Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
PERSONNAGES
Le garçon derrière la chaise longue
Le garçon de la piscine
Le pote
L’amie
Comme un jardin de particulier : un peu bourgeois, géométrique, rien qui ne dépasse. Sur la droite, une chaise longue, que l’on distingue à peine dans l’obscurité. Sur la gauche, la piscine. Hors-scène ou présente, elle est là… mais l’on en fait bien ce qu’on veut. Au fond de l’espace, on ressent les faibles lumières d’une maison de banlieue, là encore pas nécessairement visible. On pourra y entendre de la musique étouffée ou basse, de ce genre de musiques festives mais douce, lancinante, de celles qui sont parfaites pour décuver. À ce stade-là il fait nuit noire, une nuit profonde et dissimulante. Si noire que l’on ne voit pas tout de suite le garçon derrière la chaise longue. Pour l’essentiel nous en avons fini.
Parttie 1
Début
Un instant appuyé de non-mouvement.
Dans l’espace silencieux arrive le garçon de la piscine, d’une entrée qui n’est pas celle de gauche. Sa façon d’avancer et de dominer le lieu implicite qu’il est chez lui.
Il est maître de son royaume, un petit con sorti tout droit d’un film pour teenager américain.
Sa tenue pourrait être celle d’un joueur de base-ball ou de hockey.
Il est jeune, beau et en a une conscience paisible.
Quelques instants plus tard, surgit son pote, derrière lui.
Il saute sur le garçon de la piscine et tente en vain de le faire basculer.
Ils se chahutent un peu, prenant cet air faussement colérique, entrecoupé de rires étouffés qui va si bien à leur jeunesse.
Ils poursuivent la lutte pendant qu’arrive l’amie, d’une entrée qui n’est pas celle de droite.
Elle va jusqu’à eux, sans bruit, foulant le sol avec précaution et douceur.
Alors qu’elle a accompli la moitié du chemin, le garçon de la piscine se retourne et la voit.
Il s’approche d’elle et l’embrasse longuement.
Le pote les regarde sans trop savoir quoi faire de ses mains.
C’est peut-être à cet instant que le garçon derrière la chaise longue se signifierait.
Pas à eux mais à lui-même.
Leur baiser se rompt, l’amie laisse échapper un rire léger.
Ils se regardent tous trois dans un instant qui semble figé.
Le garçon de la piscine, sourire aux lèvres, commence à se dessaper dans la pseudo-décontraction de celui qui, de toute façon, n’a pas besoin de faire plus.
Son pote le suit, avec plus d’ostentation, reproduisant à l’identique chaque geste du garçon de la piscine, le degré de nudité à l’appréciation de chacun.
Une fois leurs vêtements tombés, c’est à l’amie de s’effeuiller.
Elle le fait méthodiquement, tremblant un brin, les yeux portés sur ses deux camarades.
La peau est nue et tous trois se regardent avec curiosité, peut-être avec gêne.
Le garçon de la piscine effleure les épaules de l’amie qui a un mouvement de recul spontané.
Ses mains sont froides.
Le garçon de la piscine se gausse bruyamment.
Alors l’amie s’approche de son pote et l’embrasse sur la bouche.
Elle ne quitte pas le garçon de la piscine des yeux.
Leur baiser se rompt, le pote se mord les lèvres.
Il se précipite vers la piscine en faisant un salto arrière ou n’importe quelle action qui pourrait souligner sa maîtrise physique.
Le garçon de la piscine va pour le rejoindre et tend sa main vers l’amie.
Elle ne semble pas décidée à le suivre encore.
Il va seul.
L’amie regarde les deux garçons au loin, immobile et pensive.
Elle se frotte l’épaule, la réchauffe d’une caresse.
Sa tête se tourne comme inconsciemment vers la droite en direction de la chaise longue.
L’amie y pose son regard durant un certain temps.
Le garçon derrière la chaise longue fait un léger mouvement.
Une poignée de secondes plus tard, l’amie fait un premier pas vers la droite.
Le garçon derrière la chaise longue se recroqueville et frotte sa face sur le sol.
Elle fait un second pas.
C’est à ce moment-là que le pote surgit derrière elle et lui crache derrière la nuque.
