Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
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Oméga Dream. — Qu’est-ce qu’on fait ?
Julie Rose. — On attend.
Oméga Dream. — Tu étais pressée de trouver le bateau. Maintenant qu’on l’a, on attend.
Julie Rose. — T’as peut-être mieux ?
L’Indéfini. — Il éclate de rire, ce rire inaudible. Toujours la même amertume, pense-t-il. Dans ce pays, même l’espoir est empoisonné. Elle aurait raison en fin de compte. Penser faux, dormir faux, manger faux, haïr faux, rire faux, espérer faux, partir faux…
Julie Rose. — Oméga Dream, pourquoi pars-tu ?
L’Indéfini. — Cette question n’a pas l’air faux. Il se rappelle d’ailleurs l’avoir déjà entendue. Il voudrait comprendre, lui aussi. Peut-être que réellement il part faux ? Peut-être pour ça que la poisse le poursuit toujours ?
Oméga Dream. — « Pourquoi pars-tu ?
Ton pays est en guerre ? », m’avait un jour demandé quelqu’un.
L’Indéfini. — Et tu as répondu « Pire que la guerre, mon pays est en paix ! ».
Julie Rose. — Ton pays est en guerre ? M’avait-il demandé, lui aussi.
Oméga Dream. — Qui ? Benson ?
Je croyais que c’était un mégot, juste un mégot de temps qu’ensemble vous avez fumé. Je…
Julie Rose. — Pas lui, une autre route, un autre vendeur de route. C’était à l’époque, il y a 4, 5 ans, quand je me suis engagée.
Oméga Dream. — Qu’est-ce que tu lui as dit ?
Julie Rose. — Je n’ai pas trouvé de mots.
Oméga Dream. — Tu ne sais pas quel est le problème de ton pays ?
Julie Rose. — Je savais tout simplement que je me sentais mal, à l’époque. S’il m’avait posé la question quelques temps après, je lui aurais répondu que mon pays était en guerre.
Oméga Dream. — Te faire passer pour une victime pour avoir les faveurs des croix-Handicap-communauté internationale-fonds de misère. Vieille technique plus vieille que notre misère.
Julie Rose. — Non, avant les attentats du nord, le pays était déjà en guerre.
Oméga Dream. — Quelle guerre ?
Julie Rose. — Contre moi.
Rien ne serait pire qu’une guerre non prononcée, silencieuse, contre le citoyen. J’ai fait la guerre de l’instruction, la guerre de l’emploi, la guerre de la faim. Mais ne me demande pas où quand comment ? J’ai lutté pour ne pas me balader sans caleçon, culotte errant pour le plus offrant. Lutter pour ne pas perdre mon cerveau. Toutes ces guerres que le pays a tissées contre moi.
Oméga Dream. — J’adore ton dream à toi, le délire de ta malchance.
Le pire de nos malheurs, c’est que notre pays est trop en paix !
Julie Rose. — En guerre ou en paix ?
Oméga Dream. — En paix ! Pire que toute guerre, nous sommes en paix !
Julie Rose. — Je ne comprends pas.
Oméga Dream. — C’est un peu ce que tu dis toi-même.
Julie Rose. — Non.
Oméga Dream. — Si le pays fait la guerre contre toi et sans problème, c’est parce qu’il est trop en paix !
Julie Rose. — N’est-ce pas le délire de ton malheur à toi ?
Oméga Dream. — Si tu ne le perçois pas, tu perds un peu le sens de ton départ. Tu pars faux !
C’est ce qui pourra te porter malheur là -bas.
Julie Rose. — Partir, c’est le plus important, que je parte loin de ce pays.
Oméga Dream. — T’as peut-être raison.
Partir loin, plus loin que paix, guerre, misère, dictature, démocratie.
Julie Rose. — Il m’a promis.
Benson m’a promis qu’il viendra m’arracher des griffes de tout ça.
Oméga Dream. — Laisse-moi te toucher.
