Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
PERSONNAGES
Sims / Papa, un homme d’affaires prospère
Morris, une jeune enquêtrice
Doyle, un professeur de sciences physiques, sexagénaire
Iris, une fillette enjouée
Woodnut, un nouveau visage parmi les visiteurs
Scène 1 – La salle d’interrogatoire
Sims est assis en face de l’Agent Morris, une large table les sépare.
Sims. – Je veux rentrer chez moi.
Morris. – Lequel, de chez-moi ?
Sims. – Je dois parler à ma famille.
Morris. – Laquelle, de famille ?
Sims. – Je sais pas où vous voulez en venir. Je veux passer mon coup de fil.
Morris. – Nous aussi, il y a des choses qu’on veut.
Sims. – À mon avocat.
Morris. – Lequel, d’avocat ?
Sims. – Allez, ça va, quoi !
Morris. – Vous êtes libre de contacter qui bon vous semble, Monsieur Sims. Nous avons là un terminal si vous voulez bien vous connecter.
Sims. –
Morris. – Votre femme doit être inquiète à l’heure qu’il est.
Sims. – Laissez-la en dehors de ça.
Morris. – Vos enfants.
Sims. – J’ai pas d’enfant.
Morris. – Vous avez une maison magnifique, Monsieur Sims. De style victorien. En retrait d’un petit chemin de campagne. Des enfants sous le porche devant, avec de grandes chaussettes et des casquettes de marin. Barnabé. Donald. Antonia. Iris. Des prénoms bien désuets. Venant d’une époque associée à… l’innocence.
Sims. – J’habite une maison de ville. Ma femme est stérile. Vous vous trompez de personne.
Morris, elle consulte un rapport. – Racolage. Viol. Sodomie. Meurtre. Ce sont là de lourdes charges, Monsieur Sims.
Sims. – Je suis inculpé ?
Morris. – La nature répétée des infractions. La quantité d’argent que vous avez gagnée.
Sims. – Si je suis pas inculpé –
Morris. – Nous sommes au courant pour votre compte au Burkina Faso.
Sims. – Si je suis pas inculpé, vous devez me laisser –
Morris. – Oh mais vous êtes libre de partir.
Sims. – Je suis libre de partir ?
Morris. – Nous ne pouvons pas vous retenir ici sans chef d’inculpation. Ce serait illégal.
Sims. – Ok. Je vais partir alors.
Morris. – Nous n’avons aucun contrôle sur le corps d’une personne. Le vôtre est libre de franchir cette porte.
Sims. – Super. Mon corps va franchir cette porte.
Morris. – Mais s’il le fait, nous désactiverons votre login. Vous n’aurez plus jamais accès à un terminal.
Sims. – Qui êtes-vous déjà ?
Morris. – Service d’investigations du Néther. Je suis porte-parole hors-Net. Agent Morris.
Sims. – J’ai une entreprise dans le Néther. J’y ai tous mes contacts. Vous n’avez pas le droit de me bannir.
Morris. – Vous qui avez un penchant pour la tradition, voyez ça comme un retour à une époque moins complexe.
Sims. – C’est une violation de mes droits. Mes avocats sont les meilleurs dans le domaine. Vous ne m’écarterez pas longtemps.
Morris. – Suffisamment pour localiser vos enfants et les arrêter.
Sims. –
Morris. – Qu’est-ce qui ne va pas, Monsieur Sims ?
Sims. –
Morris. – Je croyais que vous n’aviez pas d’enfant.
Sims. –
Morris. – Nous avons secrètement envoyé quelqu’un dans votre domaine pour vérifier la solidité de nos chefs d’inculpation. Vous avez programmé le domaine tel que rien ne puisse y être enregistré, aussi nous a-t-il remis un rapport écrit.
(Elle lit le rapport.) Après avoir subi une vérification méticuleuse de mon login, créé mon personnage à partir d’un ensemble d’apparences conseillées, et suivi un tutoriel des plus stricts de bonne conduite me dissuadant l’usage d’une terminologie moderne, je pénètre dans la Cachette.
Ce sont les arbres que je perçois en premier. La lumière dansante et le frémissement qu’ils produisent en se balançant dans le soleil et le vent sont quasiment insoutenables. Ils encerclent une réplique néogothique 1880 magnifiquement rendue, avec un grincement à la dernière des quelques marches conduisant au porche. Je sonne. Je peux littéralement sentir la moiteur de ma main, agrippée à ma sacoche. Je jette un œil par la fenêtre et aperçois des silhouettes dans le hall d’entrée – un homme impeccablement vêtu caresse le visage d’un des enfants, une fillette –
Sims. – Ce. Ne sont pas. Des enfants.
