Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
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NOURRICE
Ils dorment
Ils ont un besoin dramatique de sommeil
Mais eux
le sommeil ne chasse pas leur fatigue
Ils sont si fatigués
Il n’y a rien
pour chasser leur fatigue
J’ai peur
La fatigue c’est tout ce qui leur reste
Même le sommeil les fatigue
Ils font des rêves affreux
ils délirent
ils suent
Le sommeil les anéantit
Mais ils sont mieux ainsi
qu’au réveil
Et surtout
quand ils dorment
ils ne se voient pas les uns les autres
Seul le dégoût d’eux-mêmes
est plus grand que le dégoût
que tous ressentent envers tous
Chacun seul est plus tranquille
Avec les autres ils se déchirent
Tout ce qui leur reste à eux
s’abîme
pourrit
Les autres leur rappellent
ce à quoi ils ne veulent pas penser
ce qu’ils redoutent le plus
FEMME 1
Quoi
NOURRICE
Ils essayent de l’éviter
mais ne peuvent pas
vous savez quoi
Ils ne peuvent pas
Rien à fairev
FEMME 3
Pourquoi on ne les laisse pas
Tranquilles enfin
FEMME 2
Ils ne supportent plus
NOURRICE
Ils ne veulent qu’une chose
que tout le monde les oublie
qu’ils se réveillent
et pour se souvenir d’eux
personne
FEMME 3
Toutes ces années
interminables
FEMME 4
Qu’on s’occupe aussi des autres
Il y en a tellement
Des histoires à n’en plus finir
FEMME 3
Sans arrêt
la même chose
Comme si c’était
la seule famille au monde
comme si eux seuls
avaient fait ce qu’ils ont fait aux autres
NOURRICE
Eux-mêmes sont fatigués
plus que tous les autres
Ils se sentent vides
N’ont plus d’autres réserves
Eux aussi sont des êtres humains
Leurs limites ne sont pas inépuisables
Ils ont perdu depuis longtemps leur patience
(…)
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EGISTHE
C’est le début
d’un vertige
Silence.
Tous se regardent, gênés.
AGAMEMNON
Que tout arrive
très vite —
que tout arrive
sans que nous ayons le temps de penser
que quelqu’un
fasse quelque chose vite —
que quelqu’un
mette fin
à cette inaction terrible
ORESTE
Vous
je ne sais pas quelle décision vous allez prendre —
moi j’ai pris la mienne —
je ne le referai jamais plus —
ça fait longtemps que j’y pense —
je ne vais pas tuer encore ma mère —
je n’ai aucune envie d’être le coupable
le maudit
le malade
le persécuté —
ni même d’être délivré du sang de ma mère —
fini pour moi tout ça fini —
les textes moi je m’en fous
ils peuvent dire ce qu’ils veulent —
mes paroles me dégoûtent
j’en ai marre de les dire
de faire ce qui est écrit une fois pour toutes —
je ne veux pas
je ne veux plus être Oreste —
plus cet Oreste-là —
je ne sais pas s’il en existe un autre —
non plus celui-là
plus jamais
Silence.
CHRYSOTHEMIS
Si c’est comme ça —
bien que les autres —
puisque tous nous ressentons la même fatigue —
puisque nous voulons nous en sortir —
ELECTRE
Ma haine je l’aime
Ça me plaît d’être Electre
Ça me plaît d’être plongée dans la douleur
à cause du meurtre de mon père
Ça me plaît de me vautrer dans la fureur
contre ma mère —
d’être folle de rage quand je la vois heureuse
qui crie de joie après le crime dans les bras d’Egisthe
Ça me plaît de jubiler
quand je pense à mon frère
et que j’attends le jour où il reviendra
pour se venger —
tout ça me plaît
c’est ce que moi je veux
j’en ai besoin
je n’en ai pas assez —
je n’en suis pas fatiguée
au contraire
j’attends impatiemment que le deuil recommence
que je revive le désespoir
la colère
que je m’empoigne avec elle
que je l’injurie
que j’entende ses injures
que je voie son visage que déforme sa perversion
que je perde la tête à force de malheur
que je pleure mon père
que je souhaite sa mort à elle
que je sois ensevelie dans ce noir
que je vive sans compagnon dans une tombe
avec pour seul espoir le retour d’Oreste
ô comme je veux revivre notre rencontre inespérée
l’immortelle reconnaissance
qui a toujours fait frissonner d’innombrables spectateurs
secoués par l’émotion
quand ils me voient tomber dans ses bras
criant Mon frère enfin
ô ma lumière
tenons-nous serrés
comme des bêtes pourchassées
et ensuite
le meurtre —
non non
je ne veux pas moi perdre ces cadeaux
je n’ai rien d’autre dans la vie —
ce que je veux c’est être
pour toujours Electre
CHRYSOTHEMIS
Si tout le monde préfère
ELECTRE
Qui tout le monde
CHRYSOTHEMIS
La plupart ont dit
ELECTRE
Qu’est-ce qu’ils ont dit
CHRYSOTHEMIS
Qu’ils ne veulent pas
ELECTRE
C’est toi qui le dis
personne d’autre
CHRYSOTHEMIS
Je ne t’ai pas demandé
ELECTRE
Ne tourne pas à l’esprit de contradiction
Moi je suis comme ça
CHRYSOTHEMIS
Tu ne l’es plus
ELECTRE
Je le suis
CHRYSOTHEMIS
Tu l’étais
ELECTRE
Je le suis
CHRYSOTHEMIS
Personne ne veut plus de toi
tout le monde en a assez
ELECTRE
Moi on me veut plus que vous tous
c’est moi dont on attend que je vienne crier pleurer
jurer me lamenter gronder
hurler de joie et de triomphe —
je suis l’héroïne tragique la plus populaire
le personnage favori du drame antique
c’est moi qu’on plaint le plus
c’est avec moi qu’on s’identifie
qu’on participe le plus
c’est moi qui suscite la plus grande émotion
CHRYSOTHEMIS
Plus maintenant
ELECTRE
Pour toujours
CHRYSOTHEMIS
Et nous
qu’est-ce qu’on t’a fait
Nous on ne veut pas
Si toi tu es coquette —
On est fatigués
ELECTRE
Ça m’est égal
CHRYSOTHEMIS
Tu es impossible
Il n’y a pas plus impossible que toi
ELECTRE
C’est vrai qu’est-ce que tu veux
CHRYSOTHEMIS
Tous ces gens qui t’apprécient je me demande pourquoi
ELECTRE
Demande-leur
Silence.