Tu es épuisée par tant d’années de frappes et d’espoir.
Julie Rose. — Non. Ne profanons pas la chose la plus adorable qui pourra nous arriver.
Oméga Dream. — Pourtant avec lui tu ne t’es pas gênée. Tu as retiré ses habits derrière la boutique du lendemain et tu as pansé ses plaies. Elles étaient profondes ? Plus que les miennes ? Pour ça qu’il t’a pris avec lui c’est ça ? Tu as aimé qu’il te bande tes blessures ?
Julie Rose. — Ce n’est pas à cause de lui, je t’ai dit.
Oméga Dream. — Profitons du moment. Le temps de cette attente.
On ne sait pas ce que nous réserve la mer.
Julie Rose. — Moi aussi, j’ai rêvé d’un homme qui parte vrai, d’un homme qui échoue et qui recommence, qui tienne vingt-trois ans s’il le faut. Qui n’abandonne pas son cerveau à bouffer après la troisième tentative. Un homme qui me regarde, comme tu me regardes. On aurait dû se rencontrer, dans ce passé où tu m’as cherchée. Peut-être qu’on est fait pour se rater. Peut-être que la route ne nous sera pas favorable. Alors je pleurerai, avec ces yeux qui te regardent pleurer. Je pleurerai, ce moment que peut-être je suis en train de gaspiller, ce temps que je manque d’arrêter.
L’Indéfini. — Il digère. Peut-être est-ce comme ça qu’elle lui a toujours échappé. Comme ça que ce manque s’est implanté, perte après perte, ce manque qui le poursuivra peut-être là -bas. Subitement, il a peur de partir, pour la première fois, depuis 23 ans. Elle, elle reprend.
Julie Rose. — Et toi Oméga Dream, tu parleras de moi à la fille que tu rencontreras là -bas ? Avec son look cassé, tu lui parleras de moi ? Quand elle aura essuyé tes larmes et que très loin dans l’oubli je pleurerai de regrets. Qu’est-ce que tu lui diras de l’absente que je serai ?
Oméga Dream. — Je ne veux plus parler de ce que j’ai perdu, ça suffit !
Sauf de Seghar, je ne peux jamais m’empêcher de parler de lui.
Julie Rose. — Qui est Seghar ?
Oméga Dream. — Mon camarade d’enfance, intime, quand nous avons passé l’âge. Moitié carré moitié beau gosse, sa face. Perdu, lui aussi.
Julie Rose. — Perdu ?
Oméga Dream. — Ou plutôt parti. Il n’est pas resté sur place 23 ans. Juste quand nous avions compris qu’il fallait être loin de ce pays si nous voulions goûter à la vie, Seghar s’est lancé. Je chassais des criquets et des sauterelles dans les champs avec lui, je l’aidais à écrire son nom à l’école parce qu’il ne savait pas, mais je ne sais pas comment il a fait pour avoir son passeport, visa, passer les frontières à l’aéroport comme un homme bien. Aujourd’hui, il respire le bon air, l’air de là -bas. Je parlerai de lui, pour éviter d’essayer de parler de toi.
Julie Rose. — 23 ans qu’il a fait là -bas ? Ton ami intime ?
Oméga Dream. — Je parlerai de lui, pour éviter d’essayer de parler de toi.
Julie Rose. — Tu n’aurais pas eu besoin d’user des voies clandestines.
Oméga Dream. — Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je parlerai de lui, pour éviter d’essayer de parler de toi. Je te vois partout. Dans les deux bouts de mon présent, mon passé, mon futur. Comme si c’était toi que j’attendais depuis 23 ans.
Je parlerai de Seghar , pour éviter d’essayer de parler de toi.
Julie Rose. — Qu’est-ce qu’on devient, quand on arrive là -bas ?
