Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Scène 3, pages15-17
Centre pénitentiaire
Bibliothèque
Boris et les trois détenus
BORIS. - On s’y remet les gars J’ai pris des journaux J’ai pris des magazines J’ai pris tout ce qui me tombait sous les mains Les journaux qu’on distribue à l’entrée des métros Les magazines de la bibliothèque Les quotidiens de la presse écrite Je vous distribue tout au hasard Ne lisez pas les articles Vous pourrez les lire à la pause
672. - C’est quand ?
BORIS. - Dans une heure
672. - Je suis fatigué
BORIS. - Maintenant on va faire quelque chose de pas fatigant du tout Est-ce que vous connaissez le CUT-UP ?
672. - Wikipédia
99. - Le CUT-UP est une technique d’écriture inventée par les poètes américains de la BEAT GENERATION dans les années 50 – Ginsberg – Burroughs – Kerouac – qui consiste à prendre de manière aléatoire des bribes de textes sur différents supports et de les agencer ensemble
58. - A quoi est-ce que ça sert ?
99. - A l’époque aux Etats-Unis c’était la chasse aux sorcières Le Maccarthysme Si tu n’étais pas d’accord avec l’organisation de la société et que tu commençais à le dire tu allais directement en prison Tu n’avais pas le droit à la parole Tu ne pouvais rien dire contre
672. - C’est toujours pareil
BORIS. - C’est un peu différent
672. - Moi je suis contre et je suis en prison
58. - T’as quand même brûlé un corps
672. - C’était un accident j’avais pas vu que j’avais le tournevis
BORIS. - Le CUT-UP était un moyen pour faire entendre les mensonges et la bêtise du discours dominant Les poètes prenaient au hasard les mots qu’ils entendaient à la télé ou à la radio Qu’ils lisaient dans les journaux ou sur les affiches de propagande Ils se promenaient dans les villes Trainaient dans les cafés et les métros aériens Près du Pacifique à Greenwich Village Avaient des visions cosmiques – voyageurs perdus dans l’horreur de la civilisation – corps nus extatiques en connexion directe avec la machine astrale – et avec des bribes de langue morte Dans des chambres pourries pleines de foutre et de came achetée quatre dollars près d’un drugstore tenu par un vieil asiat’ Ils écrivaient des poèmes enragés pour révéler le côté carnavalesque de la politique Pour subvertir la langue Pour la faire exploser à la gueule de ceux qui tuent la vie à coup de statistiques et de terreurs Pour hurler que ce qu’on appelle la réalité n’est pas la réalité les gars Mais un trucage Un leurre Pour faire entendre que le discours du pouvoir est une machination Un montage Un moyen de contrôle général des populations
58. - Je comprends pas Pinocchio
672. - On peut faire la pause ?
BORIS. - Vous allez choisir dans ces journaux une vingtaine de mots au hasard Je vous montre C’est très facile Par exemple Au hasard Chômage Hop-là sans réfléchir Croissance Hop-là sans regarder du tout Ridicule Hop-là je tourne la page et je lis Onirisme Hop-là encore une fois Austérité Et une dernière fois il faut aller très vite attention Littérature Moins je réfléchis plus les mots que je choisis me révèle C’est l’inconscient qui travaille C’est clair ?
58. - C’est vraiment pour te faire plaisir Pinocchio
672. - Moi j’ai compris Regarde Boris Hop-là Motocross
BORIS. - Au hasard Au hasard
672. - Hop-là Tuning C’est facile
BORIS. - Faut tourner les pages très vite Et faut pas lire le journal
58. - Je regarde juste s’ils parlent de mon affaire
BORIS. - Tu regarderas à la pause
672. - Et hop-là Encore un Meurtre
BORIS. - On écrit On se lit ensuite d’accord ?
Ecriture / Silence
Scène 10, pages 46-47
LES FEMMES DU PELOPONESE
Tant que vous aurez pas posé vos guns
On baisera plus avec vous
Et on restera comme ça enfermées à clé
Dans des chambres pourries
Jusqu’Ã ce que Justice soit faite
Signé
Les femmes du Péloponnèse
BORIS. - Pensez à bien articuler les gars
Une porte s’ouvre
L’intrus entre
Silence immédiat
L’INTRUS. - Qu’est-ce que vous faites encore ?
