Éditions Espaces 34

Théâtre traduction

Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale

Un fils formidable

Extrait 1

LA MÈRE DE TADASHI – Bonjour.

L’HOMME – Bonjour. Vous avez bien dormi ?

LA MÈRE DE TADASHI – Le train de nuit, c’est dur à mon âge.

Le frère et la sœur observent avec insistance la mère de Tadashi, en robe hawaïenne et lunettes de soleil.

LE GRAND FRÈRE – Vous êtes ?

L’HOMME – Ah, c’est la mère de Tadashi.

LA MÈRE DE TADASHI – Enchantée, je suis la mère de Tadashi.

LE GRAND FRÈRE – Enchanté.

LA JEUNE SOEUR – Bonjour.

LA MÈRE DE TADASHI – Comme vous êtes jeunes ! Le pays de Tadashi a aussi du succès auprès des jeunes ?

Le frère et la sœur se regardent.

LE GRAND FRÈRE – Euh… Oui, pour son côté un peu secret…

LA JEUNE SOEUR, pointant du doigt la mère de Tadashi. – On peut s’habiller comme ça ?

L’HOMME– À vos risques et périls.

LA MÈRE DE TADASHI – J’ai oublié mon maillot de bain, mais y en aura là-bas, hein ?

LA JEUNE SOEUR – Je ne sais pas…

L’HOMME – Je vous en vends un ? Par contre, c’est un bikini.

LA MÈRE DE TADASHI – Non, non ! Pas un truc de jeune. Quelque chose que je puisse porter… Une chemise de corps ferait l’affaire. Une chemise de corps. Vous auriez ça ? Une chemise de corps…

LE GRAND FRÈRE – Une chemise de corps ? Je ne sais pas…

LA MÈRE DE TADASHI – Vous ne portez pas de lunettes de soleil ?

LA JEUNE SOEUR – Hein ?

LA MÈRE DE TADASHI, montrant les siennes. – Des comme ça. Le soleil tape fort, là-bas. Il faut faire attention.

LE GRAND FRÈRE – On en achètera sur place.

L’HOMME – C’est bon, je peux vous en prêter.

L’homme sort deux paires de lunettes de soleil. Chacun chausse ses lunettes.

L’HOMME – Allez, le ferry va partir.

Le vent souffle.
L’homme, la mère de Tadashi, le frère et la sœur regardent en sa direction.
Une lumière éclaire la scène. Elle s’adoucit progressivement.
Chaque protagoniste a un verre de vin à la main et s’amuse.
On entend une musique douce. La mère de Tadashi s’assied sur la chaise.

LA MÈRE DE TADASHI – Le guide n’a pas arrêté de remplir mon verre de vin, et un matelot bien bâti m’a enlacée alors que je titubais sur le pont. Il m’a demandé : « Ça va, madame ? », et je lui ai répondu : « Oui, je danse. Je fais des pas de danse. Voulez-vous danser avec moi ? » Il a accepté en rougissant : « Avec plaisir, madame. » Alors je me suis amusée à coller ma poitrine contre lui.

L’homme, le frère et la sœur dorment, utilisant leur sac comme un oreiller.
La mère de Tadashi s’assied et s’endort progressivement.


Extrait 2, plus loin

Tadashi apparaît.
Il regarde autour de lui, puis étale davantage encore le tissu qu’il avait étendu tout à l’heure pour construire son territoire. Après avoir vérifié qu’il n’y avait personne autour, il soulève le tissu qui recouvrait la sœur, la transporte et la couche. Il a sur lui un échantillonneur, avec lequel il diffuse des sons de rivière ou encore de cigale.

LA JEUNE SOEUR, se réveillant et regardant autour d’elle – Hein ?

TADASHI – Hein ?

LA JEUNE SOEUR – Où suis-je ?

TADASHI – Au « hameau du ruisseau murmurant ».

LA JEUNE SOEUR – Pardon ?

TADASHI – Bienvenue à « Tadashi ».

LA JEUNE SOEUR – Tadashi ?

TADASHI – Vous êtes bien Mlle Asanuma ?

LA JEUNE SOEUR – Qui êtes-vous ?

TADASHI – Tadashi. Tadashi Furukawa. « Les cigales sont-elles heureuses ? »

LA JEUNE SOEUR – Ah…

TADASHI – Bienvenue au pays de « Tadashi ».

LA JEUNE SOEUR – Où sont les autres ?

TADASHI – Aucune idée.

LA JEUNE SOEUR – J’étais avec mon frère, le guide, et votre mère.

TADASHI – Ils sont peut-être coincés au contrôle d’immigration ?

LA JEUNE SOEUR – Peut-être.

TADASHI – Je m’en occupe.

LA JEUNE SOEUR – Merci. On peut vraiment s’installer ici ?

TADASHI – Oui, on va se débrouiller.

LA JEUNE SOEUR – Merci.

TADASHI, appelant avec son téléphone portable. – Ah, ah… Mahal, mahal… Oui, c’était bien à cause des formalités, j’ai réglé ça.

