Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Extrait du texte

Acte I, Scène II, p. 21
Le Père de famille, La Brie, Le Commandeur, Cécile, Germeuil

LE PÈRE DE FAMILLE. - Est-ce pour leur bonheur, est-ce pour le nôtre qu’ils sont nés ?... Hélas ! ni l’un ni l’autre.

La Brie vient avec des bougies, en place où il en faut ; et lorsqu’il est sur le point de sortir, le Père de famille l’appelle :

La Brie !

LA BRIE. - Monsieur.

LE PÈRE DE FAMILLE, après une petite pause, pendant laquelle il a continué de rêver et de se promener. - Où est mon fils ?

LA BRIE. - Il est sorti.

LE PÈRE DE FAMILLE ? - À quelle heure ?

LA BRIE. - Monsieur, je n’en sais rien.

LE PÈRE DE FAMILLE, encore une pause. - Et vous ne savez pas où il est allé ?

LA BRIE. - Non, monsieur.

LE COMMANDEUR. - Le coquin n’a jamais rien su. Double deux.

CÉCILE. - Mon cher oncle, vous n’êtes pas à votre jeu.

LE COMMANDEUR, ironiquement et brusquement. - Ma nièce, songez au vôtre.

LE PÈRE DE FAMILLE, à La Brie, toujours en se promenant et rêvant. - Il vous a défendu de le suivre ?

LA BRIE, feignant de ne pas entendre. - Monsieur ?

LE COMMANDEUR. - Il ne répondra pas à cela. Terne.

LE PÈRE DE FAMILLE, toujours en se promenant et rêvant. - Y a-t-il longtemps que cela dure ?

LA BRIE, feignant encore de ne pas entendre. - Monsieur ?

LE COMMANDEUR. - Ni à cela non plus. Terne encore. Les doublets me poursuivent.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Que cette nuit me paraît longue !

LE COMMANDEUR. - Qu’il en vienne encore un, et j’ai perdu. Le voilà À Germeuil. Riez, monsieur, ne vous contraignez pas.

La Brie est sorti. La partie de trictrac finit. Le Commandeur, Cécile et Germeuil s’approchent du Père de famille.


Acte I, Scène III, p. 22
Le Père de famille, Le Commandeur, Cécile, Germeuil

LE PÈRE DE FAMILLE. - Dans quelle inquiétude il me tient ! Où est-il ? Qu’est-il devenu ?

LE COMMANDEUR. - Et qui sait cela ?... Mais vous vous êtes assez tourmenté pour ce soir. Si vous m’en croyez, vous irez prendre du repos.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Il n’en est plus pour moi.

LE COMMANDEUR. - Si vous l’avez perdu, c’est un peu votre faute, et beaucoup celle de ma sœur. C’était, Dieu lui pardonne ! une femme unique pour gâter ses enfants.

CÉCILE, peinée. - Mon oncle !

LE COMMANDEUR. - Si vous en êtes fous à présent qu’il sont jeunes, vous en serez martyrs quand ils seront grands.

CÉCILE. - Monsieur le Commandeur !

LE COMMANDEUR. - Bon ! est-ce qu’on m’écoute ici ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Il ne vient point.

LE COMMANDEUR. - Il ne s’agit pas de soupirer, de gémir, mais de montrer ce que vous êtes. Le temps de la peine est arrivé. Si vous n’avez pu la prévenir, voyons du moins si vous saurez la supporter... Entre nous, j’en doute... La pendule sonne six heures. Mais, voilà six heures qui sonnent... Je me sens las... J’ai des douleurs dans les jambes, comme si ma goutte voulait me reprendre. Je ne vous suis bon à rien. Je vais m’envelopper de ma robe de chambre, et me jeter dans un fauteuil. Adieu, mon frère... Entendez-vous ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Adieu, monsieur le Commandeur.

LE COMMANDEUR, en s’en allant. - La Brie.

LA BRIE, du dedans. - Monsieur ?

LE COMMANDEUR. - Éclairez-moi ; et quand mon neveu sera rentré, vous viendrez m’avertir.


Acte II, scène VI, p. 54
Saint-Alban, Le Père de famille

SAINT-ALBAN, en entrant, et avec vivacité. - Mon père !

