Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
PERSONNAGES
D’abord, CELUI QUI PART et (Celle qui reste)
Puis CELLE QUI RESTE
Extrait – CELUI QUI PART
Je pars
Et je voulais te dire que tu pars avec moi
Un peu – totalement – un peu – absolument
Même si tu ne le sens pas je t’embarque
Tu pars
Je ne te laisse pas ici
Tu ne resteras pas là
(Bonsoir Monsieur)
Je pars
(Vous avez sonné ?)
Et de cette traversée – la mienne – j’emporte tout
Tout
J’emporte
Toute la totalité
Tout
Comment dire autrement que je prends tout ?
Tout c’est un mot si petit pour dire ce qui est si grand
Tout ce que la totalité est je l’emporte
Même les choses imperceptibles je les prends
Les atomes les ions
les vibrations
Ma gravité je l’emporte
Je pars
De mon corps je coupe les racines
Je les déterre et avec elles j’emporte tout
même l’expansion qui n’en finit pas
d’aller et venir
dont on ne contient pas les bords
je vais et je viens
d’aller en retour de retour en aller
si bien que mes racines à tailles égales
mesurent l’univers incalculable
revenir en arrière pour aller en avant
ça ne suffira pas à me laisser vivant
(Vos constantes sont bonnes c’est bien)
Cette phrase que tu me répétais
Fais pas cette tête
En boucle
(C’est très bien)
Je l’emmène
Cette phrase
(Vous avez les mains froides je vais les masser un peu)
À ceux qui disent qu’on n’emporte rien je n’ai rien à répondre
(Ça fait du bien ?)
J’emporte tout ce qui peut être pris
Je vole tout ce qui peut l’être
Et même ce qui n’est pas je le prends
Sur mes talons : de la poussière et des échardes
Je prends jusqu’au rien
Jusqu’à ce qui ne peut pas être nommé
Ce qui s’ignore je l’arrache
Ce qui n’a pas encore été découvert je le tue dans l’oeuf
Sans aucun remord
Puisqu’il le faut je prends tout
J’emporte tout ce qui peut être emporté
Et dans ma lente et inéluctable disparition j’emporte avec moi tous ceux que j’ai connus
tous ceux que j’ai touchés
tous ceux que j’ai croisés
tous ceux que j’ai salués
tous ceux que j’ai aimés
tous ceux qui ne m’ont pas aimés
tous ceux qui étaient là – parfois juste une seconde
Extrait – CELLE QUI RESTE
tu pars
quand tu pars ce jour-là
j’ai dix-neuf ans
j’ai pris le train pour la première fois il y a un an
alors j’étais une fille du purin qui découvre le bitume
quand tu pars
moi qui me suis lavée du purin pour me parfumer carbone
jusqu’à ce jour-là, non
je n’avais jamais connu que les morts animales
le mouton qu’on égorge
le lapin dont l’oeil s’agace et pend à son orbite
la poule saignante
la poule déplumée
la poule bouillie
je ne connaissais pas encore
les hommes morts
tu es mon premier
ce jour-là
à partir devant moi
le premier de mon espèce que je perds
tu pars
comme il y a des premiers baisers
des premiers pas
une première gorgée de vin
il y a le premier mor
t
entre nous je m’en souviens on en parlait beaucoup
à l’institut de formation
du premier mort
et presque on le désirait ce mort
presque on était impatientes de savoir qu’on vivrait ça
un premier mort
et sans oser se le dire, ça ne se dit pas ces choses-là, on se disait c’est pour quand ?
De la première toilette on n’en rêvait pas trop non
mais du premier mort
par superstition ou envie de se coller au métier on le désirait vite et là
devant nous
pour l’annoncer le soir devant une bière
Ça y est j’ai eu mon premier mort
et peut-être s’imaginait-on que le premier mort nous introniserait
comme la première prise de sang
officiellement
dans la famille des soignantes
pourtant vite on se rendrait compte qu’en fait c’était quelque chose
et pas grand chose
ce premier mort
puisqu’après lui il y en aurait d’autres
et si les morts se suivent sans se ressembler
le premier est tout aussi oubliable que le dernier
tout aussi mémorable que le quinzième
ces choses-là ça ne se décide pas
du qui ou du quoi fera ce souvenir à nul autre pareil
ou relégué aux archives
le premier mort pour certains passe
et pour d’autres
il reste
quand toi tu pars ce jour-là
je ne sais pas encore que tu vas rester
longtemps
dans ma tête
tu pars
j’ai dix-neuf ans
je pourrais en faire seize
heureusement qu’il y a la blouse
pour rentrer dans le rôle
donner une contenance maladroite aux gestes malhabiles
la blouse c’est celle des « Bien dormi ? »
celle des « Pouvez-vous levez ce bras ? »
celle des phrases qu’on ne dit pas à dix-neuf ans
non à dix-neuf ans
on devrait dire des mots d’adolescente
comme ceux que les starlettes prononcent dans les films américains
elles qui n’ont à la bouche que des mots impétueux
cocaïne rhum baiser crétin bite soirée plan cul
c’est ça qu’elles disent les jeunes premières à Hollywood
pas escarres
pas pénis
pas urine
pas cathéter
non
du purin d’où je viens
les mots étaient différents aussi
des fibrines il n’y en avait pas plus que des rhum coca
non d’où je viens
il y avait l’auge les cochettes
il y avait surtout des bêtes
et dix milles charretées de noms de diou de noms de diou