Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Soldat Cheval d’Emmanuel Darley
[Extrait, p. 13- 14]
Je suis arrivé et tout était fini. J’étais seul dans ce qui restait des faubourgs. Du silence. De la poussière. Du vent et puis l’odeur.
J’ai marché dans les rues et plus rien ne bougeait si ce n’est quelques portes claquant régulières et des tuiles finissant par tomber. Je suis allé jusqu’au palais et c’était un fantôme. Des murs au crépi déchiqueté, des ouvertures béantes et le toit, les coupoles, mon Dieu. Pans de tôles suspendus charpentes métalliques, fers forgés désossés.
Personne. Pas âme qui vive. Peut-être, en tendant bien l’oreille, plus loin, très loin, sans doute dans les montagnes, les bruits des armes lourdes. Plus loin encore, qui sait, les chevaux, le commandant. La place de l’Indépendance vide de toute présence. Quelques bêtes çà et là , ventre ouvert, pattes tordues. Une armée de mouches à l’abordage.
Je suis resté là sans bouger.
Quoi faire d’autre ?
J’ai rangé ma veste, mes papiers militaires, ma feuille de route, l’appel aux armes. Inutiles semble-t-il. Je me suis assis sur une pierre et malgré l’heure tardive, le soleil frappait fort.
Tout était fini.La fuite et les combats. Quelques feux allumés, de la fumée par-ci par-là . Le sol, les pavés, le bitume, à présent labourés. Retournés. Grandes crevasses, restes d’arbres, de chemins.
Et le silence.
J’ai traîné alentour regardant les ruines de cette ville. Je suis venu tout contre le palais et je les ai retrouvés. Allongés qu’ils étaient face contre terre. Ceux qu’il m’aurait fallu rejoindre. M’ayant gardé une petite place, une arme, un peu d’alcool de prune pour donner du courage. Ayant gardé ma présence à l’esprit au plus fort du combat, pensant Que fait-il, où est-il ? Qu’a-t-il fait de la peur ?
J’ai traîné çà et là . Je me suis éloigné. J’ai retrouvé ma pierre et de cette position, j’ai regardé derrière, ces garçons allongés, chacun connu de moi. Depuis le petit âge, depuis la cour, le toboggan, le tourniquet, la cage aux singes.
Un temps a passé. La nausée s’installait.
J’ai entendu un bruit, comme un écho lointain. De l’autre côté de la place venaient en trottinant quatre chiens reniflant, ayant deviné ma présence, à moins que ce ne soient les autres, allongés désormais. Ont hésité un temps puis se sont approchés, doucement jusqu’à toucher ma main. Grondant, découvrant des babines. Remuant aussi la queue. J’avais plus chaud. La nuit tombait, une nuit sans étoiles, sans lune, simplement éclairée par les dernières flammes dans le cÅ“ur du palais.
Dans les draps blancs d’autrefois
de Laurent Gaudé
[Extrait, p. 23- 24]
« Elle avance. Interdisant le repos. Interdisant le détour. Toujours là . Dans le dos. Gagnant du terrain. Allongeant le pas. Avalant nos traces et les souvenirs d’autrefois. »
Ne rien oublier. Prendre peu. Laisser ce qui pèse. Les objets. Les meubles. C’est ce qu’ils ont dit. Ceux de la carriole. En bas. Se dépêcher. Ils l’ont répété plusieurs fois. Ils m’attendent. Se dépêcher. Ne rien prendre que ce que les épaules peuvent porter. Juste ce qui ne ralentira pas la marche. Le reste sera pour toi. Là . À tes côtés. Tu n’auras pas de tombe. Pas le temps. Pas la force. Il faut faire vite. Je te laisse dans la chambre. Avec les objets de notre vie. Tout autour de toi. Tes vêtements. Tant de fois nettoyés. Repassés. Amidonnés. Je te les laisse. Là . En pile. À portée de main. Je ne prends rien. Je laisse tout. Là . Derrière moi. Il faut faire vite. Car elle avance. Droit sur nous. Sans arrêt. Sans fatigue. Elle s’étend toujours plus dans le pays. Il faut faire vite. Ils attendent en bas. Près de la carriole. Sur le perron. Ils n’attendent plus que moi.
Pourtant elle paraissait encore loin, ce matin. Ni bruit. Ni cri. Le calme d’un matin. Et puis, d’un seul coup. Comme ça. Tu travaillais sur la terrasse. Sans te douter de rien. Dans tes pensées, comme on dit. Une grande explosion. Un souffle de lumière. Une pluie de gravats. Le vacarme des pierres. Le silence, à jamais, tout autour de toi.
