Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Pages 9 Ã 14
1. Première tentative du dire du quoi
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Sont deux là . Deux pour le moment, à jouer ce mauvais rêve dans ce qui serait la ville du crépuscule. Et Lun parle. Lautre non : il ne se tait pas, Lautre, voudrait dire, et apparemment peut pas. Mais toujours fait comme Lun dit de faire.
LUN. – quoi
dis quoi
tu dis dis pas quand ou où
mais quoi dis quoi
juste quoi veux
veux ça juste
d’ta langue d’ta bouche
va
dis
‘spire profond
‘spire fort
et dis dis dis quoi
là lÃ
‘spire ‘core
fort
gonfle
gonfle poumons
‘core ‘core
à fond gonfle
rentre ventre
lÃ
et dis dis dis dis
Lautre aura tout bien fait, mais sans résultat
aucun.
sors pas
sors pas non
hé non
peux ‘core
peux sûr
‘core
‘spire ‘core
lÃ
et joues gonfle joues
lÃ
bouge p’us
p’us
ouvre bouche
creuse ventre
tout doux
ouvre va
ouvre
lÃ
voilÃ
à trois sors tout à trois
‘spire fort dehors
et tout sort ‘lors
du fond
à trois
tout dis
pas quand
quoi juste quoi
‘tion prêt
et un
et deux
et et et
trois
va va allez va
et dis dis dis dis dis dis dis dis
Lautre aura tenté la deuxième fois, en vain,
on l’a vu.
pas
rien sort rien
pas possib’
tout fait
tout bien
‘spire à fond
tout et tout gonflé
et ouvert bouche
bien grand
et langue claquée
et tout tout fort
‘lors
hein
‘lors quoi
tout simple
comme fait et bien fait
bombé gonflé
et poff
chasse air
et
quoi juste quoi
quoi quoi quoi quoi
‘lez
reprends tout
r’commence début
‘spiration et contraire
ventre rentré
et tout tout
allez
facile
va
du début
allez tout seul
me tais
dis rien moi
fais tout seul
in et ex
puis dis
moi m’tais
et toi dis où
va
‘saye ‘core
va
Lautre l’aura donc fait trois fois.
pas poss’
pas croyab’
tout fait et bien
très même
mieux même
ouais mieux sûr
comprends pas
fais bien vraiment
et rien de rien sort pas
bizarre hein
r’garde moi
‘spire ouvre chasse et dis
Ourouk
‘fin dis juste comme ça
dis Ourouk pour où
ou dis Tabouk ou Boulouk ou Salalouk
exemples d’où juste
tout simple non
vois ‘core
‘spire ouvre chasse et dis
Ourouk
marche hein
toi aussi
‘lez r’commence
Surgit alors une jeune femme, Mora, happant Lun.
MORA. – oh je vous aime
oui c’est vous que j’aime
j’en suis sûre le premier regard ne trompe pas
j’ai vu jusque dans votre âme
je vous l’offre mon amour
je vous aime et ma mort n’y changerait rien
prenez-le mon amour
Lun repousse Mora, sans violence, mais il est
occupé à d’autres tâches.
LUN. – bon
recommence
‘lez ‘core
dernière
promis juré vrai
r’prends tout
début
et fin dis quoi
chasse et dis quoi
‘lez peux
dois même
normal hein
pas poss’ que pas
pas
va
dernière
me tais ‘core si veux
veux
alors me tais
et même même
même r’garde pas
même m’tourne si veux
me tais et tourne
et toi seul
fais et bien
et sors tout
peux si veux
vraiment peux
‘lez
dis plus rien moi
m’tourne
lÃ
même ferme yeux
hein
ouais aussi yeux
lÃ
‘tenant
tourné
et tout fermé
et toi va
‘lez ‘tenant
(…)
Pages 33 Ã 36
5. La rue et ses dangers (avec rengaine)
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Surgissent alors des gens, JEUNEs à en juger.
De JEUNEs sauvages, de la tendre violence
des rues. Qui boutent hors de leur territoire
l’homme suivant Lautre. Puis qui interrogent
Lautre.