LA JEUNE SOEUR, à propos de l’échantillonneur – Qu’est-ce que c’est ?

TADASHI – Ne faites pas attention.

LA JEUNE SOEUR – Ah…

TADASHI – Mahal mahal.

LA JEUNE SOEUR – Mahal ?

TADASHI – C’est du tadashien.

LA JEUNE SOEUR – Pardon ?

TADASHI – Du tadashien. La langue de Tadashi, le pays. En gros, il n’y a que « oui » et « non ». « Mahal » c’est « oui » et « bahat » c’est « non ». On compose avec ça.

LA JEUNE SOEUR – C’est tout ?

TADASHI – C’est tout. Les mots, c’est mieux quand il n’y en a pas beaucoup.

LA JEUNE SOEUR – Je vois… Et quand c’est ni « oui » ni « non » ?

TADASHI – « Mahal bahat ».

LA JEUNE SOEUR – Non, mais « manger », par exemple…

TADASHI – Ça peut être n’importe quoi. On se comprend avec les gestes.

LA JEUNE SOEUR – Ah, d’accord.

TADASHI – Mais, on ne se sert pas trop du tadashien dans la vie de tous les jours. C’est surtout pour les festivals.

LA JEUNE SOEUR – Des festivals ? J’adore ça. Quel genre de festival ?

TADASHI – Bah un festival, c’est un festival. Quand c’est festif, c’est un festival… Je ne sais pas quoi dire de plus…

LA JEUNE SOEUR – Désolée…

TADASHI – Tu réfléchis trop. Faut pas trop s’en faire, au pays de Tadashi.

LA JEUNE SOEUR – Compris. Je peux m’installer par là ?

TADASHI – Vas-y, vas-y.

Tadashi diffuse toutes sortes de musique avec son échantillonneur.
La jeune sœur pointe du doigt l’appareil.

LA JEUNE SOEUR, intriguée – Mais qu’est-ce que…

TADASHI – Ah, ça…

Il touche l’échantillonneur pour diffuser divers sons : mugissement de vache, chant d’oiseaux, etc.

LA JEUNE SOEUR – Ouah !

Elle touche à son tour l’échantillonneur et on entend le mugissement d’une vache, entre autres sons.

LA JEUNE SOEUR – Oui, je comprends maintenant…

TADASHI – Vas-y…

LA JEUNE SOEUR – Merci.

Elle regarde Tadashi avec un petit sourire.

TADASHI – Quoi ?

LA JEUNE SOEUR – C’est bien, la barbe.

TADASHI – Ah… oui ?

LA JEUNE SOEUR – J’aime les barbes.

TADASHI – Bah, les barbes… c’est des barbes…

Elle lui touche la barbe.

LA JEUNE SOEUR – Impressionnant, ça fait très barbe.

TADASHI – Tu trouves ? Ma barbe fait barbe… Ça veut dire que…


Extrait 3, plus loin

LA VOISINE – Qu’est-ce que tu fabriques ?

LE GRAND FRÈRE – Euh… Rien…

LA VOISINE – Tu n’as pas vu Yô ?

LE GRAND FRÈRE – Non.

LA VOISINE – Bon…

LE GRAND FRÈRE – Je suis désolé.

LA VOISINE – Quoi ?

LE GRAND FRÈRE – J’ai fait quelque chose de mal ?

LA VOISINE – Comment ça ?

LE GRAND FRÈRE – Comme je n’étais pas conscient…

LA VOISINE – Tu as fait quelque chose ?

LE GRAND FRÈRE – Non.

LA VOISINE – Si. Avoue-le.

LE GRAND FRÈRE – Mais non, vous avez vu ma tenue ?

LA VOISINE – Avoue !

LE GRAND FRÈRE – Mais enfin ! Vous ne devriez même pas m’approcher.

LA VOISINE – Pourquoi ?

LE GRAND FRÈRE –Je risque de vous faire du mal.

LA VOISINE – Pardon ?

LE GRAND FRÈRE – Oui…

LA VOISINE – Qu’est-ce que t’as fait à Yô ?

LE GRAND FRÈRE – Rien…

LA VOISINE – Je te demande ce que tu lui as fait !

LE GRAND FRÈRE – Je vais te tuer ! J’ai un couteau ! Je tiens un couteau dans la main ! Je vais déchirer ça et le planter dans ton cœur !

LA VOISINE – Qu’est-ce que t’as fait à Yô ?

LE GRAND FRÈRE – Je suis pas au courant, j’te dis ! Et d’abord, c’est quoi, un « yô » ?

LA VOISINE – C’est mon fils.

LE GRAND FRÈRE – Ah. Et il est comment, votre fils ?

LA VOISINE – Pas comme les gens normaux.

LE GRAND FRÈRE – C’est-à-dire ?

LA VOISINE – Il mue. Il mue et se renforce de plus en plus. Sa peau pèle, pèle… Avant, c’était un être humain, mais là, il a dû évoluer.