Elle avance. Sur nos talons. Elle ne nous lâchera plus. Toujours derrière. Interdisant le repos. Interdisant le détour. Toujours là . Dans le dos. Gagnant du terrain. Allongeant le pas. Avalant nos traces. Infiniment plus rapide, sûrement, que ce pauvre cheval qu’ils attèlent en bas.
Il y avait des voitures autrefois. Un parking entier. Les carrosseries scintillaient sous les néons. Toutes brillantes et bien lavées. C’était le Casino Palace Hôtel. Sur les rives du fleuve. Avec ses terrasses infinies où les femmes fumaient des cigarettes en demandant le nom des oiseaux. L’éclat des rires. Le bruit des verres. Lustres de cristal. Boiseries et canapés. Le Casino Palace Hôtel. Nous avions toujours du travail. Les gens se pressaient ici. Sur les rives du fleuve. Les nuits d’été. La foule de ceux qui jouaient. Un Å“il sur le tapis vert, un autre sur les actualités à la télévision. Tu me racontais, le soir venu. Les fortunes faites ou défaites. Les mises jouées. Tu me racontais tous ces hommes épuisés, un verre à la main. Moi, j’étais au linge. Je ne voyais d’eux que les traces qu’ils laissaient dans les draps du matin.
Prendre peu. Vite. Ils attendent. Et doivent s’impatienter. Je suis la dernière à traîner dans l’hôtel. Prendre peu. Tout enrouler dans un drap. Presque rien. Je laisse tout. Avec toi. Derrière moi.
Une Besace de Michaël Glück
[Extrait, p. 31 Ã 33]
(Un chemin poussiéreux. Sur une carriole tirée par un cheval, un homme et sa femme à l’avant ; leur tournant le dos une vieille femme.)
Vieille femme. - Mal rasé. Un homme mal rasé, c’est pas bon pour une femme, c’est pas un homme pour toi ça. Fait jamais un vrai foyer un homme comme ça. Je t’avais prévenue, la fille. Mais on a beau dire. Toi tu disais, comment tu disais déjà , tu disais : il a de si beaux yeux, il a de si belles mains, si douces. Tout un poème que tu faisais de ses yeux, de ses mains. D’accord, d’accord, tu as raison, la fille. De beaux yeux, de belles mains. Qu’il avait. Hier. Mais aujourd’hui, tu les as regardés, ses yeux. Et ses mains.
Devenus quoi ses yeux, devenues quoi ses mains. Si douces, vraiment. Non, non ne me réponds pas. Pleure. C’est ça, pleure.
Un homme mal rasé. Quand ça commence comme ça un homme, à laisser la mauvaise herbe manger le visage, c’est comme une ville. Et c’est quoi une ville. Les noms d’une ville. Les mots, les adieux, le temps des mots pour les adieux. C’est quoi une ville sans les mots.
Rien, ça laisse seulement pousser la mauvaise graine des coups. Oui, oui, je sais. Tout par cÅ“ur la fille : la nudité d’un visage de femme est une insulte au ciel.
Va, cache tes bleus, la fille. Ils ne sont pas reflets d’en haut, ils vont virer à l’automne, tes bleus. Quand les mots désertent les bouches et les rues, les coups pleuvent, les armes parlent. De la mauvaise herbe. Il n’y a plus que ça qui pousse dans les ruines. Un homme mal rasé c’est un visage en ruines.
Va petit cheval, va trotte de l’avant, droit devant toi, vers la poussière. Le chemin tombe dans tes yeux, la fille, et dans ceux de ton mari. Ne t’inquiète donc pas. Jusqu’à mon dos qui tremble tellement la peur t’agite. Ne t’inquiète donc pas, qu’il ne comprend rien, l’homme.
Encore un qui a appris dans un livre celui-là , ton mal rasé. Il n’a pas appris d’une mère et qui n’a pas appris d’une mère n’entend rien à la langue qui sort de la bouche d’une mère. Arrête de trembler, il est sourd, je te dis. Et ne me donne pas des coups de coude dans les côtes, il est sourd, je te dis. Égorgeur, fils d’égorgeur.
Tu vois. Il réagit pas. Comprend rien, n’entend rien. La langue des mères, connaît pas. Va, continue à regarder droit devant toi, comme lui et laisse-moi parler. M’avez tous fait vieillir si vite. On ne coupe pas la parole à une vieille femme.
Je parle parce que je parle. Le trop plein dans les yeux doit sortir par la bouche.
