Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

PERSONNAGES

Aymeric Dupré, 30 ans, comédien permanent du théâtre subventionné de Balbek
Lucas, 27 ans, comédien permanent du théâtre subventionné de Balbek
Nicole, 23 ans, comédienne permanente du théâtre subventionné de Balbek
Michael, 21 ans, apprenti comédien, sympathisant du mouvement des Premières Lignes
Eva, 50 ans, metteuse en scène, directrice du théâtre subventionné de Balbek
Barbara, 23 ans, fille d’Anna Bauer
Anna Bauer, 50 ans, directrice du Nouveau Théâtre
Juliette Demba, 30 ans, chanteuse et comédienne à la mode
Théo Marber, 55 ans, critique théâtral redouté
Fabien Muller, 50 ans, député, dirigeant identitaire, fondateur du mouvement des Premières Lignes

Personnages secondaires (partie 4)
Klaus Mann, écrivain allemand, auteur de Méphisto
Erika Mann, comédienne allemande, sœur de Klaus Mann
Richard Strauss, compositeur et chef d’orchestre allemand
Wilhelm Furtwängler, compositeur et chef d’orchestre allemand
Gottfried Benn, poète expressionniste
Un majordome


Deuxième partie – Amour et politique
3

Salon de la villa.
Soirée.

ANNA. – Me voici.
Désolée.
Le travail nous dévore.
Bonsoir.

BARBARA. – Aymeric voilà je te présente ma mère.

AYMERIC. – J’ai beaucoup entendu parler de vous.

BARBARA. – Aymeric est comédien à Balbek.

ANNA. – Chez Eva ?

NICOLE. – Avec moi dans la troupe permanente.

ANNA. – Et vous connaissez donc Juliette ?

JULIETTE. – Aymeric a adoré mon spectacle.

AYMERIC. – C’était fabuleux.

ANNA. – Et vous connaissez sans doute Théo.

THEO. – Théo Marber.

AYMERIC. – De réputation.

THEO. – Je vous ai vu quelque part non ? Je vous ai déjà vu jouer ?

AYMERIC. – Oui c’est possible.

THEO. – Et où est-ce que c’était ?

NICOLE. – Peut-être à Balbek ?

THEO. – Ça m’étonnerait.

ANNA. – Dans La Mouette mis en scène par Eva.

THEO. – Ah oui je me souviens. Vous étiez excellent en Treplev. Je me rappelle. Un peu jeune encore mais sauvage. Je n’avais pas écrit quelque chose ? J’avais écrit quelque chose ?

AYMERIC. – Je ne crois pas.

THEO. – Je n’avais rien écrit.

NICOLE. – C’est un acteur formidable. Il faut que vous veniez voir notre Cerisaie Théo. La première est dans deux mois.

THEO. – Si je peux ensuite venir passer le week-end chez Anna.

ANNA. – Nous verrons. Mais je vous en prie, installez-vous.

AYMERIC. – Pourquoi me regarde-t-elle comme ça ?

NICOLE. – Détends-toi Aymeric.

AYMERIC. – Comme si elle me jugeait.

NICOLE. – Elle voit simplement l’abîme qui vous sépare.

AYMERIC. – Je le comblerai.

Anna sert à boire.

THEO. – Santé. Au théâtre de Balbek.

TOUS. – AU THEATRE DE BALBEK.

Ils boivent.

ANNA. – Et vous travaillez à Balbek depuis longtemps ?

AYMERIC. – Trois ans déjà.

ANNA. – Ce sont des villes difficiles, c’est bien de continuer à y faire du théâtre.

THEO. – Le rempart contre la barbarie.

NICOLE. – C’est en voyant Aymeric sur scène que j’ai eu envie de devenir comédienne. Tu te souviens ? Je ne savais absolument pas ce que j’allais faire dans ma vie. J’étais au lycée. Il y avait une sortie scolaire. Et j’ai vu Aymeric. C’était quelle pièce déjà ?

AYMERIC. – Ivanov.

