Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

faudrait les inventer Si les pauvres n’existaient pas

Scène 2

C’est le milieu de la nuit
Il est deux ou trois heures du matin
Dans l’habitacle un peu pourri d’une voiture de marque allemande
Une vieille golf qu’on recalera à son prochain contrôle technique
Nous sommes à la sortie de Genève
Sur la rive gauche du lac
Peu avant la rampe de Vésenaz
C’est la fin de l’été
La température est agréable
Malgré un léger vent du nord
Isabelle et Grégoire ont trop bu
Surtout de la bière
Et du whisky de mauvaise qualité
Arrosé de quantité astronomique de coca
Ils sont excités
Un peu maladroits
Entre le levier de vitesse, le siège conducteur abaissé, le tableau de bord poussiéreux et la portière avant-gauche cabossée, Isabelle et Grégoire s’adonnent aux joies de la fornication
Moins de trois minutes ont passé et Isabelle pousse un léger cri
Grégoire éjacule
Et c’est fini
- Ah merde. Je suis désolé. J’ai pas. Ça va ? C’était bien ?
– Non. C’était nul.
– T’es pas obligé d’me dire ça comme ça.
– Oh, c’est bon. Ta petite masculinité fragile.

Quand deux mois plus tard, nos deux amoureux apprennent que ce soir-là un ovule et un spermatozoïde ont fusionné, ils s’exclament en cœur
- Mais comment on va faire ?
Derrière ce
- Mais comment on va faire ?
Se lit peut-être la peur de ne pas être de bons parents
Mais se lit surtout la peur de ne pas s’en sortir avec un enfant
La peur de rester coincé dans un appartement déjà trop petit pour une vie à deux
La peur de ne pas trouver de place en crèche
D’être coupé de ses amis
De plus être invité aux soirées
La peur de ne plus jamais travailler
- C’est juste la peur de ne plus avoir de vie.


Scène 7, début

Dans le bureau de Madame Gerber, LA CONSEILLERE en personnel d’ANTOINE.

ANTOINE. – Tout va bien, madame Gerber ?

LA CONSEILLERE. – Oui. C’est bon.

ANTOINE. – Prenez votre temps. De toute façon, je suis au chômage.

LA CONSEILLERE. – Voilà. Je suis embêtée de vous dire ça. Il y a un problème avec vos dernières recherches d’emploi.

ANTOINE. – Merde. J’en ai pas mis dix ?

LA CONSEILLERE. – Non. Non. Non. C’est pas ça.

ANTOINE. – Je me suis encore trompé de feuille de mois ? J’ai inscrit mes recherches de février sur la feuille de mars ? J’oublie toujours de vérifier si c’est le bon mois.

LA CONSEILLERE. – Non. Tout va bien de ce côté-là aussi. TOUT VA BIEN.

ANTOINE. – J’ai fait quoi alors ?

LA CONSEILLERE. – Vous avez effectué vos recherches mensuelles sur trois jours.

ANTOINE. – Oui. Je sais.

LA CONSEILLERE. – Vous n’avez pas le droit.

ANTOINE. – J’ai pas le droit ?

LA CONSEILLERE. – Non.

ANTOINE. – Depuis quand ?

LA CONSEILLERE. – La feuille que vous avez signé à la réouverture de votre délai-cadre, vous vous en souvenez ?

ANTOINE. – Vaguement.

LA CONSEILLERE. – C’est bête.

ANTOINE. – Vous savez comment c’est. On signe toujours des papiers sans prendre le temps de les lire.

LA CONSEILLERE. – Mais si on se donne la peine de vous les faire signer, c’est pas pour rien. Sur cette feuille, parmi d’autres obligations, il est écrit que vos dix recherches d’emploi doivent s’étaler sur la totalité du mois.

ANTOINE. – C’est vrai ?

LA CONSEILLERE. – Je peux vous montrer une copie de la feuille si vous voulez.

ANTOINE. – Pas besoin. Y se passe quoi maintenant ?

LA CONSEILLERE. – Normalement je dois transmettre votre dossier au service juridique pour qu’il décide ou non d’une sanction.

ANTOINE. – Quoi comme sanction ?

LA CONSEILLERE. – Cinq jours en moins sur vos prochaines indemnités.

ANTOINE. – C’est une somme.

LA CONSEILLERE. – Le mieux, c’est que j’en parle à ma supérieure.

ANTOINE. – C’est vous qui savez.

LA CONSEILLERE. – Avec toutes les nouvelles directives qu’on reçoit, je finis par ne plus savoir lesquelles s’appliquent.