Morris. – Je suppose que c’est affaire de contexte, Monsieur Sims. Ou devrais-je plutôt dire – Papa ?
Scène 13 – La chambre d’Iris
Woodnut se tient debout devant Iris avec la hache et les fleurs.
Iris. – Tout va bien, Monsieur Woodnut. Je ressuscite toujours.
Woodnut. – Je refuse de faire ça.
Iris. – De quoi avez-vous peur ?
Woodnut. – Est-ce que je vais te faire mal ?
Iris. – Je sens seulement la douleur que je veux bien sentir.
Woodnut. – Ce qui fait quelle quantité ?
Iris. – Voilà une question bien personnelle.
Woodnut. – C’est si beau ici. Pourquoi nous faut-il y apporter quelque chose de terrible ?
Iris. – Beau. Terrible. C’est comme la vie elle-même.
Woodnut. – Sauf que ça ne l’est pas.
Iris. – C’est l’occasion d’essayer quelque chose que vous ne feriez jamais sinon.
Woodnut. – J’ai déjà ressenti avec toi des choses que…
Iris. – C’est un côté de la médaille. Voici l’autre. Création. Destruction. Vous commencez à comprendre que c’est dans le même cycle.
Woodnut. – J’ai discuté avec quelques autres visiteurs. Cette technique ne semble pas les avoir mis sur le chemin de l’illumination.
Iris. – Quand ils sont prêts, les gens comprennent. Nous mettons à disposition un endroit dans lequel chacun peut déconstruire tout ce qu’on lui a appris sur le bien et le mal et découvrir une relation pure.
Woodnut. – Je ne crois pas que ce soit le plan de Papa. Je crois que c’est le tien.
Iris. – Ce n’est pas vrai. Il a créé cet endroit –
Woodnut. – Papa n’a pas créé cet endroit pour encourager les relations pures. Je crois que tu as inventé ça pour justifier que tu veux rester ici.
Iris. – Monsieur Woodnut !
Woodnut. – Il ne t’aime pas.
Iris. – Si, il m’aime !
Woodnut. – Parce que tu ressens de l’amour, tu penses que les autres aussi –
Iris. – Ce n’est pas juste ce que je ressens ! Il m’a donné quelque chose.
Woodnut, il se crispe. – Il t’a donné quoi ?
Iris. – Comme vous l’aviez dit. Il m’a confié quelque chose de réel.
Woodnut. – Quelque chose de sa vie réelle ?
Iris. – Oui ! Je lui ai demandé, et il me l’a dit.
Woodnut. – C’était quoi ?
(…)
Sélectionnée par le bureau des lecteurs de la Comédie-Française en 2014.
« L’humour de Jennifer Haley au travers de cette enquête est glaçant, perçant. Il tranche à vif, touche à l’érotisme de la langue.
Dans son sillage une atmosphère trouble se dégage. Elle apparait à l’aune d’une recherche mystérieuse, qui chemine d’un côté entre une faute antérieure irréparable commise, et de l’autre la quête de paradis artificiels perdus. »
[Quentin Margne, Entre les lignes, avril 2016]
« Il apparaît avec évidence que la Cachette, loin d’être le lieu où l’on rencontre des personnes, où l’on peut trouver l’amour, est un espace de production et de consommation de fantasmes, de pulsions, de rôles, de scénarios : on n’y est pas reçu par une ou un qui vous aimerait, on n’y est jamais entièrement soi.
La nostalgie de l’enfance, la nostalgie d’une véritable relation paternelle, d’une véritable relation filiale, traversent la pièce, de même que le scandale de la souffrance des enfants réduits à être, pour les adultes, objets de consommation et de fantasmes. Ce scandale de la consommation et du massacre (fût-il ici virtuel, mais tout de même à la hache) des innocents se dessine, discrètement, derrière les traits de la Cachette. Ce scandale qui pose la question de Dieu et doit au moins provoquer la révolte de l’homme, comme le montre Dostoïevski dans Les Frères Karamazov (1ère partie, livre V, chapitre 4 : la révolte d’Ivan).
Avec un style parfois poétique, Jennifer Haley sait rendre la saveur de cette innocence, la saveur de ce monde ancien, où il y avait encore de vrais arbres, où la lumière du soleil dansait sur les murs de la chambre, alors que le vent prenait chair et son dans les feuilles des arbres et que l’enfant voyait sa mère penchée à la fenêtre.
La pièce de Jennifer Haley pose enfin la question de la portée et des conséquences des actes commis dans le monde virtuel : sont-ils des actes réels, sont-ils des actes dont l’on peut imputer la responsabilité à ceux qui les ont commis ? Après tout, il n’y a pas, au sens strict, mort d’homme ou d’enfant. Il n’y a pas, au sens strict, consommation d’un acte sexuel à caractère pédophile.