Le Père de famille se promène et garde le silence. Saint-Albin, suivant son père, et d’un ton suppliant :

Mon père !

LE PÈRE DE FAMILLE , s’arrêtant, et d’un ton sérieux. - Mon fils, si vous n’êtes pas rentré en vous-même, si la raison n’a pas recouvré ses droits sur vous, ne venez pas aggraver vos torts et mon chagrin.

SAINT-ALBIN. - Vous m’en voyez pénétré. J’approche de vous en tremblant... je serai tranquille et raisonnable... Oui, je le serai... je me le suis promis.

Le Père de famille continue de se promener. Saint-Albin, s’approchant avec timidité, lui dit d’une voix basse et tremblante :

Vous l’avez vue ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Oui, je l’ai vue ; elle est belle, et je la crois sage. Mais, qu’en prétendez-vous faire ? Un amusement ? je ne le souffrirais pas. Votre femme ? elle ne vous convient pas.

SAINT-ALBIN, en se contenant. - Elle est belle, elle est sage, et elle ne me convient pas ! Quelle est donc la femme qui me convient ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Celle qui, par son éducation, sa naissance, son état et sa fortune, peut assurer votre bonheur et satisfaire mes espérances.

SAINT-ALBIN. - Ainsi le mariage sera pour mois un lien d’intérêt et d’ambition ! Mon père, vous n’avez qu’un fils ; ne le sacrifiez pas à des vues qui remplissent le monde d’époux malheureux. Il me faut une compagne honnête et sensible, qui m’apprenne à supporter les peines de la vie, et non une femme riche et titrée qui les accroisse. Ah ! souhaitez-moi l mort, et que le ciel me l’accorde, plutôt qu’une femme comme j’en vois.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Je ne vous en propose aucune ; mais je ne permettrai jamais que vous soyez à celle à laquelle vous vous êtes follement attaché. Je pourrais user de mon autorité, et vous dire : Saint-Albin, cela me déplaît, cela ne sera pas, n’y pensez plus. Mais je ne vous ai jamais rien demandé sans vous en montrer la raison ; j’ai voulu que vous m’approuvassiez en m’obéissant ; et je vais avoir la même condescendance. Modérez-vous, et écoutez-moi.
Mon fils, il y aura bientôt vingt ans que je vous arrosai des premières larmes que vous m’ayez fait répandre. Mon cœur s’épanouit en voyant en vous un ami que la nature me donnait. Je vous reçus entre mes bras du sein de votre mère ; et vous élevant vers le ciel, et mêlant ma voix à vos cris, je dis à Dieu : « œ Dieu ! qui m’avez accordé cet enfant, si je manque aux soins que vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le. » Voilà le vœu que je fis sur vous et sur moi. Il m’a toujours été présent, je ne vous ai point abandonné au soin du mercenaire ; je vous ai appris moi-même à parler, à penser, à sentir. À mesure que vous avanciez en âge, j’ai étudié vos penchants, j’ai formé sur eux le plan de votre éducation, et je l’ai suivi sans relâche. Combien je me suis donné de peines pour vous en épargner ! J’ai réglé votre sort à venir sur vos talents et sur vos goûts. Je n’ai rien négligé pour que vous parussiez avec distinction ; et lorsque je touche au moment de recueillir le fruit de ma sollicitude, lorsque je me félicite d’avoir un fils qui répond à sa naissance qui le destine aux meilleurs partis, et à ses qualités personnelles qui l’appellent aux grands emplois, une passion insensée, la fantaisie d’un instant aura tout détruit ; et je verrai ses plus belles années perdues, son état manqué et mon attente trompée ; et j’y consentirai ? Vous l’êtes-vous promis ?

SAINT-ALBIN. - Que je suis malheureux !

LE PÈRE DE FAMILLE. - Vous avez un oncle qui vous aime, et qui vous destine une fortune considérable ; un père qui vous a consacré sa vie, et qui cherche à vous marquer en tout sa tendresse ; un nom, des parents, des amis, les prétentions les plus flatteuses et les mieux fondées ; et vous êtes malheureux ? Que vous faut-il encore ?

SAINT-ALBIN. - Sophie, le cœur de Sophie, et l’aveu de mon père.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Qu’osez-vous me proposer ? De partager votre folie, et le blâme général quelle encourrait ? Quel exemple à donner aux pères et aux enfants ! Moi, j’autoriserais, par une faiblesse honteuse, le désordre de la société, la confusion du sang et des rangs, la dégradation des familles ?

