Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Votre regard

EXTRAIT page 9

Écoutez

Écoutez-moi
Je ne sais pas mais –
Ça va aller
Comptez sur moi

Comptez sur moi, je n’ai rien à faire
On ne m’attend pas, je ne vais pas m’en aller

Je marchais quand je vous ai entendue

Comment c’est possible, comment ?

Que vous soyez comme ça dans l’immeuble
Toute seule à crier
Autant crier
Il ne faut pas crier comme ça
Les gens pourraient croire – je ne sais pas
Il y a des cris qu’on n’entend seulement à la mort d’un enfant
Je vois des jouets –
Non
Vous ne seriez pas seule si votre enfant
(…)


EXTRAIT pages 23-24

Je marche la nuit pour arriver à dormir
Je marche et je serre les poings, je crois avoir peur, je pense ne plus dormir
Je marche et je croise des hommes
Il est tard, il n’y a plus de flâneur, de rêveur, de coureur
Je vois le désir et la détresse à nu
Des sans-logements qui fuient les lieux trop exposés, des hommes ivres, des hommes jeunes,
des hommes drogués ou qui cherchent
Des hommes qui cherchent dans les parages des filles et des hommes qui se vendent

Je marche et je me demande lequel je vais cogner, grâce auquel je pourrai dormir

Est-ce que le bruit des coups sur le corps d’un homme ferait bouger ces gens que vos cris
n’ont pas sortis de chez eux ?

J’aimerais rire
On ne rit pas quand on dort
Je n’arrive pas à dormir
Je devrais pouvoir rire

Je partirai, rassurez-vous, quand vous me direz de partir
Il n’y a pas que les fous qui hurlent et pleurent
Je me demande seulement si un fou qui se mettrait à pleurer et hurler s’endormirait aussitôt
après, comme vous, en quelques secondes

Si vous étiez folle on ne vous laisserait pas votre enfant

Votre enfant, il ne saura rien, je suis là
Je veux dire qu’il ne saura pas que vous avez hurlé
Il ne verra pas votre peur
Et vous ne crierez plus, il continuera à dormir dans sa chambre, toute la nuit jusqu’à ce que
votre peur s’en aille
Vous n’avez pas perdu
Vous êtes toujours forte si votre enfant s’éveille dans quelques heures sans savoir ce que la
nuit fut pour vous
J’irai le voir s’il pleure
Je chanterai pour lui une chanson en lingala et il s’endormira dans ma langue

Suis-je une sorte de berceuse dont vous n’écoutez pas les paroles ?
Non, s’il vous fallait une berceuse, vous auriez la radio, vous auriez des disques ou bien des
morceaux enregistr̩s dans votre ordinateur ou dans votre t̩l̩phone ou dans votre baladeur Рet il y a toujours la t̩l̩vision
Ça ne manque pas, le bruit, les images pour les gens
S’ils veulent dormir, ne penser à rien et dormir

Vous, là, moi, nous nous aidons parce que rien cette nuit, aucune berceuse ne nous sauvera
de nos peurs

J’aimerais rire
Je ne sais pas comment
Rire très fort et que ça comble la rue
Il y a des hommes, des femmes, ils crient, pleurent, s’invectivent les uns les autres ou
bien ils rient
Je les envie
J’envie ce courage d’être un bruit soudain et violent

Vous savez, je devrais vous remercier, je ne parle jamais autant

Mais je ne profite pas de vous

Je peux rester longtemps sans dormir
Si je dormais là j’abuserais de vous
Si je veux rester je ne dois pas dormir

J’ai rencontré une femme au bas d’un immeuble
Je marchais, je me suis arrêté
Cette femme comme moi elle ne pouvait pas dormir
Nous avons parlé
Elle avait fait semblant d’être morte pendant deux jours pour échapper à ceux qui la
pourchassaient
Elle était restée couchée au milieu des cadavres –
Je ne comprenais pas qu’elle me parle, elle ne me connaissait pas

Et je ne l’écoutais pas, je veux dire qu’elle n’avait pas toute mon attention
J’étais concentré sur le rythme de mes pas, je ne voulais pas le perdre, comme ces gens, vous
voyez, qui courent sur place devant un passage piéton en attendant de pouvoir traverser
Rester dans la foulée
Elle a peut-être cru que je l’écouterais mieux que d’autres, parce qu’elle a vu cette
concentration sur mon visage
On rencontre peu de gens qui vous donnent toute leur attention quand vous commencez à
leur parler
EXTRAIT page 9

Écoutez

Écoutez-moi
Je ne sais pas mais –
Ça va aller
Comptez sur moi

Comptez sur moi, je n’ai rien à faire
On ne m’attend pas, je ne vais pas m’en aller

Je marchais quand je vous ai entendue

Comment c’est possible, comment ?