Mal rasé, je t’avais prévenue pourtant. Toutes, je vous ai prévenues. (Elle lève sa besace.) Elle aussi, elle savait. Suis une vieille folle qui radote. Mal rasé. Pas besoin de le regarder en face ton mari, je regarde derrière vous, la ville s’éloigne, suffit. Ce qu’il en reste, ce qui va tomber, ce qui s’effondre, ce qui va céder peu à peu sous la pression des mauvaises herbes, des saxifrages et des bousiers tourne-merde. Égorgeur.
« Kaboul. C’est sous ce titre évocateur que sont réunis trois textes, trois monologues qui ne sont pas à proprement parler du théâtre, mais qui oscillent entre l’écrit et le dit, et qui, parce qu’ils donnent à entendre une parole vivante, ne peuvent être réduits à de simples récits.
Le point de départ : une photographie, image d’une charrette portant hommes, femmes et bagages, alors qu’au loin se détache la silhouette d’un palais dévasté.
C’est de cette image et du mot « guerre », plus que de la réalité du conflit afghan, que sont nés ces trois textes.
Là sont l’originalité et la cohérence du recueil : la charrette, la ville dévastée sont présentes dans chacun des textes, sous une forme différente, car chacun des trois auteurs livre un regard personnel sur cette image et la fait parler avec sa propre imagination.
Avec Emmanuel Darley, c’est le « Soldat Cheval » qui surgit et nous raconte sa découverte d’une ville après la bataille... la désolation et la mort (...).
Laurent Gaudé, avec la musicalité qui lui est propre, donne à entendre le monologue d’une femme, seule dans un hôtel vide avec le corps de son mari qu’elle ne peut pas abandonner sans lui avoir rendu les derniers hommages, sans avoir protégé son corps « dans les draps blancs d’autrefois ».
Flux et reflux d’une voix, qui oscille entre panique et nostalgie et qui, son devoir accompli, s’éteint dans une douce et lucide sérénité.
La voix que fait entendre Michaël Glück dans « Une besace » est toute différente : celle d’une vieille femme révoltée contre le pouvoir d’un homme, de l’homme qui bat sa fille, et qui tue. Regards particuliers sur la guerre, regards minuscules qui en disent plus long que tous les journaux sur la guerre et les misères qu’elle apporte partout, en Afghanistan comme ailleurs.
Là , la guerre est un monstre sanguinaire dont la marche inéluctable ne peut être arrêtée : face à elle, la vie compte moins que le respect de la dignité et du lien qui unit les hommes. Ailleurs, la guerre et les violences qu’un homme peut faire subir à une femme sont une seule et même chose, la disparition des mots au profit des armes. Pour répondre à ces trois voix d’outre-tombe, des photographies d’Atiq Rahimi prises à Kaboul après la guerre ont été reproduites à la fin du recueil : un autre écho, encore différent, de cette indicible, la guerre, qui est passée par Kaboul. »
[Bulletin critique du livre français, avril 2004]
« Indéniablement, il est sensible aux conflits récents : dans un recueil intitulé Kaboul, Laurent Gaudé a écrit un très beau texte « Dans les Draps blancs d’autrefois », monologue d’une employée à la buanderie d’un grand hôtel adressé à l’homme aimé mort à cause d’« Elle », la guerre en marche, très représentatif de ses thèmes récurrents. »
[La Quinzaine Littéraire, 1-15 avril 2004]
« Comme toujours, la plume de L. Gaudé fait merveille. On en oublie presque le contexte où se trouve la narratrice. C’est plein d’attention, de délicatesse. Les derniers restes d’humanité décidés à résister face à la mort, l’inéluctable.
M Glück nous livre l’indicible, l’horreur dans le long flot sans fin, sans peur de la vieille femme. Elle n’a plus rien à perdre puisque tout son monde tient dans sa Besace. Toute la révolte de la vieille femme est rendu en phrases saccadées, répétitives, montant en pression, en rythme syncopé, jusqu’à la fin, jusqu’au silence. »
[Dedale, Biblioblog, 2 décembre 2010]
Christine Gagnieux a proposé une lecture de Dans les Draps blancs d’autrefois de Laurent Gaudé et Une besace de Michaël Glück lors du Salon de l’édition théâtrale, place Saint-Sulpice, le 24 juin 2003 à Paris.
Mise en espace des trois textes composant Kaboul, dirigée par François Leclère, avec Christine Gagnieux, à Théâtre Ouvert, le 27 septembre 2004.
Lecture de Une Besace de Michaël Glück par Claude Maurice dans un univers sonore imginé par Henri d’Artois et rendu dans un dispositif de multi-diffusion à huit voies, La Baignoire à Montpellier, les 6 et 7 mai 2010.