C’est l’eau de la piscine.
L’amie pousse un cri et poursuit le pote.
Il est plus rapide qu’elle.
Le garçon de la piscine revient vers eux, apprécie le spectacle.
Le pote se laisse rattraper et l’amie le fait choir.
Le pote lui maintient les bras.
Il la renverse, se met sur elle…
Durant quelques secondes…
… Et se dégage avant de reprendre sa route.
La poursuite les conduit alors jusqu’à l’eau.
Le garçon de la piscine les regarde un moment avant de les rejoindre sans se presser.
Le garçon derrière la chaise longue se relève, presque synchronisé au garçon de la piscine qui s’éloigne.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Comme la tête dans un sac. Sous un voile. Sous le sable. Tout ce qu’elle mérite. Pour la huit mille cinq cent quarante-deuxième fois peut-être, je sens la nuit me bouffant la gueule. L’obscurité en facesitting. Rituel précis, journalier. Je la flaire dans son embrasure, dans son intimité propre, les poumons tant remplis de pénombre que j’en étouffe. Lorsque je me réveille, que mes organes respiratoires se déplient sous un air nouveau, je vis comme au premier jour, lavé du reste. Je goûte alors à la lumière sans douleur. La possibilité de vivre s’affirme dans une légèreté étrange, dans une clarté fraîche, comme un peu d’eau sur une pierre… cela ne dure que quelques secondes. Il suffit de croiser mon reflet au travers de la vitre de la cuisine pour retrouver mémoire. Juste ça et tout est à refaire. Et plus qu’à espérer la nuit, une nouvelle fois. Nuit qui donnera et reprendra, comme chaque nuit, dans une mécanique sardonique, dégradante. Et cette humiliation quotidienne, cette nuit-ci, me convient. Elle m’apaise. C’est autant de moments où je ne serai pas là. Enfin, où je ne serai pas vu. Où la malédiction tartinée sur ma gueule ne sera pas l’attraction de leurs regards. Ne sera pas… le moyen pour eux de se rassurer un peu. Le moyen de se dire que la vie n’est pas si mal, qu’on peut se rapprocher du cercle de lumière. Qu’on atteint finalement le palier au-dessus. Moi, j’arpente la vie aux bordures de la lumière, me diluant dans l’ombre ou dans la masse. Un isolement accompagné. Je ne marche pas tout seul. Et je ne fonctionne pas sans le décor pour m’y fondre. C’est toujours comme ça. Lorsque l’on a sur le visage.... Lorsque l’on a – la faute – sur le visage. On vit caché par le dehors… ou en s’excusant. Il n’y a aucune gravité dans mon propos, hein. Cette situation ne me rend pas triste. Pas souvent. Chez moi, dans ma chambre, devant un film ou en lisant de la poésie, je n’y pense plus, j’arrive quasiment à oublier ce que j’expose à la vue du monde. J’apprécie la solitude, car la solitude me permet de ne pas me retrouver en présence de moi-même. De toute façon, on ne se rend compte de sa propre présence que lorsque l’on est avec les autres. Et même avec les autres si l’on ferme les yeux, on ne se voit pas… mais quand je la vois… Quand je la vois, elle, dans la limpidité de sa présence. Tellement sur-imprimée dans l’espace que tout autour d’elle se floute… s’insipide.
Il rit de sa trouvaille et tape sur la chaise longue comme pour s’arrêter, il se tripote les dents avec les doigts.