BORIS. - On répète
672. - La pièce de théâtre poétique
L’INTRUS. - Continuez
BORIS. - Allez on reprend
Silence
HECTOR
Les gars savez-vous comment on fait un méchouis ?
BORIS. - Vous voulez pas continuer la scène 2 ?
HECTOR
Les gars savez-vous comment on fait un méchouis ?
LES HOMMES
Non Hector On sait pas
HECTOR
Pour cent personnes il faut dix moutons
Et les moutons on les égorge/
L’INTRUS. - C’était quoi la scène 2 ?
BORIS. - Trois femmes organisent une grève générale du sexe pour arrêter la guerre dans une ville du Péloponnèse
L’INTRUS. - Eh bien voilà super Reprenez la scène 2
Silence
Si vous ne jouez pas les femmes dans cinq secondes je pète un plomb
58. - Chers détenus Les gars Maintenant je joue Yasmine Je suis un homme mais je joue Yasmine parce qu’y a pas de femme en prison
99. - Moi je suis Elsa L’intellectuelle C’est moi qui ai les idées
672. - Et moi normalement je suis Hector le chef mais uniquement pour rendre service à Boris Là je joue La Grosse Nisrine
58. - Merci d’imaginer
BORIS. - Articulation les gars articulation
(…)
extrait, pages 52-53
1
Nuit
Une voiture roule sur une falaise près de la mer
Et derrière les rambardes
A l’horizon
Les éclairs de chaleur et l’électricité d’une ville portuaire
La voiture file le long des côtes
Comme une couleuvre
Yasmine
Elsa
Et la Grosse Nisrine
Sont assises à l’arrière
Et c’est l’archiviste qui conduit
Si on dégringolait dans la mer ?
Si on tombait de la falaise ?
Si on disparaissait ?
Et il donne un léger coup de volant pour faire peur aux filles
Et les filles font Oh
Et l’archiviste ricane
Peut-être que vous avez eu tort de refuser la grève
Et il fixe la route ses yeux hallucinés ses pupilles couleur or
J’ai envie de vomir
Dit Yasmine
Alors l’archiviste arrête la voiture sur un petit terre plein
Les phares éclairent un panneau où est dessiné un fusil mitrailleur barré d’une croix
Yasmine est assise au milieu
Elle enjambe la Grosse Nisrine et essaie d’ouvrir la porte
Y a la sécurité enfant Tu peux m’ouvrir ?
Mais l’archiviste ne bouge pas
Il allume le plafonnier de la voiture
Et plisse les yeux dans le rétroviseur
Tu peux enlever la sécurité enfant l’archiviste s’il te plaît ?
Montre les moi
Dépêche-toi
Montre-les moi et je t’ouvre
Merde j’ai vraiment envie de vomir
Tranquille nous sommes entre nous
Après
Montre-les moi tout de suite Tu me les montres voilà c’est simple ce que je te demande
Alors Yasmine fait doucement glisser son chemisier
Et lui montre ses seins
Et l’archiviste doucement les regarde dans le rétroviseur
Et les deux autres femmes doucement les regardent dans la nuit
C’est le calme
Le silence dans la voiture
On entend la mer qui se fracasse plus bas
Des seins de Yasmine émane une tristesse terrible
Mais agréable
Sans angoisse
La tristesse pure
Et ils ont tous des images de la mort soudain
Elsa
La Grosse Nisrine
Et l’archiviste
De déserts de pierres
D’histoires d’amour oubliées depuis des siècles
De petites filles timides habillées en jupe sous la pluie pour un carnaval de fin d’année
De choses pas sérieuses de l’enfance
Et des amis tombés plus tard au centre-ville
A cause de l’héro et du trafic
Et parce qu’ils n’en pouvaient plus
Qu’ils n’en pouvaient vraiment plus
Et de la douceur
Toutes ces images passent à l’intérieur de la voiture
Glissent sur les vitres
Entre les seins de Yasmine éclairés par le plafonnier
Et l’archiviste dit
Ils sont beaux
Et il se met à fredonner une vieille chanson dans une langue étrangère
Et la Grosse Nisrine elle s’endort
(…)
Sélectionné par le Bureau des lecteurs de la Comédie Française en 2015.
Sélectionné pour La moisson des Auteurs, revue Actes du théâtre n°60, Entr’actes, avril 2016
Pièce sélectionnée par le comité de lecture du Théâtre de l’Ephémère, Le Mans.
"Un poème lyrico-comique où le burlesque contient un questionnement sur la démocratie et ses exclus."