HOMME JEUNE 1. – qui es-tu
HOMME JEUNE 2. – oui toi qui passes lÃ
HOMME JEUNE 3. – oh il désire ouvrir la bouche
HOMME JEUNE 4. – doucement le cheval fougueux
HOMME JEUNE 5. – garde-toi de mots que ta langue ne pourrait
Supporter
HOMME JEUNE 1. – ne te hâte pas
HOMME JEUNE 3. – qui te donne le droit ici de mouiller la
salive de ta gorge
HOMME JEUNE 5. – et de faire jaillir des mots
HOMME JEUNE 2. – le désir ne suffit pas à jeter des sons
Alentour
HOMME JEUNE 4. – qui es-tu toi qui veux ici parler
HOMME JEUNE 1. – en ces lieux où la parole est comptée
HOMME JEUNE 4. – ne te presse pas
HOMME JEUNE 2. – il faut que nous sachions car tu nous es
Inconnu
HOMME JEUNE 1. – jamais tu ne fus aperçu par ce passage
étroit où nul n’entre sans raisons
HOMME JEUNE 3. – ne dis rien avant que nous sachions
exactement de toi
HOMME JEUNE 4. – ne fatigue pas ta langue
HOMME JEUNE 5. – à trop se hâter on court vers sa fin
HOMME JEUNE 1. – trêve de paroles inutiles nous voulons
connaître ce qui te pousse ici sur un territoire de toi
ignoré
HOMME JEUNE 2. – il est des règles que l’étranger doit
observer quand bien même il les ignorerait
HOMME JEUNE 5. – rien que la loi interdirait et cependant
HOMME JEUNE 3. – s’emparer ainsi par ses propres pas d’un
espace précis qui ne t’appartient pas
HOMME JEUNE 1. – présomptueux conquérant
HOMME JEUNE 3. – épargne ta salive
HOMME JEUNE 4. – mais réponds à nos interrogations
HOMME JEUNE 2. – conçois qu’elles sont légitimes puisque
tu es venu troubler ce territoire
HOMME JEUNE 5. – car il est dit que l’orgueil ne reste point
impuni et il est juste que celui qui pose ses pieds sur une
terre de lui inconnue réponde des principes qui constituent
cet espace
HOMME JEUNE 3. – mais ne te dépêche pas l’étranger
HOMME JEUNE 1. – il est des lieux qui n’obéissent pas au
même temps
HOMME JEUNE 5 . – et nous avons tout notre temps
HOM HOMME ME JEUNE 4. – le temps est autre pour celui qui passe
et celui qui demeure
HOMME JEUNE 3. – alors prends ton temps car nous avons
le nôtre
HOMME JEUNE 2. – mais il faut qu’à la fin nous sachions
HOMME JEUNE 1. – pourquoi tes pas justement ici et exactement
maintenant ont creusé un sol qui auparavant t’était
totalement étranger
HOMME JEUNE 5. – cela il nous le faut savoir absolument
HOMME JEUNE 4. – et ne pense pas qu’en retournant tes
pieds tu sois à jamais quitte de nos questions
HOMME JEUNE 2. – eh non car l’espace par toi a bien été
Pénétré
HOMME JEUNE 1. – qui dorénavant ne sera plus ce qu’il fut
et tel qui fut par nous appréhendé jusqu’à cette heure où
toi oui toi as de ta semelle certes légère as frotté le sol de
cette rue qui jamais ne te vit
HOMME JEUNE 5. – dis ainsi la raison
HOMME JEUNE 3. – mais avant il faut que de toi tu dises qui
tu es
HOMME JEUNE 2. – de quelle mère es-tu né
HOMME JEUNE 4. – ton père qui fut-il
HOMME JEUNE 1. – et d’abord de quel ventre est sorti ton
Père
HOMME JEUNE 2. – dis ces choses en épargnant les mots
Vains
HOMME JEUNE 3. – dis cela pour que ces choses dites nous
sachions alors ce que tu voudrais dire
HOMME JEUNE 5. – ne te dérobe pas à ces questions fondées
HOMME JEUNE 4. – simplement nous voulons savoir de quel
ventre tu es sorti de quel sperme tu fus engrossé et combien
de mois ta mère t’a porté
HOMME JEUNE 3. – es-tu venu à terme
