Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
L’HOMME retire sa main de la capsule. Il sourit en la voyant.
L’HOMME. – Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?
LA FEMME. – Tu sais.
L’HOMME. – Chez qui ?
LA FEMME. – Les vieux de la rue des Bains.
L’HOMME. – Encore.
LA FEMME. – Deux fois par semaine depuis l’année dernière. Tu pourrais t’en souvenir. Je te jure. Quels emmerdeurs ces deux-là . Toujours derrière toi à vérifier ce que tu fais. À te donner des conseils sur la meilleure manière de faire ci. De faire ça. Ils n’ont qu’à nettoyer leur crasse s’ils ne sont pas contents. Et d’un méfiant. Parie que quand je suis partie, ils refont le tour de l’appartement pour s’assurer que je n’ai rien volé.
L’HOMME. – Tu n’as qu’à les envoyer chier.
LA FEMME. – Ils paient bien.
L’HOMME. – Et alors ?
LA FEMME. – Ce n’est pas le moment de perdre des clients. En plus, ils connaissent du monde.
L’HOMME. – Tu ne me demandes pas pourquoi je suis déjà là ?
LA FEMME. – Je t’ai demandé.
L’HOMME esquisse un sourire qui tient plus de la grimace que d’un véritable sourire.
LA FEMME. – Alors dis-moi.
L’HOMME. – Quoi ?
LA FEMME. – Pourquoi tu es déjà là ? Tu as pratiquement trois heures d’avance.
L’HOMME. – Tant que ça. Je ne m’en étais pas rendu compte.
LA FEMME. – Tu as pourtant ton téléphone et ta montre.
L’HOMME. – Je ne sais pas ce que j’en ai fait.
LA FEMME. – Depuis quand ?
L’HOMME. – Une semaine. Peut-être plus.
LA FEMME. – C’est maintenant que tu me le dis ? Tu sais combien elle a coûté cette montre ?
L’HOMME. – C’est moi qui l’ai payé.
LA FEMME. – Justement.
L’HOMME. – J’ai dû la poser quelque part. Ne nous fais pas un drame. Je la retrouverai.
LA FEMME. – Ça te va bien de dire ça.
L’HOMME lance la capsule en l’air. Elle tombe sur le sol.
L’HOMME. – Merde.
Il se lève. La ramasse. Se rassoit.
L’HOMME. – Il a fait sacrément chaud aujourd’hui.
LA FEMME. – Elle n’est pas dans la salle de bain. Je l’aurais vu ce matin.
L’HOMME. – Je n’ai pas arrêté de suer. Mon tee-shirt est encore trempé.
LA FEMME. – On ne perd pas une montre comme ça. Surtout une montre de cette valeur.
L’HOMME. – Une chaleur pareille, ce n’est pas normal pour la saison. C’est sûr qu’on doit battre des records. Ce n’est pas possible autrement.
LA FEMME. – Elle est peut-être dans le garage. La dernière fois que tu es allé bricoler. Tu l’as peut-être posée sur l’établi.
L’HOMME. – Tu verras qu’ils en parleront ce soir aux infos. On est largement au-dessus des normales saisonnières.
LA FEMME. – Tu m’écoutes ?
L’HOMME. – Oui. Le temps est complètement détraqué.
LA FEMME. – Tu te fous de moi ?
L’HOMME relance la capsule en l’air. Cette fois, il la rattrape.
L’HOMME. – J’ai vu cette émission l’autre jour. Sur les changements climatiques. Sur les risques pour notre santé. Enfin les risques envisagés pour notre santé. Les catastrophes à venir quoi. Nous sommes en train de tout foutre en l’air. L’humanité est en train de tout foutre en l’air. Et encore. Ils n’ont pas tout dit. Je me suis rappelé d’un truc. Le trou dans la couche d’ozone. Tu te souviens du trou dans la couche d’ozone ? Qui s’en souvient aujourd’hui ? C’était il y a combien d’années ? Avant tout le monde en parlait. C’était l’urgence numéro une. Les gros titres de l’actualité. Les présentateurs aux tons accablés. Et maintenant quoi ? Le trou dans la couche d’ozone a subitement arrêté de s’élargir ? Il s’est dit. « Maintenant que j’ai bien fait peur aux gens, je peux me refermer. » Tu verras qu’on crèvera tous d’un cancer de la peau.
LA FEMME. – J’étais avec toi quand ce reportage est passé. C’est moi qui voulais le regarder.