ANTOINE. – Je comprends.

LA CONSEILLERE. – Certains collègues essaient parfois de m’aider. Mais même entre eux, ils ne sont pas toujours d’accord.

ANTOINE. – C’est bête ça.

LA CONSEILLERE. – Ça ne vous dérange pas ?

ANTOINE. – Quoi ?

LA CONSEILLERE. – Que je demande à ma supérieure.

ANTOINE. – Pas du tout.

LA CONSEILLERE. – Je vais lui demander alors.

LA CONSEILLERE sort.

ANTOINE (au PUBLIC). – Elle est un peu stressée, non ? Parait qu’elle a eu un burnout. Des fois, je la sens encore limite de craquer. C’est pas avec elle que je vais retrouver du boulot. Mais c’est toujours mieux que d’essayer de communiquer avec les ordinateurs de l’entrée. Avant t’avais du personnel pour t’accueillir. Prévenir ton conseiller que t’étais arrivé. Te dire où aller. Maintenant t’as des ordinateurs. Tu parles d’un contact humain. Pour retrouver du boulot, on te demande de mettre en avant ta personnalité, tes qualités individuelles. Mais là, c’est comme si t’existais pas. T’es noyé dans la masse.

(…)


Scène 21

COMEDIEN·NE. – Bon, on est d’accord ? Quand y a des règles, on devrait les respecter, non ? Mais y a un truc vraiment drôle. A Genève, tous ceux qui travaillent à l’Office cantonal de l’emploi sont tenus d’habiter dans le canton. TOUS. Mais le directeur, lui, que je connais pas, l’électrochoc, il vit à Lausanne. Et il dit que c’est à cause de ses enfants.


Scène 26, début

ANTONIA. – Jusqu’à ce que je devienne pauvre, tout allait bien pour moi
C’est en devenant pauvre que je découvre l’administration suisse
En découvrant l’administration suisse, je me rends compte qu’au cours des années précédentes, si j’avais su, si quelqu’un me l’avait dit, m’avait conseillé, j’aurais pu bénéficier de subsides, de bourses d’études
Mais maintenant c’est trop tard
Je commence à déconner
Quelque chose craque
A l’extérieur, rien ne transparait
Je donne le change
Mais à l’intérieur, ça brûle
Un pote me parle du centre des addictions des HUG
Les Hôpitaux Universitaires de Genève pour ceux qui connaissent pas
Lui l’avait fréquenté pour une addiction au porno
Moi, quand j’y évoque ma situation, direct une assistante sociale me dirige vers l’Hospice
- C’est hors de question. Vous savez pour qui c’est l’Hospice à l’origine ? Est-ce que j’ai une tête d’infirme ou d’enfant abandonné ? Et c’est quoi ce nom de merde donné à une institution censée t’aider à sortir d’une mauvaise passe ? Faut être sacrément con ou le faire exprès. Pour que ceux qui s’y rendent aient bien conscience de la merde dans laquelle ils sont tombés.
– C’est votre droit mademoiselle. Vous le méritez. Trois mois à l’hospice et vos problèmes seront réglés.

J’accepte
Le 7 janvier 2017
Mais avant de pouvoir y aller, je me fais coacher par l’assistante sociale des HUG
Ce que je dois dire
Ce qu’il est préférable de taire
- Vous avez aussi besoin d’une adresse légale à Genève. Impossible de rester domiciliée chez vos parents à Vevey.
– Mais je peux pas. Je vous l’ai déjà dit. J’ai pas d’appart.
– Mais vous dormez où ?
– Où je peux. Où on veut bien de moi.
– Vous avez un petit ami ? Un copain ?
– Le dernier s’est barré après l’AVC de mon père.
– Est-ce que vous le voyez encore ?
– Ouais. Dans des fêtes.
– Vous vous entendez bien avec lui ?
– Ã‡a va. C’est pas non plus/
– Vous pourriez lui demander.
– Lui demander quoi ?
– Pour l’adresse. S’il accepte que vous soyez domiciliée chez lui.
– C’est pas risqué ?
– Comment ça risqué ?
– Il peut pas y avoir un contrôle ?
– Il n’y a jamais de contrôle.

Ça me coûte 150 balles pour changer mon adresse légale
150 balles qu’évidemment je n’ai pas
150 balles que je dois emprunter à une copine en lui jurant de lui rendre rapidement
Franchir les portes de l’hospice, c’est quelque chose de douloureux
Humiliant même
Tous les jours, je pleure
Ça ne m’est d’aucune aide de savoir que j’y ai droit
Que je le mérite

(...)

