Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
[p. 11 à 17]
Première période - Munich 1919
— 1 Aux abords du Landtag.
Kurt Eisner, Ernst Toller, Erich Mühsam.
Toller. -
On a retrouvé leurs corps dans les jardins du Tiergarten. Rosa la Rouge flottait dans le canal les yeux grand ouverts sur le ciel. Liebknecht comme endormi sur un parterre de neige avec au front une fleur de sang.
Müsham. -
Les officiers de la Garde les avaient amenés pour une promenade.
Toller. -
Avec la bénédiction de la République. La République de novembre fait assassiner en février ceux par qui elle fut proclamée.
Müsham. -
La Révolution de novembre est morte. Les neiges du Tiergarten en sont le linceul.
Eisner. -
Soyez patient, Mühsam... Toller, la Révolution n’est pas l’histoire d’un coup de fièvre par lequel l’homme se transforme soudain en ami du genre humain. La Révolution, c’est d’abord un lent cheminement, c’est la germination souterraine des idées qui, au moment favorable, éclosent en mille gerbes simultanées. Les éclats pourpres de l’Octobre russe ne doivent pas nous éblouir. Quel sera le prix de ce saut de géant pour ce peuple tout juste sorti de la servitude ? L’homme libre, maître de son travail et souverain dans ses pensées ne sort pas coiffé de la cuisse d’un quelconque dieu révolutionnaire.
Müsham. -
Quel sera le prix à payer pour cette nouvelle République allemande qui prend racine dans le sang des ouvriers ?
Eisner. -
Il sera lourd, très lourd. Pour nous, gouvernement des Conseils de Bavière, la voie est étroite entre la révolution sociale au risque de la dictature et la démocratie formelle au risque de l’oppression capitaliste. Nous devons avancer avec la circonspection d’une avant-garde. Le pavé de la Révolution est comme celui de l’enfer : glissant de bonnes intentions.
Müsham. -
C’est vrai, camarade Eisner. Mais, très près derrière nous, le vieux monde est à nos trousses.
(Ils s’éloignent. Entrée d’Arco-Valley, armé.)
Arco-Valley. -
Kurt Eisner !
(Mouvement d’Eisner.)
Arco-Valley. -
Tu hais l’Allemagne et l’Allemagne te le rend bien.
(Plusieurs détonations. Kurt Eisner s’effondre.)
— 2 Une rue
(Bruit de fusillade. Deux hommes des corps francs.)
1er homme. -
Combien vaut une balle de mauser, Franz ?
2e homme. -
Douze pfennigs.
1er homme. -
Combien vaut la vie d’un spartakiste ?
2e homme. -
Douze pfennigs.
(Rires. Ils sortent.)
— 3 Maison d’arrêt.
(Des prisonniers. Toller, Mühsam.)
Les prisonniers. -
Nous sommes rentrés du champ de bataille
En nous la volonté d’anéantir la guerre
Sous nos pas l’Empire sombrait
C’étaient ses maréchaux les vaincus
Nous les vainqueurs
C’étaient ses marchands de canons les vaincus
Nous les vainqueurs
Nous disions
Aujourd’hui ce monde-là n’a plus cours
Il a fini dans les décombres du champ de bataille
Nous qui avions vécu l’immense tuerie nous disions
L’homme a le dos au mur Il doit réinventer
un mode et un usage pour Agir Œuvrer Obéir Ordonner
Ou bien
Choir dans la barbarie
Seulement trop de discordes dans les Idées Nouvelles ont remis en mouvement les vieilles habitudes
Au nom de la République les officiers d’Empire ont repris du service pour nous mater
Et aussi ses juges
Pour nous juger
Toller. -
Que valent nos vies à présent ?
Après la grande tuerie de la guerre le sens de notre survie était l’avènement d’un monde qui en serait à jamais libéré. Aujourd’hui qu’est mort l’espoir sous la mitraille, que valent nos vies ?
Müsham. -
Nos juges font leurs comptes. Ils font les comptes du pacifiste Toller et de l’anarchiste Mühsam, les juges d’Empire. Ils ont pardonné au tueur d’Eisner, le comte Arco-Valley, qui a reçu sa grâce en souriant, ils ont fait fusiller le bolchevique Léviné, qui a reçu la mort en souriant. Mais nous qui méconnaissons les relations mondaines et le sens de l’Histoire, c’est sans sourire que nous attendons la sentence de nos juges.