CHRYSOTHEMIS
Eh bien
ELECTRE
Je vais continuer
CHRYSOTHEMIS
Seule ?
ELECTRE
Oui
Toujours seule
Je n’ai besoin de personne
Partez tous
Je me débrouillerai
CHRYSOTHEMIS
Tu as perdu
Te débrouiller comment
C’est une tragédie collective
familiale —
comment vas-tu jouer toute seule
quand nous serons partis
ELECTRE
Personne ne va partir
Personne ne veut partir
tu ne les vois pas qui se taisent
Ce que nous faisons nous plaît à tous
C’est ce que nous voudrons toujours faire
Nous continuerons comme avant
Il arrivera aujourd’hui ce qui arrive à chaque fois
rien ne changera
CHRYSOTHEMIS
Tu te replies sur toi-même
et tu n’écoutes que toi
Tu ne t’occupes pas des autres
ELECTRE
Je sais ce que vous ressentez tous
Ce sentiment n’est pas nouveau
Lassitude
ennui
répétition
le temps qui n’en finit pas
qui sans cesse recommence toujours le même —
l’éternité
des répétitions recommencées
asphyxie
asphyxie
asphyxie
on pousse les murs et ils ne tombent jamais —
on sort du lit pour toujours refaire
les mêmes gestes —
on voit le même visage dans le même cristal
sous la même lumière —
encore et encore les mêmes sourires
les mêmes larmes
les mêmes haleines —
d’innombrables fois —
le désespoir —
se haïr ainsi que les autres
pour tout ce que tu ne peux pas
que tu ne pourras jamais —
ce jamais —
et pourtant
quand vient le moment d’entrer en scène
nous recommençons avec la même passion
notre drame éternel —
et ça nous ravit que ça recommence
CHRYSOTHEMIS
Pas aujourd’hui
Aujourd’hui ce n’est pas pareil
Regarde autour de toi
Regarde-les
Aucune joie
aucun plaisir
ELECTRE
Je ne veux regarder personne
CHRYSOTHEMIS
Pour que tout arrive comme tu le veux
ELECTRE
C’est toi qui veux décider de ce qui arrive
CHRYSOTHEMIS
Ce que tu veux n’arrivera pas
ELECTRE
Rien n’arrivera de ce que tu veux
CHRYSOTHEMIS
Chienne
ELECTRE
Tu vas voir
Elles se frappent sauvagement ;
AGAMEMNON
Séparez-les
(…)
Lecture lors des Lundis en coulisse de Gislaine Drahy, Théâtre narration, Lyon, le 25 avril 2016.
Lecture au Printemps des comédiens, dirigée par Dag Jeanneret, Montpellier, le 14 juin 2016.
Lecture dirigée par Eric Ruf de la Comédie-Française, carte blanche de la Maison Antoine Vitez, La Chartreuse, 16 juillet 2016.
Lecture à la Mousson d’été 2016, dirigée par Baptiste Guiton, avec Quentin Baillot, Ariane Von Berendt, Anne Benoit, Cécile Bournay, Marie Desgranges, Camille Garcia, Grégoire Lagrange, Catherine Matisse, Caroline Menon-Bertheux, Céline Milliat-Baumgartner, Johanna Nizard et Alain Fromager, Pont-à-Mousson, 23 août 2016.
Diffusion de la lecture sur France Culture le 4 septembre 2016.
Lecture par la promotion 2017-2018 de l’Académie de la Comédie-Française dans une mise en scène Marceau Deschamps-Ségura, Théâtre du Vieux-Colombier, juillet 2018.
Mise en voix dans le cadre de Textes sans frontières par Alan Payon, avec Jean-Marc Barthélemy, Aude-Laurence Clermont-Biver, Anne Brionne, Laure Roldán, Leila Schaus, Serge Wolf, Jean-François Wolff, à Villerupt, NEST-CDN Thionville, Université du Luxembourg, Théâtre du Centaure (Luxembourg), Université de Lorraine, Nancy et Metz, Médiathèque Voyelles (Charleville-Mézières) du 16 novembre au 2 décembre 2018.