Que vous soyez comme ça dans l’immeuble
Toute seule à crier
Autant crier
Il ne faut pas crier comme ça
Les gens pourraient croire – je ne sais pas
Il y a des cris qu’on n’entend seulement à la mort d’un enfant
Je vois des jouets –
Non
Vous ne seriez pas seule si votre enfant
(…)


EXTRAIT page 23-24

Je marche la nuit pour arriver à dormir
Je marche et je serre les poings, je crois avoir peur, je pense ne plus dormir
Je marche et je croise des hommes
Il est tard, il n’y a plus de flâneur, de rêveur, de coureur
Je vois le désir et la détresse à nu
Des sans-logements qui fuient les lieux trop exposés, des hommes ivres, des hommes jeunes,
des hommes drogués ou qui cherchent
Des hommes qui cherchent dans les parages des filles et des hommes qui se vendent

Je marche et je me demande lequel je vais cogner, grâce auquel je pourrai dormir

Est-ce que le bruit des coups sur le corps d’un homme ferait bouger ces gens que vos cris
n’ont pas sortis de chez eux ?

J’aimerais rire
On ne rit pas quand on dort
Je n’arrive pas à dormir
Je devrais pouvoir rire

Je partirai, rassurez-vous, quand vous me direz de partir
Il n’y a pas que les fous qui hurlent et pleurent
Je me demande seulement si un fou qui se mettrait à pleurer et hurler s’endormirait aussitôt
après, comme vous, en quelques secondes

Si vous étiez folle on ne vous laisserait pas votre enfant

Votre enfant, il ne saura rien, je suis là
Je veux dire qu’il ne saura pas que vous avez hurlé
Il ne verra pas votre peur
Et vous ne crierez plus, il continuera à dormir dans sa chambre, toute la nuit jusqu’à ce que
votre peur s’en aille
Vous n’avez pas perdu
Vous êtes toujours forte si votre enfant s’éveille dans quelques heures sans savoir ce que la
nuit fut pour vous
J’irai le voir s’il pleure
Je chanterai pour lui une chanson en lingala et il s’endormira dans ma langue

Suis-je une sorte de berceuse dont vous n’écoutez pas les paroles ?
Non, s’il vous fallait une berceuse, vous auriez la radio, vous auriez des disques ou bien des
morceaux enregistr̩s dans votre ordinateur ou dans votre t̩l̩phone ou dans votre baladeur Рet il y a toujours la t̩l̩vision
Ça ne manque pas, le bruit, les images pour les gens
S’ils veulent dormir, ne penser à rien et dormir

Vous, là, moi, nous nous aidons parce que rien cette nuit, aucune berceuse ne nous sauvera
de nos peurs

J’aimerais rire
Je ne sais pas comment
Rire très fort et que ça comble la rue
Il y a des hommes, des femmes, ils crient, pleurent, s’invectivent les uns les autres ou
bien ils rient
Je les envie
J’envie ce courage d’être un bruit soudain et violent

Vous savez, je devrais vous remercier, je ne parle jamais autant

Mais je ne profite pas de vous

Je peux rester longtemps sans dormir
Si je dormais là j’abuserais de vous
Si je veux rester je ne dois pas dormir

J’ai rencontré une femme au bas d’un immeuble
Je marchais, je me suis arrêté
Cette femme comme moi elle ne pouvait pas dormir
Nous avons parlé
Elle avait fait semblant d’être morte pendant deux jours pour échapper à ceux qui la
pourchassaient
Elle était restée couchée au milieu des cadavres –
Je ne comprenais pas qu’elle me parle, elle ne me connaissait pas

Et je ne l’écoutais pas, je veux dire qu’elle n’avait pas toute mon attention
J’étais concentré sur le rythme de mes pas, je ne voulais pas le perdre, comme ces gens, vous
voyez, qui courent sur place devant un passage piéton en attendant de pouvoir traverser
Rester dans la foulée
Elle a peut-être cru que je l’écouterais mieux que d’autres, parce qu’elle a vu cette
concentration sur mon visage
On rencontre peu de gens qui vous donnent toute leur attention quand vous commencez à
leur parler
EXTRAIT page 9

Écoutez

Écoutez-moi
Je ne sais pas mais –
Ça va aller
Comptez sur moi

Comptez sur moi, je n’ai rien à faire
On ne m’attend pas, je ne vais pas m’en aller

Je marchais quand je vous ai entendue

Comment c’est possible, comment ?