L’HOMME. – Il n’y a pas de raison de s’énerver. Tout le monde peut oublier. Pourquoi en faire toute une histoire ?
LA FEMME. – Qu’est-ce qu’il y a ?
L’HOMME. – Rien.
Il lance avec précision la capsule de bière dans l’évier.
L’HOMME. – Tu as vu ça ?
LA FEMME. – Quoi ?
L’HOMME. – Direct dans l’évier. Sans hésitation. Se levant. De toute façon, ça n’intéresse personne.
Il récupère la capsule de bière dans l’évier. Puis retourne s’asseoir.
L’HOMME,se mettant la capsule de bière devant l’œil gauche. – J’en avais assez.
LA FEMME. – Assez ?
L’HOMME. – C’est ce que j’ai dit.
LA FEMME. – Assez comment ?
L’HOMME. – Assez tout simplement.
LA FEMME. – Et tu es rentré ?
L’HOMME. – Tout juste.
LA FEMME. – Comme ça ?
L’HOMME. – Exactement.
LA FEMME. – C’est bien.
L’HOMME. – C’est ce que j’ai pensé aussi. Rentrer, la meilleure chose à faire.
LA FEMME. – Qu’a dit le contremaitre ?
L’HOMME,enlevant la capsule de son œil. – Rien.
LA FEMME. – Comment ça rien ? Il ne t’a pas vu partir ?
L’HOMME. – Je n’ai pas fait attention.
LA FEMME. – Et pour demain ? Il faudra que tu t’expliques.
L’HOMME. – Peut-être pas.
LA FEMME. – Comment ça ? Pourquoi le contremaitre te demanderait rien ?
L’HOMME,mettant la capsule de bière dans sa poche. – Peut-être que je n’irai pas demain.
LA FEMME. – Tu es malade ?
L’HOMME. – Je ne crois pas.
LA FEMME. – Tu as de la fièvre ?
(…)
Défaut de fabrication a reçu le prix 2012 de la Société suisse des auteurs (SSA) à l’écriture théâtrale.
Coup de cœur du comité de lecture du Théâtre de la Tête noire, Saran, 2016.
« Avec une écriture non linéaire, aux dialogues laconiques et, aux monologues introspectifs extrêmement fouillés, la pièce confère à ses personnages une profondeur existentielle, hors d’un quotidien misérabiliste. »
[Mireille Davidovici, Théâtre du blog, 24 mars 2015]
« Le texte de Jérôme Richer sonne juste et explore avec une sensibilité extrême les non-dits de cette vie à deux. »
[Paul K’ros, Liberté-Hebdo, n°1160]
« (…)
Le texte fonctionne en rupture, à la fois de dispositif (entrées et sorties de l’un ou l’autre) et d’approche. Lorsque il n’est plus question de la vie professionnelle, il est question des affects, des pertes et deuils comme celui de leur fils que la Femme dit dans un monologue, tournée vers le public (p.23-4) ou de leur amour, après trente-trois ans de vie conjugale, de l’attitude de leur fille qui sans doute a changé de monde, de classe et vit ailleurs.
J. Richer va plus loin dans cette manière de construire la logique dramatique et ensuite de la détruire selon un système de coupure, au centre de la pièce. En effet, toute l’action de celle-ci est comme résumée dans un court monologue de l’Homme dans le genre du récit classique, qui reprend à la fois le texte des didascalies du début et ce que le spectateur vient d’entendre et voir dans ce qui précède en allant jusqu’à l’épilogue de cette tragédie chez les pauvres, et que peut-être annonçait la capsule-toupie
(…) Puis s’élève une tirade de l’homme adressée à son épouse, comme un très beau lamento amoureux d’un ouvrier qui « fabrique des rouages » et finit par être brisé, parce que quelque chose s’est cassé et qu’un « défaut de fabrication » a tout délité (p.50 à 56). (…) »
Marie du Crest, La Cause littéraire, 1er juin 2016]
« Lui est ouvrier, elle fait des ménages. Défaut de fabrication s’ouvre sur un évènement qui n’a l’air de rien et qui pourtant amorcera la dégringolade tragique d’un couple à la vie dure et morne. La langue de l’auteur suisse Jérôme Richer, tranchante dans la voix des deux personnages, d’une précision extrême dans les didascalies, fonctionne comme une mécanique implacable.
(…) Il y a évidemment l’épuisement du travail et l’impossibilité désormais d’y trouver du sens – il fabrique des rouages destinés aux avions militaires bombardiers –, mais aussi l’étiolement du sentiment amoureux et du désir, les réminiscences d’un fils mort et de la distance qui sépare le couple de sa fille.