LE GRAND FRÈRE – Qu’est-il devenu, si ce n’est plus un être humain ?

LA VOISINE – Je n’en sais rien. Ça n’a pas encore de nom. Il a trop mué, trop évolué, ça dépasse la notion d’homme, de femme ou d’être humain. Personne n’a encore jamais atteint son niveau.

LE GRAND FRÈRE –Vous aviez un tel fils ?

LA VOISINE – Oui. Mais il n’est plus là.

LE GRAND FRÈRE – J’aurais voulu le côtoyer !

LA VOISINE – Laisse tomber. Moi aussi, j’abandonne. Il doit être parti loin.

LE GRAND FRÈRE – Cherchons-le.

LA VOISINE – Ça n’a plus d’importance.

LE GRAND FRÈRE – Attendez ! Votre fils est formidable ! Il doit se sentir si seul. Je dois aller le voir.

LA VOISINE – Pas la peine. Personne ne peut le rattraper. Le problème (elle se pointe du doigt), il est là. (Elle range le linge étendu.) Je vais continuer ces lessives longtemps ? Hein ? Tous les jours, tous les jours… Je me lève, je fais la lessive. Je vais au travail, je rentre, je fais la lessive. Avant de me coucher, encore une lessive… Mais sans Yô, ce n’est plus la peine. Non, tu ne penses pas ?

LE GRAND FRÈRE – Vous voudriez bien… m’adopter ?

LA VOISINE – Comment ça ?

LE GRAND FRÈRE – Je suis sérieux. Que diriez-vous de faire de moi un deuxième « Yô » ?

LA VOISINE – …

LE GRAND FRÈRE – Si ça continue, je crains de perdre la tête.

Extraits de presse

« Avec Un fils formidable de Shû Matsui, nous retrouvons l’étoffe des rêves shakespeariens.

Les cordons de l’imaginaire de l’auteur forment un tissu familial ambigu, alors il nous avertit : « pour moi, la famille est une fiction ».
Un air de boîte à musique, ou plutôt d’attente téléphonique, empli ce songe d’extravagance.

Dans un espace confus : Hawaï, le sable de la plage de Waikiki, un paysage de nuit, des objets, des peluches, des figurines, chantent la louange de Tadashi (fils formidable). Il désire une « reine » autre que sa mère. (…)

La boîte à musique fait danser les personnages : l’homme, la voisine, le grand frère, la jeune sœur. Eux aussi sont dans l’espace confus : « on va dans une région complétement inexplorée. Il faut être prudent, un petit rien peut causer une catastrophe ».
Parmi ces personnages, il y a un assassin en puissance. (…)

Un fils formidable représente une famille fictive. Matsui convoque la société japonaise, via cette famille, dans un texte contemporain utopique recouvert d’un tissu-territoire d’où sortent des sons de rivières ou encore de cigale. Le tissu, avec les plis en guise de vagues, devient Océan qui se métamorphose en robe de marier.

Un terrible souvenir nous parvient quand Tadashi s’enroule dans le tissu et se fait Nymphe. Nous avons l’image d’une ombre sur un mur d’Hiroshima.

Shû Matsui nous dit : « ça, c’est l’histoire. L’histoire d’untel, racontée par untel ». À travers son point de vue, nous voyons aussi la tradition perdue de l’empire du « Pays du soleil levant ».

La poésie de cette pièce s’écrit entre solitude et inquiétude existentielle. C’est formidable ! »

[Dashiell Donello, Le Blog Les Dits du théâtre, 22 mai 2022]


« Tadashi a décidé d’établir les fondations d’une nouvelle nation au sein même de son lieu de résidence. Sa mère adhère totalement à l’utopie de son fils. Trois étrangers de passage vont à leur tour s’affilier à cet étonnant projet ; quand une des voisines va tenter de surveiller tout ce petit monde d’assez près.

Les relations mère/fils et frère/sœur sont très déroutantes et malaisantes. (…)

On vogue entre utopie et cauchemar, dans une famille imaginaire, dénonçant peut-être une certaine vision des dérives de la société contemporaine japonaise.

Une pièce sidérante et ambiguë, aux dialogues ciselés et acérés qui nous offre un sacré voyage dans les travers de l’humain, entre espoir et déni. Une œuvre inoubliable.

Le talent de Shû Matsui est magistral. Un talent qu’il est urgent de découvrir ! »

[Virginie, Lire et Sortir, 7 septembre 2022]


« Chaque personnage a ses raisons qui l’amènent à vouloir s’extraire du monde. Pour Tadashi, c’est peut-être l’écologie. Pour sa mère, c’est le fait de retrouver son fils. Pour le couple frère et soeur, c’est le monde du travail qu’ils veulent fuir. »

[Babelio, 29 octobre 2022]

Vie du texte

Création en japonais surtitré dans une mise en scène de l’auteur au Festival d’automne de Paris en 2018.

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