Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
Extrait, milieu partie 2
Le client, un jeune aspirant humoriste, entre dans le restaurant.
LE JEUNE, fin prêt – Bienvenue ! (À l’instant même où la porte s’ouvre.)
LE PATRON – (Argh !)
L’HUMORISTE – Ouah ! (Surpris par cet accueil.) Euh… Je peux ?
LE JEUNE – Oh, je vous en prie. Désolé. Par ici…
LE PATRON – (Sers-lui de l’eau.)
L’humoriste s’assied et regarde le menu.
L’HUMORISTE – Vous avez des suggestions ?
LE JEUNE – Pour le moment, le menu croquettes et le steak.
LE PATRON – (Comment ça, « pour le moment » ?)
L’HUMORISTE – Hum, j’en ai déjà mangé hier, des croquettes… Et le steak, c’est pas donné… Bon, une omelette au riz, s’il vous plaît.
LE JEUNE, hésitant – Oh… Une omelette au riz…
LE PATRON – (Eh bien ? Elle est partie où, ta belle confiance ?)
L’HUMORISTE – Ce n’est pas possible ?
LE PATRON – (« Mais si ! »)
LE JEUNE – Mais si ! Veuillez juste patienter un instant.
Le jeune regagne le centre de la cuisine et se tourne vers le micro caché.
LE PATRON – (Celle que tu appelais hier la « meilleure omelette du Japon », eh bien voilà, aujourd’hui c’est à toi de la faire !)
LE JEUNE – C’est mort…
LE PATRON – (Quoi, tu m’fais pas confiance ?)
LE JEUNE – C’est mort de chez mort…
LE PATRON – (Écoute-moi : pour l’omelette, le seul truc, c’est d’être rapide. Alors accroche-toi bien.)
Le jeune acquiesce faiblement.
LE PATRON – (Tu commences par prendre la deuxième poêle en partant de la gauche. Prends aussi la petite, à côté. Bien, fais chauffer la grande à feu vif.)
Le jeune s’affaire, paniqué.
LE PATRON – (Tu vois le bol en inox à côté du cuiseur à riz ? Remplis-le de riz. Approche ta main à dix centimètres de la poêle et si en deux secondes tu sens la chaleur, tu sors le beurre en haut du frigo et t’en mets une noix. Puis tu balances le poulet haché. Quand la viande commence à dégager de la graisse, tu ajoutes l’oignon, les carottes, un peu de céleri, et tu fais revenir.)
LE JEUNE, au micro – Vous pouvez répéter ?
LE PATRON – (Tu ajoutes l’oignon, les carottes, un peu de céleri, et tu fais revenir.)
LE JEUNE – Bien.
LE PATRON – (Prends la spatule en bois, juste devant toi. À côté, t’as le sel et le poivre. Remue avec la spatule dans ta main droite, et balance trois pincées de sel, trois pincées de poivre.)
LE JEUNE, à voix basse – Un, deux, trois ; un deux, trois…
LE PATRON – (Continue à faire cuire jusqu’à ce que je te dise stop.)
L’HUMORISTE – Je peux utiliser vos toilettes ?
Le jeune, affolé, désigne du menton les toilettes.
LE PATRON – (Indique-lui clairement.)
LE JEUNE – Pardon, c’est ici, là, là…
L’HUMORISTE – Ah, d’accord.
LE PATRON – (Ajoute le ketchup.)
Il ajoute le ketchup.
LE PATRON – (Ça devrait être bon. Maintenant, ajoute le riz.)
LE JEUNE – Voilà.
LE PATRON – (Ensuite, tu mélanges sans t’arrêter.)
Le jeune humoriste sort des toilettes. En allumant la lumière pour se laver les mains, il remarque l’affiche de l’entraîneur Nagashima accrochée au mur.
L’HUMORISTE – Ouah, ça me rappelle des souvenirs. Il est toujours vivant ?
LE PATRON – (Je vais te buter !)
LE JEUNE – Hein ? J’ai fait une bêtise ?
L’HUMORISTE – On le surnommait bien « Mister », n’est-ce pas ?