HOMME JEUNE 1. – ou prématurément ce qui expliquerait
ton empressement à ouvrir les lèvres sur de l’air vain
HOMME JEUNE 2. – de quel lait tu fus nourri
HOMME JEUNE 5. – conçois qu’il est fondé que de toi nous
sachions ces choses-lÃ
HOMME JEUNE 4. – et le temps ne joue en rien dans l’affaire
car ici nous sommes chez nous et notre temps n’est pas
encore le tien
(…)
« relire en 2015 [cette pièce] est une urgence, celle de la (re)découverte d’une parole théâtrale incandescente, qui va aux confins d’elle-même, celle du poète qui nous parle de notre monde mais surtout des mots qui portent ce monde à bout de mots. Le texte s’ouvre sur une dédicace à des frères de théâtre : Béhar, Gabily, Lerch et Piemme, comme si Kermann fondait sa propre recherche au sein d’une communauté artistique et littéraire.
De quoi s’agit-il ? D’une épopée, qui se souvient en épigraphe de la source mésopotamienne (Kermann cite Gilgamesh). Ou plutôt d’une suite de rencontres et d’épreuves, numérotées et titrées pour deux personnages indissociables, soudés dans l’orthographe de leur nom : Lun ; Lautre.
Lun parle et Lautre n’y parvient pas. Il est incapable de « dire quoi ». Ils se meuvent tous deux, se séparant et se retrouvant, dans la ville du crépuscule (1) jusqu’à la nuit « agonisante avec ses brumes matinales » (14).
Ils croisent ainsi des garçons et des filles, le spectre d’un père, Mora l’amoureuse éperdue, trois empuses menaçantes, la femme-point-trop-vieille, le spectre de la mère, le meneur et tant d’autres simplement numérotés et tous ceux et celles qui passent et circulent dans les rues de la ville dangereuse (cf. les didascalies). A chacun sa voix, son articulation singulière du langage jusqu’au mutisme radical de Lautre, qui pourtant finira par se briser en chanson, venant de l’intérieur de lui
(…)
Mais ce qui fonde cette lutte du langage avec lui-même, ce pugilat entre les personnages, c’est la redite, le piétinement du sens comme l’on dirait tourner en rond. (…)
Il y a quelque chose que révèle la pièce de Kermann, c’est que l’impuissance du langage fait toujours basculer les hommes dans la violence du corps à corps. Les empuses sont des mantes religieuses, des violeuses, Mora la désespérée, une suicidaire et Lun, l’étrangleur, l’assassin de Lautre.
Rouge est la couleur du texte. »
[Marie Du Crest, La cause littéraire, 28 octobre 2015]
« Deux personnages ; Lun et Lautre. Mais il y en aura d’autres… (…) Lun parle pour aider Lautre à dire. Lautre qui voudrait dire, peut-être, mais ne peut pas. Alors Lun parle, mais parle bref, parle coupé. (…)
Lautre voit le monde passer devant lui, le monde s’offrir à lui, mais toujours il reste à l’extérieur. Comme si, sans les mots, il ne pouvait trouver sa place dans ce monde.
Les autres parlent, bien ou mal, ils ont des langues qui leur sont propres mais ils parlent, et leurs mots les définissent, les placent dans le groupe, sont signes de reconnaissance. Mais Lautre non.
Le théâtre de Patrick Kermann est véritablement un théâtre de parole. Il révèle une brûlure, une incandescence. (…)
Il y a quelque chose de désespérant dans ce chemin totalement stérile que parcourt Lautre, et en même temps l’écriture de Kermann est d’une drôlerie et d’une vivacité formidables. (…) »
[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°173, mai 2016]