Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
Scène 22, p. 40 à 43
Gué (déguisé), Falstaff
GUÉ. - Seigneur Falstaff, bonjour et que Dieu vous protège !
FALSTAFF. - À vous de même. Vous désirez me parler ?
GUÉ. - En effet, Seigneur Falstaff, et je fais appel à votre indulgence si j’ai la hardiesse de vous importuner. Mon nom est Rivière.
FALSTAFF. - Cher Monsieur Rivière, coulez comme chez vous.
GUÉ. - Je suis, Seigneur Falstaff, fils de bonne famille, grand voyageur et plutôt dépensier, car, c’est un fait connu, quand l’argent marche en tête, la route est libre, plus d’obstacles.
FALSTAFF. - L’argent, fameux soldat à qui rien ne résiste !
GUÉ. - Certes, Seigneur Falstaff, et j’en ai là un sac fort lourd à porter. Serait-ce un effet de votre bonté que de m’y aider ?
FALSTAFF. - Vous servir de porteur, pardieu ! Et comment pourrais-je mériter cette grâce ? Je suis au regret de ne le point deviner.
GUÉ. - Elle vous sera facile à mériter, Seigneur Falstaff, si vous accédez à ma requête. Mais surtout, je vous prie, apprenant quel chagrin m’accable, faites retour sur vous-même, maintenez grand ouvert l’œil de votre conscience et vous compatirez au sort d’un misérable pécheur.
FALSTAFF. - Fort bien, Monsieur, je vous écoute.
GUÉ. - Seigneur Falstaff, je suis passionnément épris de la femme d’un certain Gué, bourgeois de cette ville. Vous êtes de noble race, vous avez de l’éloquence, vous êtes le chéri de ces dames, vos avantages sont tels qu’ils en séduiraient vingt comme elle...
FALSTAFF. - Oh ! Cher Monsieur !...
GUÉ. - Seigneur Falstaff ! Point de fausse modestie ! Mais revenons à moi, dont l’amour est si profondément enraciné, si invariablement fixé sur cette femme que la vie m’est à charge si je ne suis aimé d’elle.
FALSTAFF. - L’avez-vous poursuivie de vos assiduités ?
GUÉ. - Non, Seigneur Falstaff, jamais, en aucune façon.
FALSTAFF. - Quelle sorte d’amour est-ce là ?
GUÉ. - C’est comme un beau palais que j’aurais édifié en rêve, mais sur un fonds qui ne m’appartient pas.
FALSTAFF. - Puis-je savoir à quelles fins vous me découvrez ces mystères ?
GUÉ. - C’est ce qui me reste à vous dire, et j’aurai tout dit quand ce sera dit. Elle est si farouchement campée sur sa vertu, si pure et si droite, elle a tant d’éclat, que je n’ose la regarder en face. Maintenant, supposez que j’aie détecté anguille sous roche, que j’aie connaissance d’une faute, d’une faiblesse qu’elle aurait eue, et que je survienne preuve en main, peut-être parviendrais-je à balayer tous ses petits scrupules et à la détourner de cette fidélité conjugale qu’elle affiche avec tant d’orgueil.
FALSTAFF. - Un amour si véhément s’accommoder de cela ! L’objet de vos désirs entre les bras d’un autre ! L’ordonnance est extravagante, le remède pire que le mal.
GUÉ. - Point du tout, Seigneur Falstaff. Il me tirera d’un doute que j’ai, pour me donner la certitude.
FALSTAFF. - S’il en est ainsi, Monsieur Rivière, cessons de couper les cheveux en quatre. Votre argent, d’abord. Je l’accepte. Votre main, ensuite. Donnez-la moi. Et à la fin des fins, vos vœux seront comblés, vous aurez la femme de Gué.
GUÉ. - Oh ! mon bien cher Monsieur !
FALSTAFF. - Chose promise, chose due, Monsieur Rivière. Vous l’aurez.
GUÉ. - Usez de mon argent autant que de besoin, Seigneur Falstaff, il faut ce qu’il faut, usez et abusez.
FALSTAFF. - Usez de Dame Gué autant que de besoin, Monsieur Rivière, usez et abusez. Son émissaire, sa go-between, sortait d’ici quand vous vous êtes présenté. Je vous le dis en confidence, elle m’a donné rendez-vous entre huit et neuf. C’est l’heure où son vilain jaloux, son cornard de mari, doit s’absenter de la maison. C’est une affaire qui marche. Venez me trouver à la tombée du jour, et vous verrez si je traîne.
GUÉ. - Dites-moi, cher Monsieur : ce Gué, le connaissez-vous ?
FALSTAFF. - Le cornard ? Qu’il aille se faire pendre, le pauvre bougre, je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam. Mais que dis-je, pauvre ? Ne le déprécions pas. Le cornard est riche au contraire, très riche, un vrai Crésus, il manie l’argent par monceaux. Et c’est par là que son épouse me paraît si appétissante. Le cornard est un coffre-fort. Elle en est la clef. À moi la serrure ! Voilà le pourquoi de mon flirt.
GUÉ. - M’est avis, Seigneur Falstaff, qu’il vous serait bon de connaître Gué, afin de l’éviter en cas de rencontre.
FALSTAFF. - Le maraud, le cornard, qu’il aille se faire pendre ! D’un seul de mes regards je vous le gorgonise. Tremblote, chair de poule, pétrification ! Ma cravache est un foudre, gare à ta caboche, sombre crétin ! Que peut ce cul-terreux contre ma bonne étoile ? Il a trouvé son maître et sa femme est à toi. Tu coucheras avec elle, mon petit Rivière, et n’oublie pas : ce soir, viens aux nouvelles ! Il y en aura de fraîches quant au péquenot et à ses cornes.
Scène 23, p. 44
Gué
GUÉ. - La sale bête ! Vrai pourceau d’Épicure ! Lettres galantes, rencontre secrète, l’intrigue est nouée. Ce brave Page n’est qu’un âne endormi sur ses deux oreilles. Me fier à ma femme pour se garder elle-même ? Autant confier ma cave à un Irlandais, mon garde-manger à un moine et ma voiture à un truand ! Une femme, ça complote, ça rumine. Ce que ça mijote au fond du cœur, ça crèverait plutôt que d’y renoncer. Merci mon Dieu, merci, de m’avoir fait jaloux ! Le temps presse, prenons les devants. Mieux vaut une heure trop tôt qu’une minute trop tard. Cocu ? Bonté divine, pitié, pitié !
Création par Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger, compagnie L’Illustre théâtre, à la Maison de la culture de Bourges (mars 2004).
Reprises :
— à la Coupe d’or, Théâtre de Rochefort (mars 2004) ;
- au Théâtre Athénée-Louis Jouvet à Paris (avril-mai 2004) ;
- à la Maison de la culture de Loire-Atlantique, à Nantes (septembre-octobre 2004) ;
- à Orléans ;
- au Théâtre du gymnase à Marseille.