LE PATRON – (Je vais le buter. L’empoisonner.)
LE JEUNE – Allons, allons…
L’HUMORISTE, retournant à son siège – Je vis dans le quartier, mais je n’avais jamais remarqué votre restaurant.
LE PATRON – (Parfait, j’irai te buter.)
L’HUMORISTE – J’habite à côté de la confiserie, juste là. Vous voyez ?
LE PATRON – (C’est parfait.)
LE JEUNE – Allons, allons…
L’HUMORISTE – L’immeuble tout crade qui ressemble à un chenil.
LE PATRON – (Parfait.)
L’HUMORISTE – Vous ne voyez pas ?
LE PATRON – (Hé, ho ! C’est parfait, je te dis, arrête la cuisson !)
LE JEUNE – Ah, ça ! D’accord, d’accord…
L’HUMORISTE – Ah, vous voyez où c’est ?
LE JEUNE – Hein ?
L’HUMORISTE – Le loyer est vraiment pas cher, mais les murs sont fins et j’entends la télé du voisin à longueur de journée. Ça doit être un vieux qui vit seul. Au fait, la vieille dame qui tient la confiserie, elle est sénile, non ?
LE PATRON – (Ensuite, tu sors les œufs du frigo. Il peut pas la fermer, lui ?)
LE JEUNE – C’est clair.
L’HUMORISTE – Ah, vous pensez aussi ! L’autre jour, elle m’a demandé 500 yens pour cinq bonbons. J’étais bien embêté.
LE JEUNE – Cinq ?
L’HUMORISTE – Mais oui !
LE JEUNE – Cinq, cinq…
Le jeune s’apprête à sortir cinq œufs.
LE PATRON – (Mais non, pourquoi tu veux utiliser cinq œufs ? C’est trois.)
LE JEUNE – Ah, trois.
L’HUMORISTE – Non, cinq.
LE PATRON – (Trois, je te dis.)
LE JEUNE, à l’humoriste – Trois ou cinq ? Cinq ou trois ? Cinq ?
L’HUMORISTE – Cinq, je vous dis. Ça fait cher, non ?
LE PATRON – (Trois, j’ai dit trois ! Stop, stop !)
LE JEUNE – Hein ? Cinq ?
Le jeune, perdu, est en train de paniquer.
LE PATRON – (Hé ! Stop, stop ! Dis-lui de la fermer un moment.)
LE JEUNE, comme pour lui-même – Stop, stop…
Le jeune reprend son souffle.
LE JEUNE – Euh…
L’HUMORISTE – Oui ?
LE JEUNE – Excusez-moi, j’essaye de me concentrer… Vous pourriez peut-être lire un manga ?
L’HUMORISTE – Oh, je vous gêne ? Désolé…
L’humoriste commence à tapoter sur son smartphone.
LE PATRON – (C’est quoi, ce mec ? Bon, t’es prêt ? Je répète, trois œufs. Tu les casses dans le bol et tu mélanges avec les baguettes. Ne les fais pas mousser. Chauffe déjà la poêle.)
Le jeune acquiesce, puis casse dans le bol trois œufs, qu’il mélange avec les baguettes.
LE PATRON – (Bon, mets de l’huile dans la petite poêle et fous tous les œufs d’un coup. Mélange, mélange ! Voilà. Un peu plus. Soulève les extrémités de l’omelette et replie. Fais chauffer un peu et retourne-la. T’es pas doué, toi… Grouille, ça va durcir.)
Il essaye désespérément de retourner l’omelette, en vain.
LE PATRON – (Allez, allez, allez ! Ah…)
Le jeune parvient enfin à retourner l’omelette ; de la fumée noire s’élève du plat. Il pose l’omelette sur le riz au poulet, mais c’est un disque tout noir qui s’étale sur l’assiette.
LE PATRON – (Badigeonne de sauce demi-glace pour cacher ça.)
LE JEUNE – Et voici.
L’HUMORISTE – Merci. (Il avale une bouchée.) Hmm, c’est bon !
LE JEUNE – Sérieux ?
L’HUMORISTE – Hein ? Ben oui…
LE JEUNE – Eh bien, merci beaucoup.