[L’Avant-scène Théâtre, n°1408, août 2016]
"Une très belle pièce, humaine, située, concrète, sans leçon mais profonde et engagée, qui questionne la place de la poésie dans des espaces où elle semble, plus encore que partout ailleurs, inutile et inadvenue.
À lire !"
[Comité de lecture du Panta Théâtre, janvier 2016]
« Samuel Gallet n’a pas froid aux yeux : il interroge sans compromission la nécessité-même de l’écriture dans Issues, pièce brutale et protéiforme qui se souvient d’Aristophane pour mieux délocaliser son Lysistrata derrière les barreaux d’une prison bien contemporaine.
A quoi ça sert, au juste, de lire et d’écrire quand on ne goûte pas la vie ? A quoi ça sert de s’acharner à défendre la poésie ou le théâtre quand l’existence déserte et qu’elle n’est plus faite que de manque et d’étrangeté ?
Boris, le personnage qui anime des ateliers d’écriture en milieu carcéral croit au pouvoir de la langue : si tout lui signifie la vanité de son entreprise, alors, il faut persévérer. Car dans le choc de la rencontre avec les détenus, s’invente un nouveau mode d’action du langage : performer, c’est survivre, et survivre, c’est se rapprocher de l’issue – toutes les issues »
[Guillaume Poix, Laura Tirandaz, Troisième bureau, 21 mai 2015]
« (…) Issues réussit ce petit miracle, de partir de cette antique comédie Lysistrata, certes relativement épargnée par le passage du temps, quant à son potentiel désopilant (rappelons qu’il s’agit de l’organisation par les femmes grecques d’une grève du sexe, destinée à mettre fin à la sanglante guerre du Péloponnèse), pour donner à voir, et à ressentir, l’expérience carcérale, sa violence, sa misère sexuelle, et l’inextinguible soif de liberté qu’elle engendre.
La pièce s’articule en deux parties : les séances de l’atelier d’écriture de Boris, qui a bien du mal à éveiller le sentiment poétique chez les rares détenus présents, puis la réécriture de la pièce d’Aristophane par ces derniers, laquelle figure dans le texte telle quelle, comme si c’était elle qu’il s’agissait, en fait, de publier.
Ce qui fait office de charnière entre ces deux volets, c’est l’intervention salvatrice d’un personnage, le bien-nommé Intrus, qui débarque au beau milieu d’une laborieuse séance de l’atelier pour souligner que personne n’a vraiment envie de jouer cette grève du sexe – comme si eux avaient choisi de devoir s’abstenir ! – et propose de raconter plutôt la cavale de celles qui prennent le parti de rompre la consigne des femmes, volent une voiture, partent à l’aventure.
C’est cette histoire que la pièce des détenus met en scène, dans une langue brusque et urgente, où les rêves lascifs viennent redonner des étincelles de vitalité à ceux dont le morose quotidien a fini par éteindre presque tout à fait le désir de révolte.
On comprend alors que la première partie, malicieusement naturaliste, ne sert en réalité que de prélude à cette réécriture délirante. L’œuvre des détenus n’a en effet à peu près aucun sens cohérent, surtout si l’on cherche à la confronter à son modèle.
Mais là n’est pas l’enjeu : assumant la référence au cut-up, Samuel Gallet nous indique clairement qu’il ne cherche pas à donner du sens, mais bien plutôt à faire voir l’absurdité et la vacuité d’une situation, celle, justement, de détenus à qui l’on demande de faire de la poésie. Le dispositif d’écriture est là pour faire entendre, à travers ce médium littéraire qui leur demeure parfaitement étranger, la voix et l’humanité de ces êtres que l’on enferme sans trop se poser de question.
Et pourtant, on aurait bien tort de se contenter de prendre Issues au premier degré : car ce geste, de faire imploser le canon jusqu’à produire quelque chose qui enfin sonne vrai, n’a rien que d’éminemment théâtral.
[Justin Winzenrieth, Le Souffleur, mars 2016]
« (…) La pièce éditée contient sa propre « fantaisie » à l’intérieur du volume. Boris est le masque de l’auteur : il se présente à ces prisonniers sans ambiguïté, avouant sa totale ressemblance avec Samuel Gallet en qualité d’écrivain et d’animateur régulier d’ateliers d’écriture en prison (p.9). A plusieurs reprises, il s’affirme comme celui qui écrit du théâtre poétique.