SAINT-ALBIN. - Que je suis malheureux ! Si je n’ai pas celle que j’aime, un jour il faudra que je sois à celle que je n’aimerai pas ; car je n’aimerai jamais que Sophie. Sans cesse j’en comparerai une autre avec elle ;cette autre sera malheureuse ; je le serai aussi ; vous le verrez et vous en périrez de regret.

LE PÈRE DE FAMILLE. - J’aurai fait mon devoir ; et malheur à vous, si vous manquez au vôtre.

SAINT-ALBIN. - Mon père, ne m’ôtez pas Sophie.

LE PÈRE DE FAMILLE . - Cessez de me la demander.

SAINT-ALBIN. - Cent fois vous m’avez dit qu’une femme honnête était la faveur la plus grande que le ciel pût accorder. Je l’ai trouvée ; et c’est vous qui voulez m’en priver ! Mon père, ne me l’ôtez pas. À présent qu’elle sait qui je suis, que ne doit-elle pas attendre de moi ? Saint-Albin serra-t-il moins généreux que Sergi ? Ne me l’ôtez pas : c’est elle qui a rappelé la vertu dans mon cœur ; elle seule peut l’y conserver.

LE PÈRE DE FAMILLE. - C’est-à-dire que son exemple fera ce que le mien n’a pu faire.

SAINT-ALBIN. - Vous êtes mon père, et vous commandez ; elle sera ma femme, et c’est un autre empire.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Quelle différence d’un amant à un époux ! d’une femme à une maîtresse ! Homme sans expérience, tu ne sais pas cela.

SAINT-ALBIN. - J’espère l’ignorer toujours.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Y a-t-il un amant qui voie sa maîtresse avec d’autres yeux, et qui parle autrement ?

SAINT-ALBIN. - Vous avez vu Sophie !... Si je la quitte pour un rang, des dignités, des espérances, des préjugés, je ne méritai pas de la connaître. Mon père, mépriseriez-vous assez votre fils pour le croire ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Elle ne s’est point avilie en cédant à votre passion : imitez-la.

SAINT-ALBIN. - Je m’avilirais en devenant son époux ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Interrogez le monde.

SAINT-ALBIN. - Dans les choses indifférentes, je prendrai le monde comme il est ; mais quand il s’agira du bonheur ou du malheur de ma vie, du choix d’une compagne...

LE PÈRE DE FAMILLE. - Vous ne changerez pas ses idées. Conformez-vous-y donc.

SAINT-ALBIN. - Ils auront tout renversé, tout gâté, subordonné la nature à leurs misérables conventions, et j’y souscrirai ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Ou vous en serez méprisé.

SAINT-ALBIN. - Je les fuirai.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Leur mépris vous suivra, et cette femme que vous aurez entraînée ne sera pas moins à plaindre que vous... Vous l’aimez ?

SAINT-ALBIN. - Si je l’aime !

LE PÈRE DE FAMILLE. - Écoutez, et tremblez sur le sort que vous lui préparez. Un jour viendra que vous sentirez toute la valeur des sacrifices que vous lui aurez faits. Vous vous trouverez seul avec elle, sans état, sans fortune, sans considération ; l’ennui et le chagrin vous saisiront. Vous la haïrez, vous l’accablerez de reproches ; sa patience et sa douceur achèveront de vous aigrir ; vous la haïrez davantage ; vous haïrez les enfants qu’elle vous aura donnés, et vous la ferez mourir de douleur.

SAINT-ALBIN. - Moi !

LE PÈRE DE FAMILLE. - Vous.

SAINT-ALBIN. - Jamais, jamais.

LE PÈRE DE FAMILLE. - La passion voit tout éternel ; mais la nature humaine veut que tout finisse.

SAINT-ALBIN. - Je cesserai d’aimer Sophie ! Si j’en étais capable, j’ignorerais, je crois, si je vous aime.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Voulez-vous le savoir et me le prouver ? faites ce que je vous demande.

SAINT-ALBIN. - Je le voudrais en vain ; je ne puis ; je suis entraîné. Mon père, je ne puis.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Insensé, vous voulez être père ! En connaissez-vous les devoirs ? Si vous les connaissez, permettriez-vous à votre fils ce que vous attendez de moi ?