Oméga Dream. — Nous avions un autre ami, il s’appelait Éric. Il n’a pas supporté. Alors il voulait se venger du pays. Incapable d’atteindre les dirigeants, ceux qui avaient vendu leur honte aux chiens, il s’acharnait sur les citoyens et les biens. Il débarquait chez un monsieur le soir alors qu’il dormait avec sa femme et ses enfants, il emportait tout ce qu’il pouvait. Il s’arrangeait pour se retrouver seul avec un conducteur de taxi dans une rue déserte, il lui envoyait de la poudre de piment dans les yeux, puis il se tirait avec sa caisse. Un matin, on a retrouvé son corps dans un caniveau, deux barres de fer au cul, sentence du tribunal populaire de la veille. SEGHAR avait donné une adresse quand il partait. J’ai écrit pour le lui annoncer, il n’a jamais répondu. Puis, ma sÅ“ur a tenté un suicide, j’ai écrit, rien. Quelques années plus tard, quand son vieux à lui est mort, j’ai écrit, il n’a toujours pas répondu ! Je parlerai de lui, pour éviter d’essayer de parler de toi.
Julie Rose. — Qu’est-ce qu’on devient, quand on arrive là -bas ?
Oméga Dream. — Peut-être est-il fatigué de parler à notre misère.
L’Indéfini. — Peut-être !
Il parle certainement d’autres choses, pour éviter d’essayer de parler de vous.
Julie Rose. — Oméga Dream, pourquoi ne rentres-tu pas chez toi ?
Oméga Dream. — Rentrer chez moi ?
Julie Rose. — La paix est finie, tu peux rentrer chez toi.
Oméga Dream. — La paix est finie ?
Julie Rose. — Depuis les attaques du nord, tu l’as dit.
Oméga Dream. — Comme ce type que j’ai rencontré sur une ligne, l’année des émeutes de la faim tu ne m’as toujours pas compris ? Il m’a dit : « Oméga Dream, où cours-tu par ces voies clandestines ?
La paix est finie, le pays sera bientôt en état de guerre ».
Julie Rose. — Dans quelques jours, le pays sera en état de guerre.
On dit que depuis le nord, ça gagne de plus en plus les régions.
Oméga Dream. — Quand comprendras-tu comment la paix se nourrit du terrorisme, des crises qu’elle sème comme elle se nourrit de la guerre contre toi ?
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Julie Rose. — T’as vu les pieds ?
L’Indéfini. — Les pieds, encore les pieds ! Je pensais que l’histoire prenait fin là , quand Oméga Dream l’emmène loin du pays, mais non ! Les pieds, elle s’accroche aux pieds. Je connais un homme, un ami à moi. Il avait enfin eu son passeport, son visa, ses papiers. Ça y est ! Il pouvait enfin se sauver ! De la paix ou de la guerre ? Peu importe, se sauver du pays. Il était arrivé à l’aéroport à 17 h 30. Son avion était parti à 17 h 29. Il avait manqué cette occasion unique dans sa vie, parce qu’il tardait chez le cireur. Il ne voulait pas arriver là -bas avec les pieds sales. Cette histoire est encore coincée au bout des langues de ceux qui aiment à raconter. Ils la racontent dans la rue même où mon ami fait l’ambulant. Il est devenu cireur ambulant !!! Ce qu’on aime qu’on soit ici : vendeur ambulant, Buy And Sell Am, coiffeuse ambulante, culottes errantes, call-boxeuse… braiseuse de poisson. N’essaye pas de penser ! Sinon, c’est là que tu comprendras que la papaye c’est le fruit du blanc… Cette fille a enfin l’occasion de partir, mais qu’est-ce qu’elle fait ? Le pays lui a totalement croqué le cerveau.
Oméga Dream. — On s’en fout des pieds !
Julie Rose. — Ils étaient ici. Je les avais posés ici, ils étaient là .
Oméga Dream. — Peut-être qu’un docker les a ramassés. Peut-être qu’il a cru qu’ils étaient abandonnés.
Montons dans le bateau, ils vont tout bloquer.
Julie Rose. — Je ne peux pas monter sans. Je pourrais le rencontrer quelque part dans le monde, il pourra me réclamer ses pieds.
