Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

De terre de honte et de pardon

Le poing s’enfonce dans les chairs molles, au centre exact de son ventre.
Le poing de Père atteint son os, dans son bassin.
L’impact retentit et s’arrête net.
Père n’ira pas plus loin.

Je les regarde dans le chambranle, à l’embrasure de porte.
Je suis nu-pieds, dans un pyjama pâle.
Caroline, ma sÅ“ur, et ’Petit-Père’, mon Frère,
dorment à poings fermés dans les étages.
Il fait très froid, l’hiver s’est abattu.
Dans la Forêt la neige grésille, volumineuse et sépulcrale.
Les cristaux d’eau grelottent, s’égouttent dans les sapins.
Les congères tremblent, s’effritent lentement, déboulent, s’écroulent sur les ornières que bordent les sources d’eau.
L’oiseau s’est tu.
Père n’ira pas plus loin.

Mère a pleuré ses larmes anciennes.
Père a frappé dans ses chairs molles, au centre exact de son ventre.
Mère s’est agenouillée.
Ses mains pressées sur le prie-Dieu.
Puis s’est couchée en diagonale au bord du lit, à égrener son vieux chapelet.
Elle joint ses mains, s’enlace les doigts.
Les perles noires brillent en silence.
Mère prie au Père, appelle au Père, supplie de honte
« De toute cette honte qu’Il nous a fait. »
Et j’ai rejoint mon lit.
J’ai les pieds froids les pieds glacés je ne me suis pas couché cette fois au-dessous de mon lit je ne me suis pas blotti dans les poussières et les moutons j’ai pris le Livre je l’ai rouvert j’ai recopié dans mon carnet des écritures
La honte ancienne nous sommes noyés dedans.

J’ai répété les phrases pour Mère je les écris pour Père maintenant ils pleurent je les entends pleurer ensemble leurs larmes anciennes ils se seront recroquevillés l’un contre l’autre ils auront refermé leurs mains comme pour prier se pardonner tandis qu’ils se pardonnent j’ai recopié les phrases apprises les phrases écrites et répétées je leur ai lu pour pardonner.


Mère avait dit que j’écrirai, je serai celui de la famille qui le ferait, que j’étais doué pour cela.
Mère avait dit
« Toi tu seras le fils de la parole, non plus celui de la honte.
Tu seras du côté des Lettres.
Tu nous sauveras de la honte.
C’est toi qui nous sauveras.
Tu écriras. »

J’ai recopié les phrases
Ils ne sont pas du monde comme moi je ne suis pas du monde.
Mère ne lisait pas.
Mère ne lisait jamais.
Les livres s’accumulaient tandis qu’elle en achetait beaucoup, tous les week-ends pour sa sortie hebdomadaire.
Elle farfouillait les librairies, achetait les livres.
Elle remplissait toute la maison, bourrait de livres ses grandes bibliothèques.
Sa chambre et le salon, jusque nos chambres.
Mère ne les lisait pas.
J’ai toujours su, qu’elle ne les lisait pas.
Mère faisait juste semblant de lire et de connaître.

J’ai recopié les phrases
Et il sentit le noir. Et il sentit comme cette chose noire et âpre sortait de la bouche de Mère quand on souleva sa tête.

J’ai recopié les phrases
Et que sa revanche consisterait à le laisser toujours dans l’ignorance de la revanche que Mère prendrait.

J’ai recopié
Elle est restée assise, perdue, recluse dans cet orgueil, dans cette fierté qui lui fermait son cœur à Dieu.

Comme j’en avais fini de mon étude, j’ai refermé le Livre.
Je l’ai reposé contre ma table de chevet.
J’ai pris le temps d’écrire dans mon carnet des écritures
Cette Nuit sera une Nuit d’ellipse, d’éclipse totale.
La lune deviendra rousse, tu la verras.

Puis je me suis caché au-dessous de mon lit dans les poussières et les moutons.

Je me suis redit les phrases apprises.
Les phrases écrites et répétées
Et alors le roi de l’Israël, saisi d’émotion, monta dans la chambre au-dessus de la porte et il pleura.

Je me suis redit les phrases
En marchant il disait ‘‘Absalom mon fils. Que ne suis-je mort à ta place, Absalom mon fils. Mon fils Absalom.’’

Je me suis redit
Je leur ai donné la parole et le monde les a haïs
parce qu’ils ne sont pas du monde,
comme moi je ne suis pas du monde.

Alors seulement une fois redites les phrases apprises du Livre écrit, dans les poussières et les moutons je me suis couché et endormi.