S. Gallet, auteur d’Oswald de nuit, n’est-il pas le rockeur poétique ? Boris ne cesse d’ailleurs de citer poètes et poèmes, du grec RÃÂtsos à l’algérien Kateb Yacine, sans oublier la Beat Generation.
La seconde partie du texte est moins un théâtre de personnages mis en situation de dialogue qu’un long poème narratif, nocturne et urbain, aux accents baudelairiens. Les participants de l’atelier d’écriture d’ailleurs, au lieu de se contenter de reprendre la structure de la fable proposée par Boris et par Aristophane à travers la référence à Lysistrata, préfèrent créer un poème de violence tragique et sexuelle. Les femmes « représentées » par des hommes, au lieu de renoncer à faire l’amour à leurs compagnons comme dans le modèle antique, apparaissent comme celles qui s’abandonnent à leur désir, à leurs pulsions criminelles (…)
L’issue est question de solution et de salut. Elle semble en quelque sorte ici être le viatique des prisonniers qui vivent dans un univers fermé où les issues leur sont justement prohibées. Il y a dans la pièce de S. Gallet l’idée sans doute de cette échappée par le poétique. »
Marie du Crest, Le cause littéraire, janvier 2016
« L’écriture permet-elle de s’affranchir du déterminisme social ? Tentative d’échappée par Samuel Gallet.
(…) Par moments [dans la pièce], il y a un temps d’écriture même si C’est vraiment pour te faire plaisir Pinocchio. Surgit parfois un instant de grâce et de joie partagé. La bascule semble possible. Comme si l’écriture pouvait permettre de sortir de l’enfermement. Mais Samuel Gallet joue avec les multiples sens du mot Issues (…) le rebut.
Outre la naissance de l’écriture, ce texte pose avec acuité la question de la place de la culture dans notre société. Il montre de manière drôle et abrupte le clivage existant entre ceux pour qui la culture est essentielle et ceux qui en sont exclus et ne la trouvent en rien nécessaire.
Une tension traverse toute l’écriture, elle nous percute en permanence dans les affrontements entre Boris et les détenus, comme cette discussion au sujet de la poésie. 58 répond à Boris quand ce dernier dit que la poésie c’est simple et qu’il ne faut pas chercher à comprendre mais à ressentir : Mettons si tu veux que le lecteur il rentre dans une librairie un soir (…) il entre dans la librairie encore ouverte au lieu d’aller se mettre une bonne mine avec des potes et il ouvre comme ça le livre de poésie (…) Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ? Voilà ce qu’il se dit le lecteur alors il cogne le libraire Il casse la vitrine Il pisse partout sur tous les livres Et il retourne en prison à l’atelier d’écriture. (…) »
[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n°172, avril 2016]
Lecture dirigée par Benjamin Moreau, lors du Festival Regards croisés de Troisième bureau, le 25 mai 2015.
Lecture au studio Théâtre de la Comédie-Française, dirigée par Laurent Muhleisen, avec Loïc Corbery, Pierre Louis-Calixte, Nazim Boudjenah, Laurent Lafitte, Sébastion Pouderoux, le 29 octobre 2015.
Lecture à l’occasion de la 39e édition du salon La 25e Heure du Livre, Le Mans (72), les 8 et 9 octobre 2016.
Création par la compagnie Je Voudrais Que Rêver, dans une mise en scène d’Alexis Nogueras, avec Léa Clément, Loïc Clément, Emmanuel Dauvillier, Guillaume Martin, Maxime Pichon, Renaud Penlou, Allones (72) et Le Mans, en mai et juin 2018.
Présentation publique en 2018 avant création par Les Eclaireurs compagnie, dans une mise en scène de Simon Le Moullec avec Alexis Fichet, Gilles Gelgon, Giuseppe Molino, Denis Monjanel, Nicolas Richard.
Bout du Plongeoir, Ã Rennes, 11 mai
Théâtre de l’Ephémère, Le Mans, 24 mai
Chapelle Derezo, Ã Brest, 22 septembre
Piste d’envol, lecture au Théâtre du Rond-Point, Pars, le 16 octobre 2018.
Création 2018 à La Fonderie, Le Mans, du 17 au 22 décembre 2018
Tournée 2019
— Théâtre Universitaire, Nantes, du 8 au 12 janvier
— Théâtre de l’Hôtel de ville, St Barthélémy d’Anjou, 5 mars