Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Ma plus grande pièce c’est dehors

1
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une route un passage des femmes
la mère la fille qu’on appelle Loche
des générations de femmes avec des mains
en choeur c’est-à-dire dans un même geste de dire elles disent dans le mouvement de la parole de l’autre

on a des kilomètres dans les jambes et faut marcher derrière

regarde donc on en fait des kilomètres dans les champs
ma plus grande pièce c’est dehors
fais pas attention on travaille la terre nous on fait la culture on peut pas être à la messe et sonner les cloches on est des terreux nous

si on est en retard on est en retard mais on le fait nous c’est les bras
tout mon boulot c’est les mains
j’ai toujours fait un travail d’homme
c’est que les femmes se retrouvaient veuves
je fais les travaux des champs
je suis à la herse avec les chevaux
je passe le motoculteur je suis un peu trop prise hein des fois
je suis coupée en deux à surveiller les bêtes
mais j’aime ça remarquez j’aime
leur donner du foin
je fais la fenaison avec toi en balles rondes je fais
pour te venir à la trace derrière
on va faire le foin pour les vaches

c’est la moisson il faut y aller
livrer les bennes j’y vais
et la racleuse pour mettre en tas
ben oui je le fais ça
je manie
la tronçonneuse pareil

jamais je me marierai avec un agriculteur
parce que sitôt que t’es marié faut que t’ailles à la banque pour emprunter
c’est l’habitude c’est maman qui commande papa est mort de la maladie bleue
j’ai un peu gardé ce truc-là si tu veux on va faire la portion

on sème j’y vais
la charrue tout ça
comme un homme quoi

les hommes ils disent ils sont gonflés de la laisser aller la femme

le bois j’abas
les arbres faut les abattre celui-là au milieu faut l’abattre
ce qui gêne c’est l’arbre vous avez vu elles sont là les branches
ça a pas bien de valeur ça fait de l’ombre un peu si on veut
y’a comme des branches mortes autour qu’il faut tomber
faut savoir perdre pour gagner ailleurs

si vous voulez eh bien notre verger il est mieux
mais selon les anciens de notre nouveau verger c’est le leur qui est mieux
vous m’enlevez mon verger y’a plus de bonne femme
c’est pas que de la terre c’est les trente ans dedans
alors mon cœur que t’a mis à planter dedans il se vide
c’est bête quoi parce que ça coupe
on gagne du temps

parce qu’on perdait du temps en changeant de prés de champs
que maintenant on reste dedans

y’a le trou
dans l’arbre le creux
où chacun vient avec sa tristesse oui je parle c’est des arbres c’est un programme tous les arbres ils sont démontés ça s’amène
par élément

alors je vais t’expliquer
j’ai jamais pu voir le tracteur
aussitôt qu’il tourne je fous le camp
le tracteur on peut le faire tourner la journée c’est la machine qui fait rendre fous les bonhommes ça les énerve
j’ai liquidé ma voiture faut savoir s’arrêter
bientôt le tracteur va tourner tout seul dans les champs
la machine elle dit pas ce qu’il y a de beau
des coups de fusils des coups de pétards
je sais pas lequel a eu raison moi qui voulait la voiture toi qui voulais la télé c’est tout de trucs entre parenthèses mais c’est vrai
la st Médard la pluie 40 jours la moisson est foutue

faudrait les revoir les saints ça doit plus être les mêmes
vous allez comprendre
le grand chef il m’a repérée il m’a dit si tu veux tu viens
j’y suis rentrée comme ça en déplacement
je fais un peu de tout moi j’ai mon cheval
c’est vrai que je suis toujours suspendue quelque part je suis toujours perchée
qu’est ce qu’elle fout dans les camions
elle serait mieux derrière les fourneaux
moi du moment que je peux emmener mon cheval avec moi y’a pas de problème
je cherche des emplacements pour ma jument puis moi
franchement

c’est pas la place d’une fille

met un casque ma jeune la plus vieille elle est presque à poil dans la rue
on est loin d’être comme ça on est blindés aux champs la grande blouse le chiffon sur la tête
les manches les bas on s’habille pourquoi dis moi voir
que maintenant elles sont presque toutes nues

2
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les femmes avec les hommes c’est un groupe ce n’est pas un chœur
c’est une équipe d’habillés pareil
ils disent à tour de rôle

il est un peu court
ben oui il est court même pour toi il est court
la taille du dessus il était plus cher il l’a pas pris
mais il te va bien
200 euros il l’a payé
non mais il est trop grand
non mais il te va bien

t’es bien avec là
bof je prends l’air
t’as moins chaud
c’est pas grave on a tout le confort
tu sens quelque chose toi sur la route
fais voir le tien tu fais combien de tour
moi je suis bien là-dedans je suis bien dans l’autre
de toutes façons tous les casques
enfin je pourrais pas mettre le tien
visière fumée extérieur c’est pas bon
ben pour moi si

il est plus là le monsieur d’avant
je sais pas le proprio
avec des moustaches
oui
on le voit plus
toi ça fait pas longtemps que t’es là
moi aussi je bouge