Il se produit ainsi une totale disparition de la responsabilité : nul n’est responsable de ses pulsions, nul n’est responsable de ce qu’il fait dans le monde virtuel ; les victimes ne sont pas réelles. Avec la responsabilité disparaît donc aussi la culpabilité. Avec elle enfin disparaît la liberté : les pulsions ne sont pas accessibles à la liberté, on ne peut s’en affranchir. Il faut seulement trouver l’espace dans lequel leur assouvissement aura les moindres conséquences. »
[Frédéric Dieu, Profession spectacle, 20 octobre 2017]
« Dans Le Néther, qui serait en quelque sorte le futur de notre internet, Jennifer Haley nous place dans un temps qu’elle considère comme très proche, dans un monde où la nature n’est presque plus réelle, les arbres ont quasiment disparu, les enfants ne sortent plus dans les rues, ils apprennent tous à l’école unique qui « a relégué tous les cours dans le Néther, sous forme de jeux éducatifs », les enseignants devant juste des surveillants.
Cette fois, les protagonistes sont tous adultes même s’ils endossent, pour certains, un avatar à l’apparence d’enfant quand ils se connectent. (…)
Cette pièce, conçue comme une enquête policière, avec un véritable suspense, doublée d’une dimension fantastique avec ces passages permanents entre les deux mondes, virtuel et réel, ne cesse de nous interroger. (…)
Il est question de notre manière de concevoir la liberté, l’amour, ou encore la culpabilité, est-ce qu’elle se modifie avec les nouvelles technologies ? »
[Laurence Cazaux, Le Matricule des anges, n°189, janvier 2018]
La pièce a été créée en mars 2013 à Los Angeles, Center Theatre Group, dans une mise en scène de Neel Keller.
Puis en juillet 2014 au Royal Court Theatre et Headlong à Londres, dans une mise en scène de Jeremy Herrin. Reprise en février 2015.
Création en février 2015 à New York, MCC Theater at the Lucille Lortel Theatre, dans une mise en scène d’Anne Kauffman.
Des créations ont également eu lieu en Suède, Allemagne, Turquie, Norvège.
Lecture au Théâtre du Vieux-Colombiers dirigée par Claude Guerre avec les comédiens de la Comédie-Française Catherine Sauval, Hervé Pierre et Nâzim Boudjenah, le 1er décembre 2014.
Réalisation sur France Culture de Baptiste Guiton, le 3 mars 2015.
Lecture dans le cadre du festival Terres de paroles, avec Ludovic Pacot-Grivel, Jean-Marc Talbot, Anne-Sophie Pauchet, le 15 avril 2016.
Création au Théâtre Proscenium à Liège (Belgique), dans une mise en scène de Luc Jaminet avec Jessica Bof, Anne Dujardin, Piera Fontaine, Fanny Liberatoscioli, Jean-Marie Rigaux, Michaël Spineux, Stéphane Strepenne, du 4 janvier au 2 mars 2019.
Lecture dirigée par Marianne Wolfsohn avec Marjorie Dubus, Ophélie Koering, Patricia Varnay, Jean-Noël Dahan, Jérôme Ragon, Jean-François Torres, Mairie du 2e de Paris, le 27 juin 2019.
Dans le cadre de L’Atelier Fiction de France Culture, une lecture est réalisée par Baptiste Guiton avec Louis-Do de Lencquesaing (Sims/Papa), Stéphanie Fatout ( L’agent Mooris), Alain Rimoux (Doyle), Camille Bernon ( Iris), Pierric Plathier (Woodnut) et diffusée le 24 avril 2021.
Création , utilisant la technologie de la Face motion capture couplé à un moteur 3D temps-réel, dans une mise en scène de Sébastien Geraci, Théâtre du risque, avec Gilles Arbona, Dominique Laidet, Honorine Lefetz, Bastien Lombardo, Marie Neichel, à La Vence Scène (38 Saint-Égrève), le 31 mars 2023.
Teaser de présentation, 54 secondes
Tournée 2024
— Théâtre municipal de Grenoble (38), 6 février
Création dans une mise en scène de Clémence Joseph-Edmond avec François Bourmanne, Lilly-Rose Lombard, Robert Lamborelle, Romain legay, Birnette Nzuzi Lufuma en alternance avec Gemma Riera, dans le cadre de la nuit de la culture du 22 avril 2023.
Représentation
— Théâtre Luxembourg, Luxembourg, 3 mai 2024.