NICOLE. – Ivanov. C’est ça. Et je l’ai vu. Et j’ai eu l’impression alors qu’il y avait quelque chose qui se passait là de tellement plus vaste, de tellement plus ample que ma petite vie, que les couloirs du lycée et les salles de classe. J’ai eu le vertige. A la fin du spectacle les gens applaudissaient et j’étais comme sous le choc. J’ai mis plusieurs minutes à revenir à moi. Et j’ai décidé d’y consacrer ma vie. Aymeric était intervenant théâtre pour les options alors je lui en ai parlé. Je lui ai déclaré ma flamme théâtrale. Aujourd’hui nous travaillons sur La Cerisaie. Il joue Lopakhine et moi Varia.

AYMERIC. – Mais nous voudrions créer autre chose.

BARBARA. – Aymeric et Nicole ont un projet de spectacle sur la montée du fascisme.

NICOLE. – Tu as vu les vidéos de l’attaque Anna ?

JULIETTE. – C’était des policiers en civil.

THEO. – Qui ?

JULIETTE. – Les militants d’extrême droite qui ont attaqué le camp de réfugiés. Une partie d’entre eux c’était des policiers en civil. Plus de trente mille personnes sont attendues à la manifestation pour la défense de la race blanche. Les fascistes sont de plus en plus nombreux et tout se passe dans l’indifférence générale. Mais ce n’est pas trop leur came au Nouveau Théâtre.

ANNA. – Quoi ?

JULIETTE. – Un théâtre comme ça un peu frontal, politique.

ANNA. – Pourquoi est-ce que tu dis ça Juliette ?

JULIETTE. – Vous êtes plus dans les formes des formes, je ne sais pas comment dire.

ANNA. – Dans l’Art ?

JULIETTE. – Je devine la majuscule.

ANNA. – Dans la recherche esthétique.

AYMERIC. – Ce n’est pas contradictoire.

JULIETTE. – On dit ça.

ANNA. – Juliette au lieu raconter n’importe quoi tu ne voudrais pas nous jouer quelque chose ?

JULIETTE. – A chaque fois qu’une noire se met à parler politique, on lui demande d’aller chanter quelque chose.

ANNA. – Barbara est ta plus grande fan.

JULIETTE. – Je pensais que c’était toi.

ANNA. – Les publics sont versatiles.

BARBARA. – Mais qu’est-ce que vous avez toutes les deux ?

JULIETTE. – On se fait la gueule depuis ce matin mais tout va s’arranger avec un peu de gospel.

ANNA. – Je vais aller ouvrir une autre bouteille.

JULIETTE. – Je chante si Aymeric m’accompagne.

AYMERIC. – Je chante comme une casserole.

NICOLE. – Mais quel menteur ! Quel menteur ! Il chante et joue parfaitement du piano.

AYMERIC. – Tu exagères.

JULIETTE. – Peut-être une autre fois alors.

(…)


Quatrième partie – L’ascension

Et alors que la fête rugit
Dans cet appartement spacieux du centre-ville
Après une première réussie
Au milieu de tous ces visages rayonnants et somptueux
Remplis d’existences
Au cœur de l’époque
Pile au centre
Il serre soudain les poings Aymeric
Et rêve d’une vengeance solaire
D’un massacre général
Rêve de coups d’uppercuts de fracas
Rêve d’écrabouiller toute cette société factice
De la réduire en cendre
Mais c’est la nuit dehors
Éclatante
Et les visages sont beaux
Et les femmes sont belles
Et les hommes
Et chacun a des histoires qu’il faut savoir oublier
Chacun a des images de morts de guerres et de conflits sans solution
Et il faut savoir faire bonne figure Aymeric
Ne pas reproduire l’échec du père
Car le monde est ce soir
Comme une galerie d’art de luxe
Sacrée
Sacrée
Sacrée
Sacrée
Car le monde est ce soir
Aymeric
Comme tu as toujours voulu qu’il soit

— La révélation – Aymeric Dupré impérial – une interprétation à couper le souffle – Un chef d’œuvre – On jubile

—  Il n’y a rien d’autre ?