Que vous soyez comme ça dans l’immeuble
Toute seule à crier
Autant crier
Il ne faut pas crier comme ça
Les gens pourraient croire – je ne sais pas
Il y a des cris qu’on n’entend seulement à la mort d’un enfant
Je vois des jouets –
Non
Vous ne seriez pas seule si votre enfant
(…)


EXTRAIT page 23-24

Je marche la nuit pour arriver à dormir
Je marche et je serre les poings, je crois avoir peur, je pense ne plus dormir
Je marche et je croise des hommes
Il est tard, il n’y a plus de flâneur, de rêveur, de coureur
Je vois le désir et la détresse à nu
Des sans-logements qui fuient les lieux trop exposés, des hommes ivres, des hommes jeunes,
des hommes drogués ou qui cherchent
Des hommes qui cherchent dans les parages des filles et des hommes qui se vendent

Je marche et je me demande lequel je vais cogner, grâce auquel je pourrai dormir

Est-ce que le bruit des coups sur le corps d’un homme ferait bouger ces gens que vos cris
n’ont pas sortis de chez eux ?

J’aimerais rire
On ne rit pas quand on dort
Je n’arrive pas à dormir
Je devrais pouvoir rire

Je partirai, rassurez-vous, quand vous me direz de partir
Il n’y a pas que les fous qui hurlent et pleurent
Je me demande seulement si un fou qui se mettrait à pleurer et hurler s’endormirait aussitôt
après, comme vous, en quelques secondes

Si vous étiez folle on ne vous laisserait pas votre enfant

Votre enfant, il ne saura rien, je suis là
Je veux dire qu’il ne saura pas que vous avez hurlé
Il ne verra pas votre peur
Et vous ne crierez plus, il continuera à dormir dans sa chambre, toute la nuit jusqu’à ce que
votre peur s’en aille
Vous n’avez pas perdu
Vous êtes toujours forte si votre enfant s’éveille dans quelques heures sans savoir ce que la
nuit fut pour vous
J’irai le voir s’il pleure
Je chanterai pour lui une chanson en lingala et il s’endormira dans ma langue

Suis-je une sorte de berceuse dont vous n’écoutez pas les paroles ?
Non, s’il vous fallait une berceuse, vous auriez la radio, vous auriez des disques ou bien des
morceaux enregistr̩s dans votre ordinateur ou dans votre t̩l̩phone ou dans votre baladeur Рet il y a toujours la t̩l̩vision
Ça ne manque pas, le bruit, les images pour les gens
S’ils veulent dormir, ne penser à rien et dormir

Vous, là, moi, nous nous aidons parce que rien cette nuit, aucune berceuse ne nous sauvera
de nos peurs

J’aimerais rire
Je ne sais pas comment
Rire très fort et que ça comble la rue
Il y a des hommes, des femmes, ils crient, pleurent, s’invectivent les uns les autres ou
bien ils rient
Je les envie
J’envie ce courage d’être un bruit soudain et violent

Vous savez, je devrais vous remercier, je ne parle jamais autant

Mais je ne profite pas de vous

Je peux rester longtemps sans dormir
Si je dormais là j’abuserais de vous
Si je veux rester je ne dois pas dormir

J’ai rencontré une femme au bas d’un immeuble
Je marchais, je me suis arrêté
Cette femme comme moi elle ne pouvait pas dormir
Nous avons parlé
Elle avait fait semblant d’être morte pendant deux jours pour échapper à ceux qui la
pourchassaient
Elle était restée couchée au milieu des cadavres –
Je ne comprenais pas qu’elle me parle, elle ne me connaissait pas

Et je ne l’écoutais pas, je veux dire qu’elle n’avait pas toute mon attention
J’étais concentré sur le rythme de mes pas, je ne voulais pas le perdre, comme ces gens, vous
voyez, qui courent sur place devant un passage piéton en attendant de pouvoir traverser
Rester dans la foulée
Elle a peut-être cru que je l’écouterais mieux que d’autres, parce qu’elle a vu cette
concentration sur mon visage
On rencontre peu de gens qui vous donnent toute leur attention quand vous commencez à
leur parler
(...)

Distinctions

Texte « coup de cœur » du Théâtre de la Tête noire, Saran, 2015.


Texte sélectionné pour le fond théâtre du Panta Théâtre, Caen, mai 2017.

Extrait de presse

« J’emprunte à l’auteur de l’épigraphe inaugurale du texte de Cédric Bonfils, l’idée que « nous sommes tous des isolés » mais cet isolement peut être brisé. Elle me sert de titre car c’est sans doute de cela dont il est question dans ce court monologue ou plutôt dans cette adresse à l’autre, qui cherche la réponse toujours de celle qui jamais ne fera entendre sa voix.