Et quand il aperçut David, le Philistin le regarda et il le méprisa.
C’était un gosse tout frêle, un gamin blond, au teint très clair, à la figure, tellement jolie.
‘‘Suis-je donc un chien ? Pour que tu viennes à moi, armé de bâton ?’’
Lui dit le Philistin.

J’ai apposé mes mains sur ton tombeau de bois, palpé ses planches.
Et la vallée était entre eux.

Mes mains baignées dans Ta lumière. Clinique. Spectrale. Ostentatoire.
Et David dit ‘‘Et je partais à sa poursuite, je le frappais et je lui arrachais la gueule.’’

Mes mains se sont glissées dans ses charnières et ses rainures. Ses interstices.
Il prit une pierre. Il la lança au front avec sa fronde.
La pierre s’enfonça nette dans sa brutalité et il tomba face contre terre.
David frappa et il le tua.

Mère avait dit qu’on n’avait pas mérité ça.
Et David dit ‘‘Viens par ici et je donnerai ta chair.
Car aujourd’hui je te frapperai.
Je te décapiterai.’’

Mes doigts se sont chargés d’échardes sur ton tombeau de bois, entre ses planches mes mains grattaient.
‘‘Et je donnerai ta tête aux bêtes du ciel, aux animaux de la terre.’’

Et j’ai frappé mon crâne sur ton tombeau de bois.
Il prit la tête du Philistin.
Il la trancha.

Et j’ai pleuré nos larmes anciennes.
Mon corps couché sur ton tombeau.
Il rapporta sa tête décapitée dans sa maison.

Et j’ai crié
« Pardonne-moi.
Oh pardonne-moi mon ’Petit-Père’. »

Extraits de presse

« Il faut commencer à lire, à dire dans un élan, un sursaut. « C’est alors… ». Le comédien alors se lève (…) et prononce, articule, nous embarque dans le texte de David Léon de tout son corps : sa voix, ses gestes, ses postures. Il s’assied, se relève, se met à genoux, grimpe sur une chaise, s’adosse au mur du fond.

(…) Il sort de sa poche une petite lampe torche et comme le fait un enfant dans le secret de sa chambre sans éclairage, il parcourt les lignes de ce journal intime, en somme. Nous devenons ainsi ses complices. La mère n’a-t-elle pas prophétisé : tu écriras ?

Le musicien n’illustre pas les paroles du comédien mais leur donne une rythmique, une ampleur plus forte par moments. Pulsations, martèlements, bourdonnements. La violence, la folie du frère de David aussi dans les sons, les bruits qu’il crée.

La voix du comédien devient à son tour, électrique, amplifiée par le micro lorsqu’il récite le poème des origines dans toute sa beauté et sa dureté : je suis d’un vieux pays…

Pourtant la douceur irrigue cette trajectoire douloureuse, c’est celle qu’accompagne la guitare, comme une lointaine mélopée lorsque ressurgissent les souvenirs de l’enfance, du temps des petites classes.

Lorsque, à la fin du spectacle, le lecteur ne fera plus qu’un avec le comédien du jeu, assis au bord de la scène, le visage dans la lumière faisant et disant ses gestes (les mains sur les genoux) […] »

[Marie Du Crest, à propos du festival FOCUS, Infusion Revue, 13 décembre 2017]


« Chaque récit, chaque réminiscence, chaque parole que propose le texte est mené dans son rapport le plus intense à l’écriture littéraire elle-même, dans son expérience la plus inouïe, celle de lire pour pardonner.

C’est-à-dire que les mots qui pardonneraient ne seraient pas ciselés dans la matrice de nos propres mots mais dans les mots qui nous traversent et dont nous retenons par bribes l’essentielle vérité qui nous contient. En cela, on peut supposer que ce livre se situe dans le sillage d’ Un Batman dans ta tête et Sauver la peau. (…)

Comment appelle-t-on une Å“uvre où les mots parlent à la place des mots, en dehors des mots et où l’écriture raconte un palimpseste indécent, où les mots des Å“uvres citées du carnet d’enfant et d’adolescent se mêlent et se superposent aux mots du poète ? Comment peut-on définir une Å“uvre qui emprunte dans son sillage aux plus grandes pulsions romanesques comme le travail sur l’hérédité ?

