Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Extrait, scène 1, milieu
36 DEGRÉS CELSIUS
Il est 11h40
Et Mickel
Un architecte
Entre dans le hall de la piscine municipale
Un sac noir dans les mains
LA CAISSIÈRE. – Bonjour.
MICKEL. – Une entrée s’il vous plaît.
LA CAISSIÈRE. – Tarifs particuliers ?
MICKEL. – Non.
LA CAISSIÈRE. – Vous habitez cette ville ?
MICKEL. – Plus depuis longtemps.
Et Mickel paie le plein tarif
Il ne vit plus dans cette ville
Alors il paie le prix de l’éloignement
Il rejoint les vestiaires
Se déshabille dans une cabine
Plie ses affaires
Les dépose dans un casier
C’est une histoire simple et commune
Un architecte revient dans la ville où il a vécu enfant
Pour le travail et pour l’amour
Pour un travail qui commence
Et pour un amour incertain
Il avance sur le carrelage humide
Prend une douche
Sort
S’approche du bassin
Salue le gros maître-nageur
Des hommes sont allongés près du bassin extérieur
MICKEL. – Des hommes avec lesquels je n’évoquerai jamais mes préférences sexuelles ni ma fatigue de la virilité, ni le fait de devoir toujours indiquer qui est le dominant, qui est le dominé. Des hommes à qui je ne dirai pas que je n’ai jamais aimé voir le sang jaillir, que je ne ressens aucun plaisir à voir un nez ou une arcade s’écraser sous des poings, ni sentir le cartilage qui se brise sous l’impact. Des hommes avec qui je ne parlerai ni de démocratie ni de révolution, à qui je ne dirai pas que je rêve d’une époque sans eux, d’une époque libérée de leur présence lourde et agressive, et que cette époque commence maintenant. MAINTENANT.
37 DEGRÈS CELSIUS
LA CAISSIÈRE. – Ce qui est inconnu en quatre lettres. Ce qui détruit et apaise en sept lettres. Une bataille perdue en huit lettres.
Des nuages commencent à s’amonceler dans le ciel
LA CAISSIÈRE. – OVNI.
La canicule s’installe irrémédiablement
LA CAISSIÈRE. – HEROÃ NE.
Et la caissière inscrit en huit lettres le nom d’une bataille perdue quelque part.
LA CAISSIÈRE. – ESKANDAR.
38 DEGRÈS CELSIUS
MICKEL. – Je m’approche de l’eau, je sens mon cœur battre, la sueur coule sur mon front. Et je vois soudain des meutes tout autour du bassin. De grands fauves vont et viennent, sous le soleil, nonchalamment, sortent de l’eau, regagnent les vestiaires. Des femmes jaguars, des hyènes avachies à l’ombre des plongeoirs, des hommes pumas yeux mi-clos sur le béton blanc. Et c’est comme s’ils étaient tous prêts à bondir, avides que quelque chose éclate enfin et que le sang ruisselle, animaux prédateurs attendant le signal grégaire du carnage et je sens alors qu’il faut que je parte.
Et l’architecte plonge pour effacer les visions
Quelques secondes passent
Tout est calme
Suspendu
De l’autre côté du bassin le gros maître-nageur est descendu de sa chaise
Discute avec des gens
Et l’architecte refait surface
Extrait, scène 3, milieu
MICKEL. – Et vous, c’est à la tête qu’on vous opère.
LA CAISSIÈRE. – T’as tout compris.
MICKEL. – C’est sans espoir.
LA CAISSIÈRE. – Ce n’est pas une question d’espoir.
MICKEL. – De quoi alors ?
LA CAISSIÈRE. – De technique. Recomposer les morceaux. Rebrancher les fils perdus. Faut que je me lave. Que je nettoie tout ce sang.
MICKEL. – Comment vous vous appelez ?
LA CAISSIÈRE. – Tu vas continuer à me vouvoyer longtemps comme ça ?
MICKEL. – Comment tu t’appelles ?
LA CAISSIÈRE. – Everybody.
MICKEL. – C’est ton prénom.
LA CAISSIÈRE. - Celui que je me donne à partir de maintenant.
MICKEL. – Et dans la vraie vie ?
LA CAISSIÈRE. – Laquelle ?
MICKEL. – La vraie vie, c’est quoi ton prénom ?
LA CAISSIÈRE. – Je ne veux plus le savoir.
Ils sont là
Assis l’un à côté de l’autre
Dans les couloirs de cet hôpital près du fleuve
Les minutes passent
Et au bout du couloir
Une ombre apparaît soudain
Forme mouvante et rapide dans l’obscurité
Et c’est un lion qui s’avance
Nonchalamment
Dans les couloirs blancs et aseptisés de l’hôpital
Comme si tout était normal
Comme si c’était sa place
Depuis toujours
Il s’avance
Passe à côté d’eux
Majestueux et sublime
Arrive au niveau de la porte du bloc
Entre
Les chirurgiens sont plongés dans le cœur de l’architecte
Et le lion s’approche
Prend son élan
Bondit sur la table d’opération où repose le corps de Mickel
Plonge la gueule dans la poitrine ouverte
Là où palpite le cœur
L’arrache et s’enfuit
Le cœur de l’architecte ruisselant entre les dents
MICKEL. – MON CŒUR ! C’EST MON CŒUR QU’IL A ARRACHÉ !
Et Mickel se met à courir derrière l’animal
Et disparaît dans les couloirs
Everybody regarde à l’intérieur de l’autre bloc
Où repose son corps blessé
EVERYBODY. - Je crois que ça va être compliqué, vous ne croyez pas ?
Mais personne ne lui répond
Les chirurgiens s’activent
Le sang coule toujours du trou
Qu’elle porte élégamment à la tête
EVERYBODY. – Faut vraiment que je me lave.
Elle part
Emprunte à son tour les escaliers de service
Arrive dans le hall de l’hôpital
L’architecte est là
Ils se retrouvent
S’avancent vers la sortie
Les portes coulissantes s’ouvrent
Et devant eux apparaît une ville détruite jusqu’au bord de l’horizon
EVERYBODY. – Ça ressemble à un rêve.
MICKEL. – Quoi ?
EVERYBODY. – Mourir. Être quelqu’un d’autre.