Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Maladie pittoresque

[p. 13-17]

Lui. -
Moi ? J’étais déjà là. Assis, là. Seul ? Bien sûr... Je lisais un magazine froissé, assez ancien et pas très intéressant il faut dire. J’attendais Kohn, Claude Kohn, le docteur Kohn. Il était en retard. Il était toujours en retard. Il avait toujours été en retard.
Et moi plutôt en avance.
En général.
Souvent.
Enfin... toujours.
Pourtant, ce jour-là, quelque chose me disait que son retard légendaire allait croiser ma ponctualité maladive.

Elle. -
C’est à ce moment-là que moi, je suis entrée dans la salle d’attente. Il y avait cet homme, seul. En me voyant, il marmonna un vague bonjour. La pièce était plutôt grande, poussiéreuse, et surtout très vide. Il n’y avait que trois fauteuils autour d’une table basse recouverte de journaux datant de plusieurs mois. Écornés, fatigués, lus et relus dans tous les sens.

Lui. -
Dès qu’elle s’est assise, elle s’est mis à me regarder, du coin de l’Å“il, discrètement, enfin le croyait-elle, parce que moi je voyais bien qu’elle m’observait. C’était sûrement mes vêtements pitoyables, ou mon visage tourmenté, usagé, vieux avant l’âge, qui attisait sa curiosité.

Elle. -
C’est lui qui a commencé à me regarder. Sournoisement. Dès que je levais les yeux vers lui, il replongeait dans sa stupide lecture. Et comme il était là le premier, il faudrait que je me coltine son regard de travers jusqu’à ce qu’il entre dans le cabinet du toubib. Parce que j’avais tout de suite compris que cet individu n’était pas du genre à avoir la délicatesse de vous laisser son tour. Avec son pardessus râpé, sa chemise élimée, son pantalon usé, ses chaussures trouées, ses cheveux fatigués, son visage ravagé, et qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir comme maladie ? Une maladie de peau ?
Il avait une bien vilaine peau, c’était sûrement ça : une maladie de peau, style eczéma, ou herpès, impétigo, psoriasis, peut-être même un zona on ne pouvait pas savoir en tout cas quelque chose de pas ragoûtant ah ça non !
Pourtant il n’était pas dermatologue ce docteur K. Sur sa plaque c’était juste écrit : « Docteur K, spécialiste des maladies pittoresques ».
J’aurais peut-être dû me méfier.

(Un temps.)

Lui. -
Elle me scrutait comme si elle me connaissait de longue date, et qu’elle ne parvenait à se rappeler où elle avait bien pu me croiser. Moi, je suis bien sûr qu’elle ne m’avait jamais rencontré, ne m’avait jamais adressé la parole, ne m’avait jamais vu, même vite fait sur un trottoir. Je m’en serais souvenu, je n’avais tout de même pas tant de relations que ça avec les gens.
En fait avec plus grand monde.
Avec personne comme qui dirait.
J’étais quelqu’un de si discret, si discret.

Presque transparent.
Elle me regardait pour tuer l’attente, il ne fallait pas que ça dure trop longtemps. C’est que j’avais perdu l’habitude du regard des autres moi.

Elle. -
On n’allait pas continuer comme ça à faire semblant de ne pas se voir. L’attente pouvait très bien s’éterniser. Alors je me suis décidée à lui parler.
J’ai dit :
vous...

Lui. -
Pardon ?...

Elle. -
Vous... vous désirez quelque chose ?

Lui. -
Moi ?...

Elle. -
Vous voyez quelqu’un d’autre ici ?

Lui. -
C’est-à-dire je...

Elle. -
Alors ?...

Lui. -
Alors ?...

Elle. -
Alors qu’est-ce que vous voulez ?

Lui. -
Mais rien voyons je...

Elle. -
Non parce que vous m’avez regardée vous n’arrêtez pas de me regarder c’est gênant c’est très gênant on se connaît peut-être ?... moi en tout cas je ne m’en souviens pas.

Lui. -
Non non je ne vous ai pas regardée...

Elle. -
Si si je vous affirme que vous m’avez regardée. Plusieurs fois. Avec insistance qui plus est.

Lui. -
Non non je vous ai vue tout au plus mais regardée ah ça non.

Elle. -
Vous ne m’avez pas regardée ?

Lui. -
Non non.

Elle. -
Je ne vous intéresse pas ?

Lui. -
Si si bien sûr mais...

Elle. -
Et voilà je vous intéresse, c’est toujours pareil, qu’est-ce qui vous intéresse hein ? mon esprit ? ma conversation ? mon corps évidemment !

Lui. -
Ha mais non pas du tout...

Elle. -
Quoi vous me trouvez moche ? banale ? vieille ? pas désirable ? Et vous, vous croyez beau sans doute ?

Lui. -
Oh moi vous savez...

Elle. -
Bon alors qu’est-ce que vous me voulez ?

Lui. -
Mais rien de spécial je vous dis n’insistez pas.

Elle. -
Alors pourquoi cette observation minutieuse ?

Lui. -
Excusez-moi mais je vous répète que je n’observe rien, ni minutieusement ni autrement. J’attends le docteur Kohn, comme vous probablement.

Elle. -
Vous le connaissez ?

Extraits de presse

« L’écriture mêle dialogues — souvent drôles — et monologues intérieurs des personnages. L’auteur sait manier le suspense tout au long de la pièce en ne dédaignant pas la dérision.
Une pièce agréable et bien « ficelée ». »

[Atelier théâtre, n° 14, printemps 2004]

Vie du texte

Lecture à la Librairie du Théâtre du Rond-Point, à Paris, le 24 janvier 2004.


Création au CDN-Théâtre de la Manufacture à Nancy dans une mise en scène de Coco Bernadis et Benoît Fourchard, avec Isabelle Chalhoub et Bruno Ricci, en février 2004.


Lecture réalisée par la compagnie du Fa, dirigée par François Bourcier au Théâtre des 2 Rives à Charenton-le-pont, le 9 octobre 2006.


Création par la compagnie L’escalier qui monte dans une mise en scène de Jean-Christophe Houin avec Nathalie Arenes et Jean-Christophe Houin (17-19 novembre 2005 à Agen (Salle de la Tannerie), 20 janvier 2006 à Nérac (Espace d’Albret) et 27 janvier 2006 à Fumel (Centre culturel)).

Mise en scène par la compagnie L’escalier qui monte avec Mary-Lynn Clarke et Jean-Christophe Houin au Théâtre du Grand Rond, Toulouse, du 2 au 13 octobre 2007.


Création par la Compagnie des pinces à linges dans une mise en scène de Beatrice Claveau avec Pascale Gaubert et Christian Rannou au Théâtre Pandora, Paris XIè, en mars 2011.

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