SAINT-ALBIN. - Ah ! si j’osais répondre.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Répondez.

SAINT-ALBIN. - Vous me le permettez ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Je vous l’ordonne.

SAINT-ALBIN. - Lorsque vous avez voulu ma mère, lorsque toute la famille se souleva contre vous, lorsque mon grand-papa vous appela enfant ingrat, et que vous l’appelâtes, au fond de votre âme, père cruel ; qui de vous deux avait raison ? Ma père était vertueuse et elle comme Sophie ;elle était sans fortune, comme Sophie ; vous l’aimiez comme j’aime Sophie ; souffrîtes-vous qu’on vous l’arrachât, mon père, et n’ai-je pas un cœur aussi ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - J’avais des ressources et votre mère avait de la naissance.

SAINT-ALBIN. - Qui sait encore ce qu’est Sophie ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Chimère !

SAINT-ALBIN. - Des ressources ? L’amour, l’indigence, m’en fourniront.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Craignez les maux qui vous attendent.

SAINT-ALBIN. - Ne la point avoir est le seul que je redoute.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Craignez de perdre ma tendresse.

SAINT-ALBIN. - Je la recouvrerai.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Qui vous l’a dit ?

SAINT-ALBIN. - Vous verrez couler les larmes de Sophie ; j’embrasserai vos genoux ; mes enfants vous tendront leurs bras innocents, et vous ne les repousserez pas.

LE PÈRE DE FAMILLE, à part. - Il me connaît trop bien... Après une petite pause, il prend l’air et le ton le plus sévère, il dit : Mon fils, je vois que je vous parle en vain, que la raison n’a plus d’accès auprès de vous, et que le moyen dont je craignis toujours d’user est le seul qui me reste : j’en userai, puisque vous m’y forcez. Quittez vos projets ; je le veux, et je vous l’ordonne par toute l’autorité qu’un père a sur ses enfants.

SAINT-ALBIN, avec un emportement sourd. - L’autorité ! l’autorité ! Ils n’ont que ce mot.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Respectez-le.

SAINT-ALBIN allant et venant. - Voilà comme ils sont tous. C’est ainsi qu’ils nous aiment. S’ils étaient nos ennemis, que feraient-ils de plus ?

LE PÈRE DE FAMILLE. - Que dites-vous ? que murmurez-vous ?

SAINT-ALBIN, toujours de même. - Ils se croient sages, parce qu’ils ont d’autres passions que les nôtres.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Taisez-vous.

SAINT-ALBIN. - Ils ne nous ont donné la vie que pour en disposer.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Taisez-vous.

SAINT-ALBIN. - Ils la remplissent d’amertume ; et comment seraient-ils touchés de nos peines ? ils y sont faits.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Vous oubliez qui je suis, et à qui vous parlez. Taisez-vous, ou craignez d’attirer sur vous la marque la plus terrible du courroux des pères.

SAINT-ALBIN. - Des pères ! des pères ! il n’y en a point... Il n’y a que des tyrans.

LE PÈRE DE FAMILLE. - œ ciel !

SAINT-ALBIN. - Oui, des tyrans.

LE PÈRE DE FAMILLE. - Éloignez-vous de moi, enfant ingrat et dénaturé. Je vous donne ma malédiction ; allez loin de moi.

Le fils s’en va ; mais à peine a-t-il fait quelques pas, que son père court après lui, et lui dit :

où vas-tu malheureux ?

SAINT-ALBIN. - Mon père !

LE PÈRE DE FAMILLE se jette dans un fauteuil, et son fils se met à ses genoux. - Moi, votre père ? vous, mon fils ? Je ne vous suis plus rien ; je ne vous ai jamais rien été. Vous empoisonnez ma vie, vous souhaitez ma mort. Eh ! pourquoi a-t-elle été si longtemps différée ? Que ne suis-je à côté de ta mère ! Elle n’est plus, et mes jours malheureux ont été prolongés.

SAINT-ALBIN. - Mon père !

LE PÈRE DE FAMILLE. - Éloignez-vous, cachez-moi vos larmes ; vous déchirez mon cœur, et je ne puis vous en chasser.

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