Distinction

Pièce sélectionnée pour le Prix de la Librairie Théâtrale 2023.

Extraits de presse

« Qui invente les démunis ? L’auteur, en qualité d’écrivain, ou surtout l’organisation sociale ?

En tout cas, Richer va parler d’eux, les faire parler dans tous leurs états : un jeune couple qui attend un enfant sans avoir les moyens de le prendre en charge, des gens confrontés aux logements onéreux de Genève, un accidenté du travail, un étudiant à qui l’on propose des emplois mal payés et sans rapport avec sa formation d’archéologue, une adolescente qui avorte, des chômeurs suspectés d’être des branleurs...

Des vies meurtries, méprisées. Ces personnage /comédiens, au nombre fluctuant, selon l’indication de l’auteur, sont comme une déclinaison humaine : Anton, Antoine, Antonia, Antonella, Antoinette. Antonio.

Richer en cela revendique l’influence d’Atteintes à sa vie de Crimp et des identités multiples d’Ann. (…)

La pièce montre les rouages de cette société qui rejette jusqu’à l’absurde les laissés-pour-compte. Une vraie scène, selon la logique dramatique avec des répliques, réunit ainsi une conseillère de l’Office cantonal de l’emploi, un équivalent d’agence de Pôle Emploi et un candidat à qui l’on va reprocher de ne pas respecter la période durant laquelle, il doit mener ses recherches de travail. (…)

Au fil du texte, Richer instaure comme un jeu de massacre où le cynisme rend la condition des pauvres encore plus terrible. (…)

Que faire alors de sa colère ? Que fait le théâtre ? Répondre simplement à une commande de la ligue suisse des Droits de l’Homme pour ses 90 ans ? Ou faire entendre des voix qui sont peut-être aussi les nôtres ? Les choses changeront-elles ? Faut-il en rire ou en pleurer ? »

[Marie Du Crest, Le litteraire.com, 16 octobre 2022]


« Jérôme Richer promène un personnage à l’identité changeante (…)

Anton naît d’une relation sexuelle inconfortable dans une voiture à l’habitacle un peu pourri et déjà pour ses parents se pose la première question : comment s’en sortir avec un enfant ?

Antonio subit les sarcasmes de ses condisciples au collège parce qu’il a des baskets trop nulles et qu’il ne sent pas bon. (...)

Antoine et son master d’archéologie sont au chômage. Antoinette retraitée à 600 francs, pense à s’immoler par le feu devant la superette Migros pour déclencher une révolution comme Mohammed Bouazizi (…)

Entre ces petites scènes, les comédiens viennent eux-mêmes se questionner et questionner le public. (…)

C’est drôle, dynamique, efficace. »

[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°238, novembre-décembre 2022]


« Cette pièce annonce la couleur : dès le titre, on sait à quoi s’attendre, un peu comme quand sort un film de Ken Loach.

Le bébé qui arrive alors que ce n’est vraiment pas le moment, l’enfance chaotique, l’adolescence de victime, les boulots de m… les bureaux de pôle emploi – enfin, ici, de l’office cantonal de l’emploi, les injonctions contradictoires, les injustices qui sanctionnent le brave homme et glorifient les salauds… tout est là.

Alors, comment faire pour surprendre encore le spectateur ? La forme, bien sûr. C’est la seule chose qui pourrait un peu désarçonner. Et c’est ce que fait Jérôme Richer.
Il y a des personnages, mais ils portent des prénoms si proches qu’on a bien du mal à les différencier : Antoine, Antonella, Anton, Antonio, Antoinette, Antonia. Plus que des vrais personnages, ce sont des archétypes, même si, dans chaque scène, l’auteur est assez adroit pour glisser quelques mots qui situent.

Mais les personnages ne sont pas tout. S’ils prennent la parole, c’est au cours d’un récit porté par un narrateur (…)
le travail sur la forme et montrer de quoi il s’agit : décrire le réel social et sa cruauté. »

[Nicole Fack, Théâtre Actu, 25 mars 2023]

Vie du texte

Création dans une mise en scène de l’auteur, avec Aude Bourrier, Fanny Brunet, Camille Figuereo, Baptiste Morisod, Cédric Simon, au Théâtre Le Grütli, Genève, Suisse, du 14 au 27 janvier 2019.


Lecture lors des Lundis en coulisse du Théâtre Narration, dirigé par Gislaine Drahy, à Lyon, le 28 novembre 2022.

Un court extrait lu par l’auteur

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