Quand elle s’est avancée. Quand elle s’est mise en face de la chaise longue, qu’elle a fait un pas et puis deux. Bon sang, quelle douleur ! Je comprenais pas… je ne comprends pas. Comment… dans le noir. Comment elle arrive à prendre sur elle une telle lumière… Ça ne devrait pas fonctionner comme ça. Moi, tout s’est toujours détaché. J’avais beau l’agrafer que la lumière me coulait sur le corps, se répandant par terre, comme si j’étais une masse non poreuse, sur laquelle rien ne s’accrochait. J’encule sa lumière, j’encule ce hasard, cette prédisposition à l’illumination. Elle ne l’a pas cherchée, elle n’a rien fait pour l’obtenir ! Son regard à lui, se porte sur ses seins, sur son cul, sur sa bouche, ses yeux comme aimantés à tout ce qui la constitue. C’en est terrible d’efficacité ! Elle s’est présentée à lui, brute, sans fioriture et cela a suffi. Ce qu’elle est suffirait à tout le monde, ça c’est sûr. Dans ses cartons d’invitations je parierai même que c’était la première… la première sur la liste. C’est pas moi que l’on aurait invité à boire une sangria blanche en compagnie d’une bonne moitié de l’équipe de football universitaire et du club de gymnastique. Je ne ferai pas le limbo complètement imbibé et je ne baiserai pas la présidente du conseil étudiant dans les toilettes, entre le barbecue et le karaoké. Je sais ! Je ne suis pas l’ornementation humaine à qui l’on fait appel pour une soirée de cette envergure. Je ne fais pas le poids ! Si elle m’avait croisé ce soir, la belle, elle aurait tout de suite su que je ne faisais pas partie de la fête. Aurait pas eu besoin de liste pour s’en rendre compte. Je suis hors des clous ! Ma lumière est en négatif ! Ça je le sais aussi. Lui, la gueule carrée, les épaules larges, gamin de mon âge qui est déjà homme alors que moi, mon corps anarchique me laissera toujours dans la maladresse physique adolescente, jusqu’à la vieillesse. Mais au fond, je m’en cogne… Je n’en aurais que faire s’ils étaient capables de… je ne sais pas moi… d’un peu d’humilité... juste d’un peu de pudeur... Moi j’ai mal… J’ai mal à la vue de la lumière des autres. Ma vie d’obscurité je m’en fous tant qu’ils ne sont pas là pour me l’exposer, pour me cracher à la figure leurs présences, leurs façons d’être tellement là, tellement là qu’on ne peut plus y être.
Il observe la piscine durant un certain temps.
C’est la fin de la fête, la fin des cours, le début des révisions. (…)
Partie 2
Le jour s’est levé. Le garçon de la piscine se tient en face du garçon derrière la chaise longue. Le premier a peu dormi mais ne semble pas avoir de signe de fatigue apparent, le second se frotte les yeux. Un certain temps se passe avant que l’un des deux se décide à prendre la parole. L’amie et le pote ne sont pas présents.
LE GARÇON DE LA PISCINE
Je peux savoir ce que tu fous là ?
Le garçon derrière la chaise longue ouvre la bouche mais aucun son ne sort.
Tu peux répondre ? Je te demande ce que tu fous là !
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
J’étais… sur la liste ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu n’étais pas sur la liste. Les listes c’est moi qui les fais.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Ah… je suis venu avec un ami…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Ce n’est pas ce genre de soirée.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Parce qu’il y a un genre de soirée ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Oui. Qu’est-ce que tu fous là ? Dernière fois.
Le garçon derrière la chaise longue ouvre la bouche mais aucun son ne sort.
Excuse-moi, mais... t’es défoncé ? Je peux appeler les pompiers ou te casser la gueule, si tu veux. Tu préfères quoi ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
… Non…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu es qui ? Tu viens d’où ? C’est simple ça, non ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
… Je sais pas… On est dans la même fac, même promo… On a des cours ensemble. On se croise quelques fois.
LE GARÇON DE LA PISCINE
Pas souvenir. Si c’est vrai, est-ce que c’est une raison suffisante pour squatter mon jardin ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Y a un moment, je crois, où j’ai dû te prêter un stylo Bic durant un partiel. Je sais plus exactement quand mais… Je sais pas si ça t’évoque quelque chose. Tu m’avais dit « merci ». Tu es parti une demi-heure avant la fin. Tu as oublié de me le rendre. Mais c’est pas grave, hein ! Ça ne coûte pas cher ! Y avait sans doute plus beaucoup d’encre. On a aussi le cours de littérature qu’on a pris au même horaire, où je suis à gauche, contre la fenêtre, un demi-rang devant toi. Toi t’es à droite, vers la porte, avec… Y a aussi le bus. Le mien. Quand il arrive à destination, tu passes souvent devant, à pied. Donc quand je sors, j’imagine qu’on se rencontre un peu…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu m’écoutes, mon gars ? Est-ce que c’est une raison suffisante pour squatter mon jardin ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Je suppose que non…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu supposes bien. Tu n’avais strictement rien à faire chez moi. C’est un peu un délit, tu ne crois pas ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Je… je suppose qu’on fait appel à la police dans ces cas-là.
