Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Scène 2.
Est-ce à cause de la voix
que tu es ici ?
De la petite voix
dans ta tête ?
De la petite voix
si frêle mais
tenace
qui souvent
susurre
dans ta tête
comme crisse
longuement
un bouchon
sur un bloc de béton ?
Tout allait comme on dit
pour le mieux
dans le meilleur des mondes
et tu menais
comme tous ceux
du palais
ton existence
de pacha
croquant la vie
roulant sur l’or
courant le monde
et le guilledou
voyant des films
de dauphins
et de princes
pour nourrir
ton grand rêve
et t’assurant
par l’attention
du vieux
ses sourires en coin
et ses petites tapes
sur l’épaule
que tu es toujours
son préféré
jusqu’à cet incident
qui t’a fait lire
dans ses yeux
autre chose
que le regard
même menaçant
d’un père sur son fils.
Tu avais dit à table
lors d’un repas
de famille
parce que fatigué
des récriminations
du peuple
de ses malédictions
contre vous du palais
et des Hashtag
Non Aux Trucages
Des Élections !
Hashtag
Oui À La Liberté
D’expression !
Hashtag
Non Aux Détournements
Des Fonds !
Hashtag
Oui À La Liberté
De Manifester !
Hashtag
Trop C’est Trop !
Hashtag
On N’en Peut Plus !
qui pleuvaient
sur les réseaux sociaux
tu avais dit à table
au vieux
qui d’habitude
te reprochait de ne jamais
donner ton avis
comme si
seuls comptaient
pour toi
le smartphone
les dessins animés
et les réseaux sociaux
tu avais dit
au vieux au cours
de ce repas
familial et convivial
que les plaintes
du peuple
que ceux de la cour
disaient sans fondement
étaient compréhensibles
et qu’il serait sage
eu égard
à la grogne
qui monte
de plus en plus
dans le pays
et dans les diasporas
qu’il lâche un peu du lest.
Tu l’avais dit par crainte
que cette grogne
qui va s’amplifiant
sur les réseaux sociaux
ne devienne
raz-de-marée
et emporte
comme ailleurs
dans sa fougue
et dans son désastre
tous les gens du palais
et tu avais à peine
fini ta phrase
tournée Dieu sait
sept fois
sur ta langue
que ton papounet
des repas
familiaux et conviviaux
a laissé tomber
couteau et fourchette
dans l’assiette
de Zillion-Dollar Frittata
pour te fixer
d’un regard fulminant
non pas de père
à son fils
ou d’homme
à un jeune homme
mais de fauve
c’est certain
sur une proie
de fauve
semblable au lion
de ses photos de campagne
et t’a demandé
Pardon ??
Lequel Pardon ??
a refroidi ton élan
et figé le repas
familial et convivial
autour de la table
stoppant
la fourchette
s’en allant
à la pêche
retenant
la bouchée
sur le point
d’ achever sa course
lequel Pardon ??
a sonné
dans ta tête
non pas comme
la réaction
d’un père surpris
par la parole inopinée
de son fils
mais comme
le grommèlement
d’un chien enragé
dont on vient
de piétiner la queue
et sa moustache
se dressant
et ses sourcils
se hérissant
et ses yeux
s’humectant
t’ont fait te demander
s’il n’était
en réalité
pas le tyran
qu’on vilipende
sur les réseaux sociaux
le monstre fourbe
capable comme
quelqu’un l’a écrit
de saigner
son adversaire
en soufflant
sur la veine
qu’il a ouverte en riant.
Tu te souviens
que le temps
s’était arrêté.
Que tu avais soudain
pris conscience
de l’incapacité
des êtres dits
humains
à se dissiper
comme de la fumée.
(….)
Scène 6.
Est-ce à cause de tes yeux
et de tes oreilles
qui n’arrêtent pas
de s’ouvrir
depuis que
tu entends des voix
sortant tu ne sais d’où
et perçois les pensées
des êtres
et des choses
autour de toi
que tu es dans ce trou
qui se rétrécit
et s’assombrit
au fil du temps
à te demander
si la catastrophe
est en cours
ou a déjà eu lieu ?
Tout s’est mis à sonner
creux et faux
dans le palais
dès lors que
tu as commencé
à regarder le palais
et ses occupants
d’un œil autre
que celui du fils
fils de son père
et à les écouter
d’une oreille autre
que celle du fils
du fils de sa mère.
Tout ce qu’on disait être
projets actions
largesses
en faveur
du peuple
et que tu acclamais
du temps
de ton aveuglement
en saluant
la conscience
et la bonté
des gens du palais
si soucieux du pays
et en maudissant
la négativité
et l’outrage
des jaloux
du bas peuple
qui critiquent
à tout-va
ne se satisfont
jamais de rien
et trouvent à redire
même quand
il n’y a rien à redire
tout ce qu’on disait être
actions projets
largesses
en faveur
du peuple
t’a tout à coup
paru un tissu
de mensonges
et de manœuvres
pour s’affairer
à la seule chose
à laquelle s’affairent
activement
les gens du palais :
se cramponner
durablement au pouvoir.