Comment peut-on comprendre le travail enfoui d’un texte qui reflète tous les grands questionnements de chaque individu sur le genre, le rapport à la mère, le conflit avec la figure paternelle, l’expérience de la mort, l’insidieux brisement de la culpabilité et le peureux feston du pardon ? (…)

Ainsi, ce qui émerge de cette œuvre, c’est peut-être le rapport de l’enfant face à la terreur que lui inspire les récits bibliques (les épisodes du Jugement de Salomon, de Caïn et Abel sont entre autres convoqués) à laquelle s’ajoute la découverte de la Littérature qui a trait à la vie dans son aspect le plus farouche et le plus inconsolable.

A ces rapports de lectures qui fondent l’individu, s’adosse l’histoire, celle que porte chaque individu, de ses échecs et de ses forfaitures, qui l’étouffe et qu’il étouffe. C’est surtout en cela que l’œuvre rejoint ces grandes sœurs koltésienne et lagarcienne, peut-être dans le traitement du fait familial, du rapport de l’individu à sa famille. (…)

Une pièce terriblement théâtrale dans le rapport intime qu’elle tisse avec son auteur et qui est au centre des écritures contemporaines de notre siècle. Terriblement mystérieuse aussi comme si un être était capable d’interagir avec sa propre voix, dans un dialogue éternel avec ses souvenirs et ses offices : lire pour pardonner et écrire pour voir, pour mettre à nu… »

[Raphaël Blaise, L’Alchimie du Verbe, janvier 2018]


« David Léon ouvre le texte sur notre interrogation : faut-il croire en une construction autobiographique puisque l’auteur porte le même prénom que le fils qui parle ou bien à un jeu littéraire de miroirs ? David est aussi roi d’Israël.

L’incipit de la pièce (p.9-10) en italiques détermine le fondement de la superposition entre emprunts-citations et écriture personnelle de l’auteur. Le Jugement de Salomon (Livre des Rois 3-16-28) inscrit bel et bien le texte dans ce va-et-vient. Le débat entre les deux femmes devant le Sage biblique tourne autour de la maternité, de celle qui sera mère de l’enfant. Violence envisagée contre l’enfant convoité et violence du poing du père dans le ventre de mère. (…)

L’écriture ainsi est-elle un art poétique, qui avoue ses sources premières comme le pardon efface la honte sociale (la mère qui ne lit pas), la honte clanique.

Le titre d’ailleurs traverse à maintes reprises l’intégralité du texte. L’absence de virgule entre « de terre » et « de honte » dévoile ces passages sans obstacle et le « et » de clôture dit l’aboutissement de toute chose. Ce qui a été écrit est ce qui a été pensé par l’auteur et l’excipit fait se rejoindre ces deux lignes dans la toute dernière phrase : « j’ai récité pour lui le livre de terre de honte et de pardon ». Le fils s’adresse alors au père, cette fois-ci, dans une posture d’apaisement, de proximité, loin de sa première apparition en mari qui cogne.

Mais par-delà les enjeux littéraires, David Léon révèle que profane et sacré se répondent sans cesse dans le quotidien non pas seulement parce que mère fréquente les églises mais parce que le Livre et son livre ne font plus qu’un. »

[Marie Du Crest, La Cause Littéraire, 14 février 2018]


« Lire et relire à plusieurs reprises, un moment de l’histoire du jeune garçon et des siens, parcours de vie qui rejoint celle de la matière biblique, littéraire plus universelle. La présence précise dans sa douceur de la voix de David Léon affirme que l’écriture et donc son corollaire théâtral, la parole, constitue une matière unique et indissociable.

L’écrivain lit ce qu’il a lu, ce qu’il a recopié et ce qu’il a écrit pour la mère, la grand-mère, le père et tous les autres, pour nous, en fait. Tout se tient en vérité dans cette seule présence radiophonique. Le reste n’est qu’exégèse. J’entends alors, celui à qui la mère a dit : « tu seras le fils de la parole ». (…)

La voix humaine est bel et bien affaire de chant, de psaume et c’est cela qui traverse à la fois la pièce comme texte de silence mais aussi simultanément comme musicalité poétique des cÅ“urs et des voix. »

[Marie Du Crest, à propos de l’émission sur Radio Clapas, La Cause littéraire, 6 mars 2018]


David Léon, auteur dramatique et comédien, publie aux éditions Espaces 34 sa septième pièce intitulée De terre de honte et de pardon. C’est le récit d’une histoire familiale marquée par la violence (du père, dans une moindre mesure de la mère), le deuil (du petit frère) et la maladie (de la mère).

Ainsi résumée, la pièce pourrait ne pas enthousiasmer. Mais ce résumé est tronqué car il ne dit rien de la langue de David Léon, qui mêle l’écriture et l’histoire intimes à l’Écriture et l’histoire bibliques, et dialogue aussi avec la mythologie et la littérature – Faulkner et les Norvégiens Jon Fosse et Tarjei Vesaas.