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu me fais délirer, mais oui pourquoi pas, ce serait cohérent oui...
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Je comprends…
LE GARÇON DE LA PISCINE
J’ai plus de batterie sur mon portable pour les appeler. Tu me passes le tien ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
J’ai pas de crédits… Désolé. Je peux peut-être acheter une carte au marchand de journaux. Si tu me laisses y aller, je reviens, promis.
LE GARÇON DE LA PISCINE
C’était une blague…
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Ah bon… Désolé.
LE GARÇON DE LA PISCINE
T’es un peu useless, vieux.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Je sais pas…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Je te le dis. Écoute, j’ai la flemme de m’occuper de toi. Je suis mort, trop bu, trop fumé, trop baisé, la totale, tu vois ?… Pis faut que je range. Je sais pas si tu vois le bordel mais bref... J’ai la flemme. Casse-toi maintenant, je vais faire comme si je ne t’avais pas vu. Mais apprends juste à te présenter s’il y a une prochaine fois, le minimum, quoi !
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Pas vu ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Oui. J’oublie, je pardonne, je passe l’éponge. Tu piges ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Je pige… Donc tu ne m’as jamais vu ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Voilà si tu veux.
Le garçon de la chaise longue ne bouge pas.
Au revoir ?!
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Oui ? Oui. Pardon… Merci !
Il part vers la gauche. Alors qu’il s’apprête à quitter l’espace, il se fige puis se tourne vers le garçon de la piscine.
Je peux te demander quelque chose ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Dis toujours.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Elle et toi… Vous êtes ensemble ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Qui « elle » ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Ben… La fille et toi…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Qu’est-ce que ça peut te foutre ? La fille et moi, qu’est-ce que ça peut te foutre ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
ne peut s’empêcher de regarder imperceptiblement la piscine.
Elle et toi… je me suis demandé… si vous… en vous… en vous voyant… Je me suis demandé… si c’était vraiment… sans ambiguïté, oui voilà… parce que… s’il y avait possibilité que… Genre… que c’était pas... figé… que c’était pas… Quelque chose, pas dire que c’est pas quelque chose mais plutôt que c’était pas… comme dans les livres… cloisonné… important… enfin important comme ça peut l’être… dans les livres… enfin, tu vois… comme… une chose figée sur laquelle on met des mots… des mots précis… sans ambivalence… Parce qu’en vous voyant, je me suis dit… Est-ce qu’elle et toi…
LE GARÇON DE LA PISCINE
C’est insupportable de t’écouter.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
regarde toujours la piscine, d’une façon de plus en plus insistante.
Non, rien excuse-moi…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Qu’est-ce que tu regardes ? œte-moi d’un doute…
(…)
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu me fais vraiment pitié, gars.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
... Il reste de la sangria ?
LE GARÇON DE LA PISCINE
Tu doutes de rien, toi.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Allez, please, si je pars dans cet état, je me tue.
LE GARÇON DE LA PISCINE
T’es pas possible.
Il part : soixante secondes, peut-être. Il revient, une bouteille entre les mains.
Il ne restait que ça. C’est un peu fort par contre.
Il la porte à ses lèvres, puis la passe à l’autre garçon qui la boit cul sec.
Ah oui, quand même.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
« Je bois, à la gourde vide du sens de la vie, à ces pas semés dans les rues, sans nord ni sud, à ces taloches de vent, sans queue et sans tête »
LE GARÇON DE LA PISCINE
Hé ben dis donc, ça ne va pas mieux.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Gaston Miron.
LE GARÇON DE LA PISCINE
C’est qui déjà lui ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Crois-le ou non, mais je savais que tu ne te souviendrais pas…
LE GARÇON DE LA PISCINE
Je me rappelle de son nom, c’est déjà pas si mal.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Laisse tomber... Il ne fait pas si jour que ça… Un terne, sec, qui envahit tout. C’est pas brillant, ça ne fait pas mal aux yeux. Comme si la nuit faisait de la résistance…
LE GARÇON DE LA PISCINE
C’est surtout qu’il fait moche, non ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
En vérité, je ne comprends pas pourquoi tu ne te rappelles pas de Gaston Miron.