Tout s’est mis à sonner
creux et faux
du côté aussi
du peuple
que tu ne connais
qu’à travers
les réseaux sociaux
et trouvais étrange
pour n’avoir connu
que l’ordre
et le raffinement
du palais
qu’ils s’exhibent
et s’étripent
avec tant
de bassesse
et de grossièreté.
Et tout ce qui semble
faim de justice
et soif de liberté
n’est au fond
pour la plupart
que frustration
de n’avoir pas place
autour de la mangeoire
n’est au fond
pour la plupart
que désir de chasser
ceux qui sont
autour de la mangeoire
pour occuper leur place
et jouir comme eux
des biens de la mangeoire.
Plus tu voyais et entendais
plus tu percevais
les pensées
des sangsues
suçant
à tirelarigot
le sang
de la vache à sang
nationale
les pensées
des choses
s’étonnant
de tant
de superficialité
d’irresponsabilité
et de médiocrité
du côté
des rassasiés
comme des affamés
Et plus s’imposait à toi
la petite voix
qui dans la puanteur
que tu étais
peut-être le seul
à sentir
te disait
le matin à midi
comme le soir
Tout ça va mal finir !
la petite voix
qui te voyant
à l’étage
te disait
Jette-toi dans le vide
pour te tirer d’affaire.
la petite voix
qui te voyant
près d’une prise
te disait
Enfonces-y un clou
pour te tirer d’affaire.
la petite voix
qui te sentant
dans la baignoire
te disait
Ouvre-toi les veines
pour te tirer d’affaire.
la petite voix
qui les jours
de grande confusion
où tu ne savais plus
où poser le pied
ou donner de la tête
te disait
Bientôt la catastrophe !
Vivement une balle
pour te tirer d’affaire !
Pièce sélectionné pour le Prix Sacd de la dramaturgie francophone 2023.
« Monologue proche du poème. Une écriture épurée et directe. »
[Centre national du livre, février 2023]
« aucune possibilité de flâner entre les lignes ni s’échapper, je l’entends, j’écoute ses mots
Leur violence, leur désarroi, son désespoir, sa descente aux enfers !
Sa raison déraisonne, il ne contrôle plus sa main, ses pieds : le chaos !
Il lutte pour ne pas sombrer dans cette folie
Il sait la Tristesse de la vie d’un oiseau en cage
Car ici c’est le néant, le trou : asile ou prison. (…)
Une puissance, une écriture épurée, des mots percutants :
le pouvoir des mots !
Et surtout un questionnement, une réflexion profonde et toujours à frôler
les frontières de la folie. »
[Babelio, 5 octobre 2023]
« Au-delà du rythme, au-delà de la mise en scène qu’on image sans mal, l’identification opère dès les premières pages, un attachement au personnage »
[Babelio, 7 octobre 2023]
« Poète en premier lieu. Et poète toujours dans son écriture théâtrale.
Fruit d’un arbre est un court texte ; le monologue d’un jeune homme qui s’adresse au spectateur ; lui demande pourquoi il se trouve là , enfermé dans un lieu inconnu.
Son père dirige le pays, depuis son palais, d’une main de fer. Lui est le fils préféré (…)
[Or] il découvre que le peuple n’est pas heureux. Plus que ça même, il est en colère (…) Au cours du repas de famille, il s’en ouvre à son père (…) Une remarque pleine de bon sens. Une remarque faite pour protéger les siens. (…)
Et c’est à partir de ce jour que tout bascule. D’abord une petite voix en lui se fait entendre, s’insurge et le traite de minable.
Puis il perçoit les pensées des autres cachées derrière leurs paroles mielleuses. Celles du monarque bien sûr, de la première dame, du chef du protocole, mais aussi celles de la cuisse de poulet qu’il est en train de manger, du verre de grenadine et du poisson dans l’aquarium. (…)
L’écriture est fluide, limpide. Les phrases, parfois longues, se parcourent avec un grand plaisir de lecture, et le lecteur se sent comme aspiré par le texte. Jusqu’au silence final. »
[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°251, mars 2024]
« L’impuissance [du fils du dictacteur] à lutter pour que les choses aillent mieux dans ce royaume pourri évoque l’impossibilité d’Hamlet.
Il fait vœu de silence, le seul acte qui lui semble envisageable.
Un monologue facile à partager et à utiliser pour un atelier théâtre. »
[Fanny Carel, Revue des Livres pour Enfants, n°339, juillet 2024]
Lecture par Roberto Jean, en présence de l’auteur, au Théâtre des Doms, Avignon, le 6 décembre 2023.