Qui soulève et rehausse (au sens également pictural d’un rehaut) l’histoire personnelle jusqu’à l’histoire universelle, soulève et rehausse l’autobiographie jusqu’à l’histoire du monde et l’anthropologie. Car tout homme a pu connaître la douleur, la violence, la blessure et la honte de la blessure ; tout homme a pu connaître le partage intérieur entre la honte d’être né de ses parents et la douleur de les découvrir pauvres et nus, douleur qui est amour car on ne les aime pas moins lorsqu’on les découvre pauvres.

Il y a ainsi dans la « pièce-récit » de David Léon comme un mouvement de présentation de la personne et de sa vie à une instance antérieure et supérieure (spirituelle et littéraire) qui lui permet de mieux se comprendre et s’accepter. (…) cette pièce mérite incontestablement d’être lue, vue et entendue.

Il y a dans le livre de David Léon comme une fécondité de la honte, car si l’auteur écrit pour sauver les siens de la honte, cette honte elle-même, en étant dite et rattachée comme on a dit à l’histoire biblique, est féconde et, loin de défigurer ceux qu’elle frappe, les rend plus pitoyables (dignes de pitié) et ainsi plus aimables. (…)

Cette bonne honte est la honte de ses fautes, de son égoïsme, de ses manques d’amour. Et l’on peut penser que l’un des intérêts, voire des objectifs, du livre de David Léon est de démêler l’écheveau de la honte pour discerner la bonne de la mauvaise honte. Ainsi, lorsqu’il rappelle la façon dont sa mère évoquait la honte de la nudité de son père, la honte de l’humiliation, l’auteur expose cette honte sans, précisément, s’y enfermer car la honte d’être nu est une blessure que nous partageons tous, précaires et démunis que nous sommes. Elle peut même être un appel à la rencontre, un appel à se couvrir l’un l’autre. (…)

En reliant son histoire à l’histoire biblique, à la mythologie (à la figure de Tirésias qui peut comprendre le langage des oiseaux – ce langage qui a suscité des Å“uvres musicales et picturales majeures comme celles de Messiaen et Braque – et se voit accorder un don de voyance pendant sept générations), en relisant le visage et la vie de ses parents à la lumière du visage du Père que nous montre la Sainte Face, David Léon fait une Å“uvre de réconciliation, compose à sa façon personnelle l’œuvre de réconciliation que chacun de nous souhaite secrètement accomplir. Il conclut ainsi : «  j’ai répété les phrases pour Père j’ai récité pour lui le livre de terre de honte et de pardon  ».

[Frédéric Dieu, Profession spectacle, 13 octobre 2018]

Vie du texte

Lecture dirigée par Béla Czuppon, avec Eric Colonge et Patrice Soletti, La Baignoire, Montpellier, les 27 et 28 janvier 2017
et dans le cadre des Rugissants, à la Cave poésie, Toulouse, le 31 janvier 2017.


Lecture à Théâtre Ouvert, dirigée par David Léon, avec Pierre-Félix Gravière et, pour l’univers sonore, Guillaume Léglise, le 27 novembre 2017.


Lecture musicale dirigée par David Léon, avec Éric Colonge et Roman-Karol Halftermeyer (lecture & guitare sèche), librairie Sauramps, Montpellie, le 22 mai 2018.

Cette lecture est proposée dans le cadre des Officieuses du Festival Avignon off au Théâtre Atephile le 22 juillet 2018.


Lecture par David Léon, à l’Espace Analytique, Paris, le 30 mars 2019.

Radio Clapas - Emission PVC sur 93.5 Montpellier

1 heure d’émission à écouter en podcast dont le principe est :

« Autour des auteurs publiés par les éditions Espaces 34, les étudiants de l’ENSAD de Montpellier, sous la direction de David Léon, travaillent leur voix, leur diction, le sens des textes. Une fabrique de l’art du comédien à entendre, entrecoupée par la parole des auteurs, de leur éditrice Sabine Chevallier, et de la dramaturge Marie Reverdy. Le texte se déploie également le temps d’une lecture faite par l’auteur, par les étudiants de l’ENSAD, ou par Béla Czuppon, comédien et metteur en scène, La Baignoire-Montpellier. »

http://www.radioclapas.fr/portfolio/plateau-virtuel-club/

1re diffusion vendredi 2 février 2018, émission 4
https://www.youtube.com/watch?v=4sg64wWuqG0&t=16s

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