LE GARÇON DE LA PISCINE
Bon, du coup, pourquoi je devrais m’en rappeler ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
D’abord parce que ça date de mardi. On ne devrait pas oublier quelque chose qui date du mardi.
LE GARÇON DE LA PISCINE
C’est un jour spécial le mardi ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
C’est le cours de litté’.
LE GARÇON DE LA PISCINE
Et c’est spécial le cours de litté ?
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Ça n’est pas spécial. Rien n’est jamais spécial, OK ? On s’en fout. Y a pas… y a pas à relever ! Il ne se passe rien, il ne se passe jamais rien. Cool, non ? Du coup, passons à autre chose, tu veux ? C’était pas la peine !
LE GARÇON DE LA PISCINE
Calme-toi, mec, je rigole.
LE GARÇON DERRIERE LA CHAISE LONGUE
Comment peux-tu à ce point t’en foutre…
Il termine la bouteille et se relève, brutalement.
Comment peux-tu l’oublier ! Ce regard qu’elle avait ! Qu’on aura jamais pour moi ! Et qu’on a eu pour toi ! Pour toi !
Un long silence, les deux sont comme figés dans le paysage.
Je suis désolé, rien n’y fait. C’est toujours un peu comme ça. Tout est grave… tout est lourd et terrestre… Je suis de ce genre-là. Je saisis pas vos légèretés, y a pas de mauvaise volonté, je t’assure… Y a simplement l’impossible, l’impossible devant moi… J’aimerais hausser les épaules, me remuer sur ma chaise, me tromper dans le texte sans que ça m’arrache le cœur… rire à chaque ponctuation de ce que j’énonce et qui n’est pas totalement ma parole… mais qui l’est quand même un peu puisque c’est moi qui la dis… Dieu, c’est pas possible ce que je raconte… Je lis la poésie exsangue, comme un dernier souffle, comme un con en somme. Je sur-imprime des mots qui n’en ont pas besoin, qu’il faut juste respirer. Toi tu t’en fous et pourtant, tu as compris. C’est terrible de comprendre à ce point. Ils arrivent simplement au-dehors de toi. Moi, ma peau est épaisse, l’extérieur difficile à atteindre. Ma voix vient de très loin, de très profond… Ici… Tu vois ?… Pour la faire sortir, il faut pousser plus fort, plus brutalement encore, comme lorsque l’on enfonce une porte rouillée. Avec la force de la fin du monde ! Parce qu’il faut bien qu’elle sorte ! Sinon il ne reste pas grand-chose !… Bon sang… Je n’ai rien d’autre. Rien d’autre et ce n’est pas suffisant. Mon timbre te vient essoufflé ou brutal et c’est déjà foiré mais les mots sont là ! Et ce n’est pas assez, je sais ! Si tu savais à quel point je le sais. Je ne suis pas capable de lire la poésie ! Je ne sais pas dire ce que je veux exprimer. Ça ne fait que hurler… On parle d’intensité. Intensité, mon cul ! Rien de laid ne marche ! Rien de ce qui peut sortir de moi ne fonctionne ! Je n’ai jamais pensé l’inverse, mais je vivotais en fermant les yeux. J’acceptais mon sort si l’on me laissait vivre. Vivre c’était déjà pas mal… Jusqu’à ce jour… Jusqu’à t’entendre ! Je disais ! Comme au pied du mur, comme un fruit dont on extrait le jus. Mais toi… quand tu lis le poème de Gaston Miron, comme s’il s’agissait de rien. Avec ce regard pour elle, comme pour dire « Je le pense un peu, mais n’en faisons pas toute une histoire », avec des brisures d’erreurs disséminées dans la lecture pour que ça ne fasse pas trop sincère. Les yeux brillants, impressionné de toi-même, presque séduit. Et ce sourire… de cannibale, de dévorant, qui gobe chaque syllabe, qui fait de toi le centre, la plus dingue des lumières. (…)