Le langage est parfois violent, qui traduit la difficulté qu’ils ont tous les deux à supporter la vie, à l’endiguer pour ne pas céder. L’écriture met ici en scène la prise de conscience, le moment où le personnage principal s’arrête pour prendre de la hauteur sur son existence. Il s’extrait de lui-même, sa parole alterne dès lors entre mode dramatique et épique dans un va-et-vient qui en dit long sur ce qui s’est rompu.
Cette chute libre de deux personnages est d’autant plus percutante qu’ils sont comme pris au piège du décor que construit Jérôme Richer. Décrit avec méticulosité par un texte didascalique qui participe pleinement de la dramaturgie, l’environnement de la cuisine apparaît comme la caisse de résonance du désarroi ouvrier. (…)
Dans la veine des auteurs allemands issus du mouvement du théâtre du quotidien (Franz Xaver Kroetz, Herbert Achternbusch ou Max Frisch), mais aussi d’auteurs beaucoup plus contemporains comme Magali Mougel (également éditée chez Espaces 34), Jérôme Ficher fait entendre la voix de ceux qu’on n’entend pas ou qu’on ne veut pas entendre d’ordinaire. (…)
A quel moment la pulsion de vie ne fait-elle plus le poids face à la violence du monde sur certaines vies ?
Défaut de fabrication raconte la faille qui s’est creusée chez cet homme et le fait dérailler, ou quand il ne devient plus possible de continuer à reproduire chaque jour à l’identique du précédent, et qui consiste en se lever pour travailler pour se fatiguer pour se reposer pour se lever à nouveau, et ainsi de suite.
Comme dans un dernier sursaut, il se prend à rêver qu’ils pourraient partir en vacances, prendre l’air un weekend pour goûter à l’insouciance perdue. Mais elle n’y croit plus, ne peut même se l’imaginer. Alors tout semble s’effondrer, plus rien, il n’y a vraiment plus rien. Le restant d’amour qu’il éprouve pour elle s’exprime lorsque morte, il prend soin de la maquiller, de la coiffer et de regarder ses mains abimées par la vie et les détergents ménagers. »
[Estelle Moulard-Delhaye, Le Souffleur, février 2017]
« Jérôme Richer écrit sur l’épuisement physique et psychologique de ces êtres laissés de côté dont l’existence se vide de tout sens.
Il dit la nécessité de la parole qui permet d’avoir prise sur sa propre vie et sur le monde. »
[L’avant-scène théâtre, n°1436, 15 janvier 2018]
« Comme spectateurs, consommateurs, travailleurs ou artistes, nous appartenons à un système de tuerie généralisée qui met à mal notre humanité. Ce spectacle pénètre une réalité, un rapport au travail, au corps, à l’intime sans s’apparenter au documentaire. L’état d’épuisement des personnages, même dépourvus des mots pour le nommer, nous le partageons d’une manière ou d’une autre.
Au bout du compte, les protagonistes deviennent nos porte-parole, et non l’inverse. Ils disent notre insuffisance, notre fatigue, notre relation au monde. (…)
Le texte déjoue les préjugés. Il est très personnel, Jérôme Richer ayant été touché par ce monde-là de par ses parents ou ses expériences de travail. Il témoigne au présent, sans passer par l’analyse, la revendication ou le commentaire. Il s’attache à la réalité concrète de ce couple, dans sa cuisine, dans un face-à -face qui nous concerne tous.
Un petit décalage, un petit défaut, déséquilibre leur situation. C’est comme s’ils se parlaient pour la première fois, ou la dernière. Les gestes, identiques à ce qu’ils sont d’habitude, soudain, ne se ressemblent plus. On est dans un temps d’exception. (…)
Que dire de cette écriture ? Très rythmique, proche d’une parole qui se cherche, qui fait comme elle peut, qui avance nerveusement, avec beaucoup d’impasses, beaucoup de ruptures, beaucoup de points mais pas de points de suspension. Je l’ai appréhendée comme une partition.
Epurée mais potentiellement prête à déborder. Elle a aussi une forte composante épique, qui raconte, qui se projette, qui emporte les corps et renvoie à une réalité universelle. »
[Katia Berger, Tribune de Genève, 26 janvier 2018]
« Ce n’est pas l’heure, mais il rentre du travail. Devant Les Feux de l’amour, elle ne l’attendait pas si tôt. Ce simple grain de sable dans la mécanique qui règle le quotidien de l’ouvrier d’usine et de la femme de ménage, et c’est leur vie entière qui va se jouer.