—  C’est à peu près tout

—  Est-ce que tu peux te déshabiller maintenant ?

—  Je suis crevée Aymeric

—  Tu me lis des critiques et tu te déshabilles

—  Garde tes fantasmes de domination pour toi s’il te plaît

—  Ce n’est qu’un jeu

—  Je suis déprimée

—  Nous sommes amants non ?

—  La période me déprime

—  Tout le monde t’écoute Juliette, tout le monde t’aime, tu es une star. Les lumières s’éteignent, tu es sur scène, tu fermes les yeux et tu chantes.

—  Tu entends ce que tu dis ?

—  La musique te protège.

—  Je parle politique et tu me parles de fermer les yeux ?

—  Ce n’est pas ce que je disais, ne pars pas au quart de tour
.
—  Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté de jouer ce rôle-là de chanteuse black à la mode à qui on dit chante quand je me pose des questions, tu es très belle quand je me mets à parler d’extrême-droite, et à qui on demande soit de parler africain soit des informations sur l’état des banlieues alors que je n’y ai jamais vécu.

—  Tu t’en vas ?

—  J’ai rendez-vous avec Anna.

—  C’est étrange la relation que vous avez.

—  Je ne t’ai pas demandé ton avis.

Et les jours passent
Les spectacles s’enchainent
La presse est dithyrambique
Comme dans un rêve
Il ne touche plus terre
Il fait la fête
Il est enfin débarrassé du poids de Balbek
De la lourdeur des jours
Du désintérêt quotidien
Et de la petite culpabilité lancinante des gens du théâtre de Balbek
Car le moi est haïssable quand on échoue à Balbek
Mais il ne l’est plus quand on triomphe
Ce n’est pas encore ça
Pense-t-il dans une autre grande fête illuminée
(…)


Sixième partie – lseneur
1

CHŒUR DES EXILÉ.E. S

Les choses commencent toujours par un détail
Naissent d’un détail
De rien
Que personne ne remarque au début
Un mur qui s’effrite
Une fissure sur une vitre
A laquelle personne ne prête attention
Quelqu’un qui riait tous les jours
Se tait obstinément
Et nous regardions la ville
Les avenues le soir
Les grandes avenues ouvertes
Comme des veines
Dans les lumières translucides
Ce qui était moderne
Plus que moderne
Devenir subitement caduque
Bête
Stérile
S’affaisser
Nous regardions les choses se dégrader
Se salir
Les parcs pour enfants occupés par des silhouettes en arme
La nuit
La poussière
Les troupeaux d’hommes seuls dans les bars le jour
Les premiers incendies de maisons volontaires
Pour toucher l’assurance
Les scellés posés sur les portes
Les expulsions
Et l’angoisse de commencer à perdre
De tout perdre
Et la résignation
Alors nous avons dû partir
Et la ville se vidait lentement
Les premiers départs
Des amis se mettant à raconter des choses absurdes
A se réveiller la nuit
Ou à dormir dehors
Dans les quartiers Nord Sud Est Ouest
Dans les quartiers du centre
Près des cinémas ou des sorties des métros
Dans les quartiers
Où plus rien ne fonctionnait sinon le ciel
Le même qu’avant toujours
Large
Ample
Inaccessible
La qualité de la lumière sur les jours qui s’écoulent
Et le grand appel du lointain
Et de la mer
D’une autre vie recommencée ailleurs
Dans une autre ville
Dans d’autres foules avec d’autres gens
Et d’autres reflexes et musiques
Et d’autres corps
D’autres matins lumières du matin chants du matin
Et vies quotidiennes autrement peuplées
D’autres cuisines programmes fenêtres partitions
Rues et avenues
Visages
Loin des gémissements
Loin de la déréliction d’ici-même
Et des plaintes d’ici-même
Et de la terre
Et de la faim d’ici-même
Et des rêves d’ici-même
Et de l’ennui terrible à en crever d’ici-même
Et des suicides à petits feux dans les appartements d’ici-même
A deux rues d’ici même
Et de la crise d’ici même
Et du fascisme d’ici même
Et des légendes amères de la vieille EUROPE

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