Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Nous préparons le repas.
Assises auprès de moi dans la cuisine elles disent :
"Vous étiez blond David n’est-ce pas, avant vos cheveux blancs ?
Vous avez de beaux yeux, des yeux gris bleu, un bleu acier comme ceux de Johnny. "

Une autre dit : "Moi je dirais plutôt un bleu azur."
Et puis dans une pensée du coq à l’âne elle dit :
"Y a aucun avantage, vraiment, à fumer comme ça toute la journée, de toute façon : cancer, essoufflement, tachycardie, y a aucun avantage, que des complications, je ne comprends toujours pas pourquoi je continue de fumer autant."
On découpe les légumes, les concombres & les tomates, on découpe 1 oignon, en petits dés les pommes de terre. On pèle les pêches, on les fait revenir dans une eau frémissante, 1 litre d’eau et 1 gousse de vanille, on rajoute du citron. On se régale des Pêches Melba, saupoudrées de sucre glace, une confiture de mûres pour le coulis.
Elle dit : "On voit que vous faites ça depuis longtemps David, Peut-être que je me trompe ?
On sent qu’autour de vous il y a eu plusieurs mamans. Mais je me trompe peut-être David."
Elle rit.
Une autre dit :
— "C’est quoi mon avenir David ?"

— "Ici."

— "Ici ?"

— "Oui, ici, et maintenant. Et c’est déjà pas mal non ?"

— "Oui c’est pas mal déjà. Et on revit ici David."


Nous avons pris le traitement dans le bureau, mis nos assiettes, rangé nos verres et nos couverts dans le lave-vaisselle, avons passé le balai, et arrosé nos plantes. Le vent se lève maintenant, dans cette fin de la journée, la fin de l’été, il fait nettement plus frais ; il a soufflé très fort ce soir, il a poussé la fenêtre semi-ouverte dans le bureau, elle prenait son traitement, la fenêtre a manqué d’heurter sa tête très violemment, je me suis levé à temps, d’un bond, pour rattraper le battant. Et elle a dit : "Merci David, là vous m’avez sauvé la vie !" "Oh j’ai eu peur", j’ai dit. "Vous nous sauvez la vie". A répété une autre. Je me suis assis plus tard sur la terrasse, elle balayait encore les restes du repas, les miettes les cendres des cigarettes, j’ai regardé le ciel, des oiseaux sont passés, je ne savais dire si c’était des cigognes des oies sauvages ou des flamants, je me suis demandé s’ils jouaient ou s’ils chassaient, ou s’ils se préparaient, traçant leur route dans le sillage des migrations. Le vent sur mon visage, balayant mon t-shirt, se déployant dessous, et j’ai pensé alors : "C’est ici que je vis. C’est ici ma maison. C’est devenu toute ma vie." J’ai quitté la terrasse, traversé la cuisine, j’ai éteint les lumières, j’ai traversé le salon. ‘Plus belle la vie’ avait repris. Il parlait seul devant la télé, il s’est relevé et il a dit : "Tu prends le tramway ou la voiture David ? Tu diras aux veilleurs de passer 2 fois cette nuit ? À 2 et à 3 heures ? Tu leur diras David ? Tu ramènes les croissants demain ? Tu leur diras David ? Tu leur diras ? Hein que tu leur diras David ?" Ses mains tremblantes, son corps penché et sa figure en sueur. J’ai fermé mon bureau. J’ai descendu les escaliers. J’ai marché dans la nuit.


J’ai peur parfois de la littérature, sans trop encore comprendre pourquoi. J’écris au cœur du quotidien qui bat, sur la route du travail, dans le tramway, entre 2 rives entre 2 eaux comme au milieu du gué je prends des notes dans le bureau, il n’y a pas d’autre espace, alternatif, déconnecté, j’écris dans le réel, dans ce qui cogne, je ne m’en sépare, ne m’en détache, je ne m’en détourne pas, je n’évite pas le réel je ne le fuis pas, j’en fais toute mon affaire, je suis le courant, il se transvase naturellement d’un seul mouvement, d’une source à l’autre, du lit de la rivière à se jeter vers l’âpreté de l’océan, ça s’écrit dans ma tête, j’entends des voix aussi, j’entends des mots, des vagues de mots, des vaguelettes, brisées, s’agrippent s’accrochent s’arriment dans la pensée, j’en récolte les éclats, et sur la page, la vérité.
Elle dit : "Je me sens angoissée David".

— "Et vous savez ce qui vous angoisse ? "

— " Le monde David."

— " Le bruit ?"

— "Oui."

— "Le bruit des autres ?"

— "Le bruit des autres oui. Leurs phrases."


Et j’ai pensé alors que l’écriture, que la littérature, me tenait lieu de garde-fou.

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