Le temps d’une représentation théâtrale, rien n’obéit plus aux règles. Les bouteilles de bière, le frigo, le robinet d’eau, les placards, les murs, même, se rebiffent.
Lui – un Roland Vouilloz au sommet de son art, d’une envergure rappelant Marlon Brando –, suffoque carrément, comme un poisson hors de l’eau, alors qu’il mesure ce que son simple refus de coopérer aurait pu lui épargner de fatigue, de déclin, fût-il survenu plus tôt. Elle – Caroline Gasser, funambule soudain prise de vertige – voit l’un après l’autre ses automatismes lui échapper. »
[La critique de Katia Berger, Tribune de Genève, 26 janvier 2018]
« Comment parler du monde ouvrier, de ces classes dont on ne doit plus parler, de la société, du monde, sans tomber dans les clichés, sans faire ce qui a déjà été fait cent fois ?
C’est à cette question que répond brillamment, par une écriture à la fois intelligente, sensible et fine l’auteur Jérôme Richer. Il n’y a rien de plus universel et de moins intime que le monde du travail. Pourtant, Défaut de fabrication fait entrer ces questions qui nous concernent tous dans le microcosme du couple. (…)
« Et puis, il y a ce grand moment de théâtre : le monologue de Monsieur, que Roland Vouilloz rend avec une émotion, une sincérité comme on en voit rarement. On est collé à notre siège, on écoute ce moment plein de tendresse, on est ému. Et on se rend compte… On se rend compte de ce que le personnage a vécu, de l’amour qu’il porte à sa femme, de cette bouffée d’oxygène dont il avait besoin, de ce soulagement qu’il a ressenti en abandonnant son poste. Comme lui, la parole se libère.
Parce que c’est ça aussi, Défaut de fabrication, une libération de la parole.
En se détachant, en changeant son quotidien, Monsieur prend conscience de ce qu’il a raté. Les paroles résonnent, tant de mots justes sortis de la plume de Jérôme Richer et de la bouche de Roland Vouilloz, avant qu’un autre monologue, sur les mains, sur l’amour, sur l’image et le jugement des autres, celui de Madame, ne lui emboîte le pas, dans une émotion toujours plus vraie, toujours plus forte. »
[« Sur les planches », R.E.E.L, 28 janvier 2018]
« […] je me retrouve complètement dans l’écriture de Jérôme qui s’avère extrêmement rythmique, en même temps qu’elle est épique. Le face à face des personnages dans cette pièce est une lutte de chaque instant où le langage cherche un passage dans un monde qui le restreint. La survie de la parole ne tient qu’à un fil. Les échanges laborieux de ce couple en deviennent quasiment opératiques. (…)
La question qui se pose est d’abord la suivante : compte tenu des astreintes qu’ils supportent, que reste-t-il de l’humanité de cet homme et de cette femme ? Mais aussi de la nôtre dont ils finissent par être les porte-paroles.
C’est une histoire d’humanité au sens large et à fleur de peau. À quoi tient encore le monde ?
La pièce nous renvoie à un état d’effondrement généralisé, à travers ces deux personnages dont la situation révèle le déclin. Au quotidien, les signes de l’épuisement ne se laissent pas facilement appréhendés. Mais ici ces signes affleurent dans un temps de concentration extrême. Soit on s’accommode de cette forme de routine qui se joue à l’échelle du monde et qui nous broie de l’intérieur, soit on en capte le défaut et cela devient insupportable. »
[Interview d’Yvan Rihs, propos recueillis par Jessica Mondego, Le Programme, janvier 2018]
Lors du Festival Prise directe, mise en espace de Jacques Descorde, avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Roubaix, 12 février 2015.
Lors du Festival Nouvelles Zébrures, mise en espace de Jacques Descorde, avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, Théâtre de l’Union, Limoges, le 18 mars et à Bellac le 19 mars 2015.
Lecture lors des Lundis en coulisse de Gislaine Drahy, Théâtre narration, Lyon, le 25 avril 2016.
Mise en voix de Patrice Douchet, Text’avril, Théâtre de la Tête noire, le 24 avril 2016.
Lecture dans le cadre de la Fête du Théâtre à Genève par Claude Thébert, Librairie Le Parnasse, Genève, le 12 octobre 2016.
Création à la Comédie de Genève dans une mise en scène Yvan Rihs, avec Roland Vouilloz et Caroline Gasser, du 23 janvier au 9 février 2018.