— 4 Une taverne.
(Soldats des corps francs. Entrée du caporal Hitler. Il porte des lunettes fumées et s’aide d’une canne.)
1er soldat. -
Voilà l’aveugle. Il va nous faire un discours.
2e soldat. -
Un gâteau viennois pour un discours, caporal !
3e soldat. -
Faites-lui place en bout de table. Qu’il puisse parler.
2e soldat, passant un casque. -
Pour la pâtisserie du caporal, faites passer !
4e soldat. -
Pour le caporal !
1er soldat. -
Silence, il va parler.
Hitler, il parle avec un accent très prononcé :
Nous sommes soldats, vous et moi, n’est-ce pas ?
Nous sommes soldats !
Cet uniforme, nous le portons avec fierté.
(Approbation bruyante dans l’auditoire.)
Il paraît que nous avons perdu la guerre. Avez-vous perdu la guerre ? Avons-nous perdu la guerre ? Nous n’avons rien perdu du tout. Nous n’avons rien perdu !
(Rires.)
Nous avons été poignardés dans le dos !
(Silence.)
Pendant que nous nous battions pour notre patrie, les juifs, les bolcheviques s’agitaient dans l’ombre. Le champ était libre, ils ont pu s’emparer de l’État et négocier avec le Français une paix honteuse ! Savez-vous ! Le bolchevique est plus tenace à trahir sa patrie que l’hyène à s’accrocher à une carcasse ! La grande et belle Allemagne est profanée dans cette République Juive Marxiste. Mais nous sommes de retour, mes camarades ! La grande et belle Allemagne a les yeux sur nous, dans une prière muette !
Du fond de notre malheur nous ferons de grandes choses, mes camarades !
(Exclamations, bravos, rires, toasts à l’Allemagne, « Deutschland über alles ». L’excitation s’apaise.)
Hitler. -
Je veux ma pâtisserie.
Rires, cris : « Un Apfelkuchen ! », « Avec le seau de crème ! »
(On apporte à Hitler une pâtisserie, l’agitation se calme. Les soldats le regardent manger.)
— 5 Bureau du général Ludendorff.
(Ludendorff, Hitler au garde-à-vous)
Ludendorff. -
Repos Caporal. Le capitaine Mayr m’a parlé de vous. Il y a de bonnes idées dans la tête du caporal Hitler. Des idées qu’on aimerait savoir solidement établies dans les jeunes têtes allemandes. Il faut que vous ayez les moyens de vos convictions, Hitler. Car si les Rouges ont été matés par la force de l’épée, le combat n’est pas fini. Il a seulement changé de forme. La propagande bolchevique s’étale partout, communistes et socialistes battent le pavé à la moindre occasion et leurs surenchères marxistes occupent toute la scène... Hitler ! Ce sont des hommes comme vous qu’il nous faut pour faire entendre la voix de l’Allemagne véritable. C’est par des hommes comme vous que nous ferons rentrer dans le rang ce peuple désemparé. Je compte sur vous, caporal !
[p. 61 à 65]
Berlin 1933 : Second Mouvement
— 1 Des ouvriers :
- Les S.A. sèment la terreur à Kreutzberg. Ils forcent les portes des communistes, on se bat au revolver dans les escaliers, les couloirs. La police vient ramasser les morts.
- Pour l’instant les communistes, après ce sera nous. Que font les chefs de notre parti ?
— 2 Des S.A. :
- Tiens, le bleu, enfile ça. Et tiens-toi prêt pour la prochaine virée, nous on file au bunker...
- C’est quoi le bunker ?
- C’est quelque chose dans le genre : salle de culture physique.
(Rires.)
- C’est pas là qu’on emmène les prisonniers ?
- Motus, jeune homme, on ne parle pas de ce qu’on connaît pas.
— 3 Des ouvriers :
- Les S.A. ont pendu le vieux syndicaliste Schmaus devant sa maison.
- Monsieur Schmaus ! Il faut prévenir son fils, lui aussi ils vont le tuer.
- Ils en ont emmené d’autres, je n’ai pu savoir qui. On entendait leurs cris comme filaient les camions...
— 4 Des S.A. :
- Ma chemise est pleine de sang.
- Il s’est mis à saigner comme un cochon. Juste eu le temps de me reculer.