Le locuteur est un homme, qui peu à peu se dévoilera, comme la nuit va vers l’aube et une femme sans nom qui dort sur un canapé dans son appartement, un inquiétant couteau dans la main. Son enfant dort dans la pièce d’à côté. Il veille sur elle ; il la protège de la violence du monde, de celle d’un homme, de celle de ses cris de ses hurlements. Au début du texte, il lui répète : Ça va aller (p.9 puis 15)

Il est aussi comme « une veilleuse », une lumière jetée sur leurs deux vies. Il ne cesse de l’interroger avec sollicitude sur son état (les phrases interrogatives sont très nombreuses). Quant à lui, il va par bribes découvrir ce qu’est son existence. Sa parole se constitue de blocs suivis d’espaces, d’élans à nouveau pris vers cet échange nocturne dont la matière est silence et parole. (…)

L’homme qui dit et la femme qui se tait sont seuls au monde, à l’extérieur du monde (…) Le regard sera le Lien (…) »

[Marie Du Crest, La Cause littéraire, février 2016]


« C’est un texte très mystérieux et très intrigant. Bien que la situation semble figée, que l’homme ne parviendra jamais à obtenir de réponse ou de réaction de la femme, la co-présence de ces deux êtres gagne en complexité et interprétations possibles. On se demande si la femme fait semblant de dormir, dort réellement ou est morte, si l’homme est son sauveur, son assassin, un fou, un homme souffrant de solitude…

L’auteur permet, à travers de petits signes, des allusions, des répétitions ou des silences à sous-entendre tout un univers et déplace sans cesse les quelques repères que le spectateur a réussi à se créer. A mes yeux, une des grandes réussites de ce texte est d’avoir réussi à faire cohabiter plusieurs niveaux de lecture possibles et simultanés sans rien sacrifier : fable sur un dialogue entre le Nord et le Sud, sur la France et l’immigration, réflexion sur la présence de l’autre et de ce que nous suggère le corps, essai sur la parole et ses limites, ou simple histoire d’une brève rencontre entre deux individus...

Le texte est par ailleurs écrit de manière très réussie, l’auteur ayant réussi à trouver un équilibre entre une prose suffisamment abstraite pour permettre la polysémie et assez précise et concrète pour ne pas désincarner complètement la situation. Un travail de reprise, de rythme entraîne le lecteur dans l’approfondissement de la situation. Bref, c’est un texte qui m’a paru très stimulant et très riche. »

[ Comité de lecture du Panta Théâtre, Caen dirigé par Simon Grangeat, mai 2017]


« La pièce de C. Bonfils, Votre regard, et plus encore la mise en scène de Guillaume Béguin, interrogent, quant à eux, la matière même du théâtre. Le monologue est une forme fort répandue dans le théâtre d’aujourd’hui ; certes des impératifs économiques expliquent le phénomène mais cette donnée ne suffit pas à comprendre les enjeux dramatiques qui sont à l’œuvre.

Qu’est-ce que le théâtre ? C’est parler à qui ? Et comment ? Pour beaucoup, il est fondé sur l’échange de la parole et du regard sur le plateau et en direction des spectateurs.

Dans le texte de Bonfils, un homme (un africain du Congo) est entré chez une femme qui criait sur le palier. Il ne cesse de vouloir susciter son attention, de provoquer des réponses à ses questions (« Parlez-moi de vous »). Artifice du soliloque.

Dans la mise en scène, G. Béguin a tenu à incarner ce vide, cette absence, ce creux du texte. Une jeune comédienne, dès le début de la représentation, est assise contre le mur de scène, côté cour, à bonne distance de celui qui ne fait que parler. A plusieurs reprises, elle va se lever, comme pour escalader cette paroi qui l’enferme avec l’inconnu, en tournant le dos à la salle, et toujours, elle va, dans un éclat violent de lumière, semblable à une décharge électrique, s’écrouler au sol. L’homme ne va cesser de l’observer, de tourner autour d’elle comme si cette paradoxale présence théâtrale faisait énigme.

Mais lui aussi est muré dans ce principe du langage sans communication (…) »

[Marie Du Crest, La Cause littéraire, 25 octobre 2017]

Vie du texte

Lecture lors des Lundis en coulisse de la compagnie Les encombrants, Dijon, le 7 mars 2016.


Lecture par l’auteur à la médiathèque de Sainte-Geneviève, Beauvais, le 30 juin 2017 et à la médiathèque de Saint-Just, Beauvais, le 29 septembre 2017.


Création dans une mise en scène de Guillaume Béguin, compagnie De nuit comme de jour, avec Cédric Djedje, au Théâtre de poche de Genève, du 2 octobre au 5 novembre 2017.

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