Oméga Dream. — Viens qu’on s’en aille !
Si jamais dans le monde il te demande ses pieds, je serai là pour toi.
Julie Rose. — Écoute ! Benson est là . Il est arrivé ! Benson existe, je ne délire pas.
Oméga Dream. — Le bateau ferme !
Julie Rose. — Je le sens. C’est lui qui a pris ses pieds. Il nous a vus. Il se méfie de vous. Il ne sait pas si vous êtes un flic ou pas. Disparaissez, ce n’était pas une bonne idée que je vous prenne avec moi.
Pièce sélectionnée par le comité de lecture de La Maison des auteurs de Limoges en 2017.
Pièce lauréate du Prix SACD 2017 de la dramaturgie de langue française.
Pièce nominée pour le Prix Théâtre RFI en 2017.
Pièce lauréate du Prix des Écrivains Associés du Théâtre (E.A.T) 2018 et sélectionnée par le comité de lecture tout public des E.A.T 2018.
Pièce sélectionnée par le bureau des lecteurs de la Comédie-Française en 2018.
Pièce nominée pour le Prix Godot des lycéens 2019.
Pièce "coup de cœur" du comité de lecture du Théâtre de la Tête noire 2019.
Pièce sélectionnée pour le Prix Sony Labou Tansi des lycéens 2020.
Pièce finaliste du Prix Bernard-Marie Koltès des lycéens du Théâtre National de Strasbourg TNS, décerné en avril 2020.
« Depuis des années déjà , le monde est confronté à la question des « réfugiés, des migrants, des exilés ». Des guerres, le terrorisme, des dictatures, la misère, ont poussé des millions de gens à partir de chez eux et à se mettre en route vers L’Europe, vers les Etats-Unis, en traversant les déserts, les grands fleuves, l’Océan et la Méditerranée.
La littérature sous toutes ses formes, l’art, témoignent de ces parcours terriblement périlleux, mais la plupart du temps il s’agit d’un point de vue occidental. Le texte de Sufo Sufo, lui, est un regard africain posé sur ces départs vers un « là -bas » fantasmé.
L’image de la première de couverture détermine le cœur du texte : des amarres et un fragment de coque de bateau : il sera question en vérité d’attachement ou de détachement, de partir ou de rester au port, au pays. (…)
L’unité d’action correspond-elle à une attente (le mot revient très souvent) : celle du bon bateau pour partir enfin. Trois des quatre personnages en effet vivent cette tentative de l’exil. (…)
La parole dans le texte fonctionne essentiellement par dialogue et commentaire de ce dernier. (…)
Il y a dans l’ensemble de la pièce comme une impression de décalage d’avec la réalité des actes, des propos et des situations. Des rumeurs reviennent sur les circonstances des départs, comme celle par exemple d’un capitaine de navire qui serait allemand ou qui aurait l’air allemand. Les deux personnages masculins sont eux-mêmes à la fois des figures de l’imaginaire au nom anglais et des amis d’enfance de la fiction « réaliste »
Le dernier fragment (15) de la pièce articulé par l’Indéfini affirme cette indécision de tout, cette indécision de l’ici et de là -bas. »
[Marie Du Crest, La Cause littéraire, 24 septembre 2019]
La pièce a fait l’objet d’un travail par le collectif A mots découverts lors d’une résidence au Tarmac en janvier 2017 et été lue au Théâtre de l’Aquarium à Paris.
Lecture par Des mots et des Actes, théâtre Darius Milhaud, Paris, en 2018.
Lecture lors des Lundis en coulisse, proposés par le Théâtre narration, Lyon, le 1 er octobre 2018.
Lecture lors de Text’avril, Théâtre de la Tête noire, le 5 ou 6 avril 2019.
Lecture lors du Festival d’Avignon In, dirigée par le metteur en scène Armel Roussel, Jardin de la rue Mons, le 16 juillet 2019.