’histoire de Don Juan, pas la mienne. Il y a une raison à cela. Une petite raison, mais une raison tout de même. C’est que moi je suis héroïquement banal alors que Don Juan est banalement héroïque. C’est tout simplement ça. Prenons cette histoire avec le Commandeur. Le Commandeur a une fille, trois châteaux, dix banques, cent hélicoptères, cent mille hectares de terre, une flotte de commerce, une flotte de guerre. Le Commandeur, c’est un gros numéro avec tout plein de chiffres serrés les uns contre les autres à l’intérieur. Don Juan est à un chiffre : un zéro. Mais un zéro qui peut se multiplier cent fois par lui-même, ou mille fois, ou un million de fois. Le Commandeur s’aperçoit que dans son gros numéro, les zéros se mettent à proliférer partout. Ça n’a l’air de rien ces zéros qui se mettent à proliférer partout mais dans un gros numéro ça a vite fait du dégât. Le Commandeur a la migraine, le gros ordinateur qu’il a dans la tête s’emballe, il explose. C’est pourquoi le Commandeur le considère comme une maladie, Don Juan. Un virus qu’il faut absolument éliminer. Don Juan fait la causette avec les dames, le Commandeur est derrière le paravent avec un lance-flammes, prêt à l’incinérer. Don Juan se donne des airs, fait le beau, plastronne, il est inconscient. Il est banalement héroïque. Moi, je suis héroïquement banal. Je suis héroïquement banal parce que je sais que la vie, la vie en général mais la mienne en particulier, la vie est en perpétuel danger de mort. Je ne plaisante pas. Il y a la maladie, toutes les maladies, les maladies connues et inconnues, les flaques d’huile sur les routes, la pauvreté - certains n’y croient pas mais la pauvreté tue, elle tue plus que la richesse - les catastrophes naturelles, les catastrophes artificielles, l’amnésie. L’amnésie peut être mortelle parce que vous oubliez votre groupe sanguin, vous oubliez le bouton du gaz, vous oubliez de respirer pendant votre sommeil. C’est terrible de s’endormir avec cette idée que votre respiration pourrait s’arrêter pendant votre sommeil. Je sais tout cela, j’ai vécu tout cela et je fais front. Devant chaque danger je dresse un barrage. Je multiplie les sécurités, la Sécurité Sociale, les assurances, les pneus antidérapants, les garanties contre le sinistre. Don Juan, lui, n’a pas la moindre idée de cette tragédie qu’est la vie. Il ne croit pas aux assurances. Vous voulez provoquer son ricanement ? Ce n’est pas difficile, vous dites « assurance vie  ». « Assurance vie  » et il ricane ! Il ricane mais déjà son esprit est ailleurs. Ailleurs, du reste, c’est pour lui le mot clef. Il est « ailleurs  », il se dirige « ailleurs  ». Hé bien « ailleurs  », il y a le Commandeur qui plane, une électrode dans chaque main, attendant le moment propice pour le foudroyer. Lui ne voit rien, lui ne veut rien voir. Il est banalement héroïque. Et bien sà»r, il meurt. C’est cela que les gens veulent qu’on leur raconte.

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