t’y vas
ben si tout le monde y va oui
moi j’y vais avec des autres
qu’est-ce que tu fais
on n’a encore rien fait
on a déjà perdu un chèque
t’as perdu un chèque
je lui donne un chèque il avait pas de sous
t’as toujours pas tiré le chèque
le chèque on sait plus où il est le chèque
moi les chèques
alors le carnet de chèques il est où
à tous les coups le carnet de chèque il est au poste
je suis débordé
t’as quand même perdu un chèque
t’as pas trouvé alors le chèque
en 20 ans j’ai jamais trouvé un chèque
le numéro du chèque si t’en donnes un autre
le numéro c’est pas bon
surtout les chèques que je fais
tu mets le numéro du chèque toi
je le mets pas sur mon carnet je mets ça sur une feuille à côté
faut avoir le temps
je vous expliquerai quand même un peu le mieux c’est sur ordinateur
tu dis qu’on paye pas on paye pas
tu vois pas gratuit c’est marqué gratuit
qu’est-ce que tu payes pas
moi c’est gratuit tous les virements sont gratuits
c’est pour ça je fais plus que des virements
je paye pas moi ça je paye pas
c’est comme les raccourcis c’est cher
je ferai un chèque à chaque fois tu te rends compte
les gens ils font ça tout est payé
bien sûr tout est payé
les chèques c’est souvent qu’on en demande parce qu’on les perd en plus
ils te donnent de l’argent
ah ça m’intéresse maintenant
ne riez pas vous ne savez pas ce que c’est
on n’est quand même pas à l’abri
ça fait un trou
oh y’en a qui se rendent pas compte
tu sais des fois ça lui suffit pas.

Extraits de presse

« La matière première de ce texte, c’est sa langue, son oralité, son souffle, son flux, une matière dont il faut se laisser traverser. Le texte ne comporte pas de ponctuation ni de distribution, juste une didascalie au début de chacune des trente séquences, histoire de lancer quelques pistes.

Il faut mâcher cette matière, l’entendre, la décortiquer pour que naissent des voix, des figures : ceux qui travaillent sur le chantier, ceux qui regardent le chantier changer le paysage, les morts d’un cimetière que l’on déplace... (...)

Une des belles surprises de cette pièce qui maintient le lecteur en alerte, c’est de constamment décaler le réel. Apparemment, Claire Rengade adore la bascule entre réalisme et onirisme. La description du forage peut ainsi ressembler à une séquence de science-fiction, dans un monde en fusion, irréel, fascinant et dangereux.

Au final, cette pièce est une forme très novatrice entre théâtre, poésie et reportage. Un flux impressionniste, parfois dense, touffu, ardu, mais qui sonne, résonne, jubile. Une vraie belle surprise d’écriture. »

[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n° 99, janvier 2009]


« Votre pièce (...) exige, je ne vous l’apprends pas, un véritable effort de la part du lecteur (...) Mais une fois dépassée cette contrainte stimulante, (le lecteur est acteur) il paraît évident que ce texte est très riche, très bien documenté et que des êtres vrais s’y expriment. Porté par un souffle très puissant, un univers insoupçonné se dévoile peu à peu, comme les strates d’une mythologie inscrite dans le paysage des hommes et le plaisir de la lecture ressemble à la satisfaction de résoudre une énigme, d’entrevoir des possibles.
Et puis, il y a une écriture qui nous rend le texte très proche, humain, presque sensuel. »
[Comité de lecture du Panta Théâtre, Caen, avril 2008]


« Très épatant cette manière poético-documentaire d’amener dans l’espace du plateau de théâtre le dehors, l’air, la boue, la forêt et surtout pas (et le tour de force est là) par la description ou la narration ou un quelconque artifice technologique mais par la langue, par la poésie, par l’épaisseur du mot, son rythme, sa matière. Par le style donc. Et le style fait l’écrivain.
Ce style qui ici rend perceptibles les lignes d’une vallée, le tracé d’un bulldozer, le grain d’un béton mais aussi toutes ces voix humaines qui parlent de cette terre bouleversée.
C’est un texte avec des gens dedans. Avec le travail des gens. Avec toute une humanité (j’ai pensé à Dumont et à Depardon côté cinéma) pour qui Claire Rengade éprouve/écrit un amour profond. Amour des gens, amour du réel, amour du paysage. Et il n’y a que la force de la littérature pour rendre ça.
[Philippe Labaune, octobre 2008]


« La qualité poétique profonde du langage nous a touchés, témoignant d’un authentique regard porté sur la vie rurale et sa transformation par la mécanisation du monde moderne.
(...) Tout se tient dans la parole, et ces fragments de langage et d’imaginaire - sans errance psychologique aucune - donnent une existence forte et concrète aux personnages-locuteurs.
A la manière d’un photographe fixant le monde sur la pellicule tout en s’étonnant du décalage avec ce qu’il voit une fois l’épreuve entre les mains, ce décalage entre écoutes subjective et objective est extrêmement intéressant : les ellipses, les silences, sont également producteurs de sens. »
[Laure Hémain, comité de lecture du Théâtre National de la Colline, Paris, 2009]

Vie du texte

Lecture d’extraits par Claire Rengade lors de la rencontre organisée par Aneth à la médiathèque de Brétigny-sur-Orge, le 30 janvier 2009.


Lecture proposée par le Tanit Théâtre et dirigée par Isis Louviot avec Virginie Lacroix, Eric Louviot, Gilles Masson, Christophe Tostain, Lisieux, les 6 et 7 mai 2010.


Performance-musicale lors de la première Rencontre des Fleuves Invisibles, proposée par Christine Dormoy, commande d’écriture musicale à François Rossé par la compagnie le Grain Théâtre de la voix, Malagar, Centre François Mauriac, Saint-Maixant (33), les 24 et 25 septembre 2016

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