- Ils veulent pas me l’échanger aux fournitures.
- Trop de recrues en ce moment.
- La tête de ma femme si je lui donne ça à laver.
- Il faudra qu’elle s’habitue.
— 5 Goering, au téléphone :
Mon cher collègue, croyez bien que nous sommes conscients du problème que vous soulevez. Ne craignons pas de le dire, les S.A. et les S.S. agissent en dehors de toute légalité. Chacune de leurs actions est une exaction, chaque marxiste qu’ils tuent est victime d’un meurtre. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que les S.A. et les S.S. ne font pas partie de la police. Si les S.A. et les S.S. étaient intégrés à la police, ils agiraient alors de leur plein droit, chacune de leurs actions serait une opération de maintien de l’ordre, chaque marxiste tué serait un cas de légitime défense. Vous voyez, mon cher Gürtner, nous nous sommes préoccupés de ce problème, tout va très vite rentrer dans la légalité. Il y a actuellement sur le bureau du Président du Reich un décret de notre Chancelier qui ordonne que la S.A. et la S.S. soient intégrées à la police...
Non, Monsieur, les effectifs de la police ne sont pas suffisants, nous avons dû nous séparer d’un certain nombre de personnes qui n’avaient aucune disposition pour le maintien de l’ordre...
Que dites-vous ? Les arrestations doivent répondre à une instruction judiciaire ? Mais, cher Monsieur Gürtner, c’est à vous de régler cette question, non ? Vous êtes le Ministre de la Justice, après tout !
— 6 Des passants :
- Que se passe-t-il ?
- Les pompiers ont repêché des corps dans la Spree.
- Des gens qui se sont noyés ?
- C’est ça, des noyés qui se sont défoncé le crâne en tombant dans l’eau.
— 7 Goering, Goebbels, Roehm, Diels, Himmler.Goering. -
Nous sommes prêts. Les fichiers de la police étaient bien tenus, Himmler a ses propres listes, on peut tous les cueillir à domicile. Qu’on m’en donne l’ordre, en une nuit, je les arrête tous.
Diels. -
Pour une opération de cette ampleur, il faudrait un prétexte justifiant de sa légalité.
Goering. -
Vous raisonnez en vieux fonctionnaire, Diels. Dorénavant, la légalité, c’est nous !
Goebbels. -
Diels a raison, mon cher Goering. Les ennemis des communistes ne sont pas forcément nos amis.
Goering. -
Autant débusquer d’un coup tous les lapins du terrier.
Goebbels. -
Un peu de réalisme, Goering ! Toutes les forces politiques de ce pays peuvent encore se dresser d’un même élan contre nous. La Reichwehr elle-même ne nous est pas acquise. Non, il faut mettre l’opinion en état de choc, créer l’évènement qui fasse des Rouges l’ennemi absolu.
Diels. -
Par exemple ?
Goebbels. -
Cherchez un forfait monstrueux...
Roehm. -
L’assassinat du Maréchal-Président !
Goebbels. -
Oui. Ou l’incendie des édifices publics, le Palais présidentiel, le Reichstag...
Goering. -
Qui croira qu’aujourd’hui les communistes se soucient d’éliminer le Maréchal ? Quant au Reichstag, s’il brûle, c’est nous qu’on accusera en premier lieu !
Goebbels. -
Un mensonge répété avec véhémence devient une vérité, mon cher Goering. Surtout quand personne ne vient le contredire. Mais ici l’important n’est pas tant de faire croire que de stupéfier. Que le Reichstag brûle et chacun dans ce pays comprendra que ce brasier est l’avènement de notre loi. Certes nous en accuserons les communistes ! Qui réfutera nos preuves ? Elles donneront à tous ceux qui affichent la bonne conscience comme un signe d’honorabilité de bonnes raisons de ne rien dire, de ne rien faire : nous pourrons massacrer dans la sérénité ! Et tant mieux s’il vient sur le tard à nos humanistes rose et blanc des remords silencieux, des sanglots étouffés. Ces regrets-là sont de ceux qui rendent hommage au parti de la force, ils appellent à la prudence, ils sont le prélude de la résignation. Et tous nos beaux donneurs de leçon n’auront plus la force de se lever quand il nous les faudra à genoux !
[p. 69 à 79]
— Quatrième Mouvement
— 1 Sur la Vosstrasse, devant la caserne S.A..