LE PATRON – (Bon, maintenant, la plonge.)
Le jeune fait la vaisselle joyeusement. Il est tellement content qu’il danse malgré lui.
LE JEUNE, au micro – Patron ? Il a dit que c’était bon…
LE PATRON – (T’es vraiment un gai luron, toi…)
L’HUMORISTE – Vous êtes un marrant, vous.
LE JEUNE – Hein ?
L’HUMORISTE – J’aime bien vos petits mouvements, là.
LE JEUNE – Ah, ah ouais ?
LE PATRON – (Arrête ça tout de suite !)
L’HUMORISTE – Moi, ce que je veux faire, dans la vie, c’est comédien.
LE JEUNE – Hmm ?
L’HUMORISTE – Humoriste, plus précisément.
LE JEUNE – Ah, oui ?
LE PATRON – (Voilà, maintenant il tape la discute ! Bah, ça t’entraînera pour l’accueil… Dis-lui un truc du genre : « Ah oui, c’est bien ! »)
L’HUMORISTE – À la base, je ne suis pas d’œsaka, mais bon, comme c’est la ville des humoristes, je suis venu m’installer là. C’est pour ça que j’ai pas trop l’accent local, vous voyez ?
LE JEUNE – Ah oui, c’est bien !
LE PATRON – (T’es pas doué, toi.)
L’HUMORISTE – Merci. Ça fait trois ans que je suis ici, mais j’ai du mal à percer. Je forme un duo avec un mec d’œsaka. Je l’amènerai, la prochaine fois.
LE JEUNE – Euh, d’accord.
LE PATRON – (Demande-lui s’il a un petit boulot.)
LE JEUNE – Vous avez un petit boulot ?
L’HUMORISTE – Un petit boulot ? Bien sûr ! J’en ai même deux, enfin non, trois. Y en a un que je ne fais qu’une fois toutes les deux semaines. Mais je bosse tous les jours. Faut bien payer le loyer, et puis on a besoin d’argent pour vivre…
LE PATRON – (Quel déchet… C’est quoi, son job ?)
LE JEUNE – Vous faites quoi, comme job ?
L’HUMORISTE – Serveur dans un bar, et faux profil pour un site de rencontre.
LE JEUNE – Ça consiste en quoi ?
L’HUMORISTE – Le faux profil ?
LE JEUNE – Oui.
L’HUMORISTE – Eh bien, je tape des messages en me faisant passer pour une jeune femme. Vous n’utilisez pas ce genre d’appli ? Y en a plein, maintenant.
LE JEUNE – Non, jamais.
L’HUMORISTE – Vous savez, je m’en veux de mentir comme ça aux gens. Mais c’est drôle de découvrir ce qui excite ou refroidit les hommes. Les gens se font facilement avoir.
LE JEUNE – Ah bon ?
L’HUMORISTE – En plus, ça m’inspire pour mes sketchs. Je crois bien que je joue de mieux en mieux les filles. Même dans la vie de tous les jours, je manque parfois de sortir des expressions de nana, comme si je me féminisais petit à petit. Il me vient soudain des trucs du genre : « Hi hi, vous êtes si drôle ! »
LE JEUNE – Ah…
LE PATRON – (Quel déchet…)
L’HUMORISTE – Je suis comme vous, chef.
LE JEUNE – Comment ça ?
L’HUMORISTE – Votre seul allié, c’est votre couteau. Ou votre poêle, je sais pas. Bref… Moi, c’est le micro sur la scène. Même si je ne suis pas seul comme vous, puisque j’ai un partenaire. Deux hommes et un objet. Moi, mon partenaire et le micro. Ce triangle qu’on forme, c’est notre espace sacré. Si c’est pas la méga-classe, ça ?
LE PATRON – (C’est bon, il a fini ?)
LE JEUNE – Un partenaire… Oui…
LE PATRON – (Dis-lui de manger, qu’il se taise un peu.)
LE JEUNE – Euh, mangez tant que c’est chaud.
L’HUMORISTE – Ah, oui.
LE PATRON – (La plonge.)
Le jeune se remet à la vaisselle.