(Dans une aube grise, bruit d’une rue déjà animée. Sur un balcon de la caserne S.A. de la Vosstrasse, l’acteur Hans Otto. Il se penche vers les bruits de la rue, s’immobilise un instant, laisse tomber son imperméable. En bas : une exclamation puis le silence.)
Hans Otto. -
Passants, gens de Berlin, je sais qu’il est l’heure où chacun se rend à son travail. Pourtant je vous demande de vous arrêter et de m’écouter un court, un très court instant. Retenez bien ces paroles, ce sont mes dernières paroles, répétez-les à votre épouse, à votre époux, à vos amis, à vos enfants, qui eux-même les répéteront à leurs amis et à leurs fils. Je suis l’acteur Hans Otto et peut-être parmi vous certains qui fréquentent le théâtre m’ont connu sous l’habit d’Egmont, du prince de Hombourg ou de Don Carlos. Ce matin je ne joue pas, cette tirade n’est pas un rôle. J’ai été arrêté hier soir par les S.A. qui m’ont traîné dans cette caserne. Ce que j’y ai vu est bien ce que je craignais, ce que chacun craint de savoir. Dans ce repère de bourreaux, j’ai retrouvé des hommes, des connaissances, des familiers arrêtés depuis peu, je n’ai pas reconnu leur visage. Je sais leur nom mais ils n’ont plus de regard, plus de voix. On les leur a arrachés. Passant, ce que je veux te dire, c’est que l’assassin qui fait de toi le témoin impuissant de son crime te vole ton âme. Tu désires vivre tranquille, loin de la fureur des évènements, mais le bourreau qui accomplit devant toi ses forfaits t’engage pour ou contre lui. Oh oui, cette complicité, il te l’extorque. Mais si tu demeures passif, de toi déjà il fait sa chose... À l’insu des tortionnaires je me suis réfugié sur ce balcon. À présent mon esclandre m’a découvert et ils s’acharnent contre la porte. Sur la scène j’ai souvent incarné des combattants de la liberté. Aujourd’hui encore je veux vivre et mourir libre. Ils sont là qui s’approchent et pourtant ne peuvent rien ! Ils ne peuvent rien contre l’envol du mot liberté !
(Hans Otto se lance dans le vide. Des S.A. font irruption sur le balcon.)
— 2 Ministère de la Propagande :
Goebbels. -
Je suis heureux de constater, pour ma première conférence de presse au titre de Ministre pour l’Information du Peuple et pour la Propagande, que tout ce que la presse nationale compte comme journaux honorables a envoyé ses plus éminents représentants. Messieurs, chacun sait que dans ce pays la presse est libre. Notre rôle se bornera donc à veiller à ce que la malveillance ne vienne pas remplacer la critique. Même les journaux les mieux intentionnés peuvent abriter en leur sein des individus ayant eu des relations notoires avec des marxistes, et d’autres dont la pureté de la race est loin d’être établie. Nous saurons vous conseiller et préserver entre nous la meilleure harmonie. Car la presse est investie de la plus belle des tâches. Elle doit non seulement informer mais aussi éduquer. Et notre désir ardent est qu’elle soit le plus admirablement organisée, de telle sorte qu’elle devienne comme une partition musicale où nous pouvons jouer notre air sans être gênés.
— 3 Une cellule :
Le prisonnier Mühsam. -
Ma défaite ce ne sont pas les coups, les humiliations, ma défaite ce ne sont pas les plaintes
qui m’échappent aux heures de supplice.
Ma défaite est le silence qui pèse sur le pays.
Pas une voix qui dénonce, qui hurle l’ignominie.
Comme il est facile d’étouffer le cri des victimes quand des hommes hier libres acceptent le bâillon de la peur.
— 4 Paris, Prague, Amsterdam.
Le chœur IV. -
Nous avons quitté ce pays
qui est le nôtre et plus le nôtre
Le nôtre par nos désirs Nos espoirs Et tout
ce que nous y avons aimé Plus le nôtre
ce pays qui consent à l’intolérable
Nous sommes à Paris Prague Amsterdam
Derrière nous
un combat qui n’a pas eu lieu
derrière nous Nous-mêmes
en nos frères suppliciés
Nous n’aurons pas de repos
Qu’une lumière brutale éclaire l’étrange attrait au visage de la bête