Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
p. 18
GUIDE. – vous le savez les témoignages sont sujet à caution
peu fiables après tant de temps
est-ce la mémoire ou l’imagination qui projette des images
auxquelles nous ne voulons désormais croire
et pourtant certains ont vu
vu des choses que jamais personne n’aurait osé voir
produites comme en l’absence de l’homme
si incommensurablement petit qu’il n’a rien vu
rien voulu voir
étrange cette faculté d’oubli qui nous habite
mais je ne suis pas là pour donner des leçons
non
le passé parle tout seul
à qui sait l’entendre
laissez-moi vous présenter un témoin du désastre
prisonnier des derniers instants qui ont précédé l’apocalypse
témoin aveugle direz-vous
ébloui par la lueur finale
yeux clos dorénavant sur son secret
mais à qui il reste la voix
chien furieux il porte la parole de porte en porte
et parle
et parle au vent aux pierres à la lune
p. 19 Ã 21
pas vu pas vu
oh que si oh que si
a vu a vu
bien vu
tout
et même le reste
tout
a vu
balivernes balivernes ont dit
mais moi oh que si si
tout a vu tout
pas balivernes moi
jamais
jamais balivernes moi
a vu bien vu
et disent balivernes pfuit
balivernes eux oh ça oui
toujours balivernes eux
et pas non
moi lÃ
moi tout vu a vu
oui moi moi
eux pfuit pfuit et repfuit
eux oh
eux pfuit et balivernes
oh que oui
et pas contraire
moi a vu
a bien vu tout
bizarre disent bizarre
vu vu
vu quoi disent
sinon balivernes
vu quoi sinon rien vu
moi
que si et pas balivernes
tout et rien d’autre
et le reste a vu moi
et balivernes eux pfuit
eux
quoi a vu quoi
dis tout mais quoi tout et reste et autre
dis
eh eh rien dis
rien
eh oui dis pas
rien a vu
rien
alors moi moi a dit
là -bas a vu
où quoi eux
bizarre et balivernes
pas bizarre et pas balivernes moi
a vu vu avec de
oui de
tout et reste et autre
quand où eux comment et quoi
si pas balivernes
bizarre
moi si
quoi oui
et où et quand
comment oui
jamais balivernes moi jamais
oh que non et non
eux oui et toujours oui
pas bizarre non
moi a vu tout
de
avec
moi
et tout
et reste
et autre
et moi oui
moi pas balivernes
moi
moi
eux jamais
si a vu
a vu tout
moi
quoi a vu quoi quoi
et où
là -bas a vu moi là -bas
à de
tout
car
moi a vu car
oh que oui
et si reste et autre
moi a vu moi a dit
eux quoi dis quoi si a vu
si a vu tout
alors alors si pas balivernes
jamais balivernes moi
moi jamais
alors bizarre eux
car quoi et où
et moi
pfuit et repfuit
car moi
pas quoi et comment et quand
pas
et pas balivernes
moi pas quoi et pas comment pas quand
là -bas oui oh que oui
a vu là -bas tout
tout tout et reste et autre
mais pas quoi
pas quoi moi
et pas balivernes
là -bas de
bizarre oui
oui
mais pas balivernes
a vu
tout
pas balivernes
tout a vu moi
moi
oh que oui oh que oui
moi a vu si si
p. 30 et 31
X. – voyez-vous le choc
le véritable
Y. – et ineffable choc amoureux
X. – ne se signale pas tant par un léger trouble physique
Y. – que par un court-circuit inopiné dans ma faculté élocutoire
X. – dans ma faculté élocutoire
Y. – d’un naturel assez loquace
X. – voire prolixe
Y. – enclin à des propensions intimes
X. – ou conviviales
Y. – que ce soit en présence d’inconnus à la terrasse d’un café
X. – dans la cohue des transports publics ou encore
Y. – etc
X. – il arrive
Y. – phénomène étrange par lequel se manifestent justement les symptômes de ce trouble
X. – de cette brèche qui bée en mon for intérieur
Y. – de mon for intérieur il arrive que confronté à une femme séduisante
X. – sur laquelle se porte le désir brusque
Y. – et incontrôlé
X. – que justement à l’instant propice où il faudrait circonvenir l’objet désiré d’un étau verbal
Y. – qui l’enserre de mille artifices tous plus étincelants que les autres
X. – sans jamais céder à la banalité hélas si commune et
Y. – et si facile
X. – ni à cet excès emphatique d’un discours insignifiant
Y. – pour le faire tomber dans l’escarcelle du bonheur
X. – l’objet désiré
Y. – et faut-il le dire de la jouissance
X. – il arrive donc que cette faculté oratoire
Y. – pourtant si bien rodée sur des objets non sexuels
X. – tombe en panne
Y. – eh oui
X. – je transpire
Y. – je cherche mes mots
X. – je sue
Y. – je perds ma syntaxe
X. – je mouille ma chemise
Y. – j’oublie mes conjugaisons
X. – je dégouline
Y. – j’ai des trous
X. – je bégaye
Y. – eh oui je bégaye
X. – vous me direz que l’avantage d’une telle impuissance verbale est justement d’indiquer que se produit là l’événement et non un obscur succédané un ersatz passionnel
(…)
« On lit quelque part que son auteur aurait décrit De quelques choses vues la nuit comme une “déambulation dans un no man’s land entre ciel et enfer”. Tout semble dit : la guerre encore fraîche, l’errance, un rapport si ambigu à la transcendance et à la foi, et cet espace que ne définit qu’un mince intervalle, une double frontière.
De fait, il s’agit là d’une suite de scènes qui toutes ensemble dessinent une promenade dans le chaos de régions sinistrées, jusque dans une “ville aux sept portes”. Le désastre contemporain s’y pare des couleurs antiques, à la fois tragiques et sombres. Patrick Kermann, fin antiquisant qui publia aussi des traductions d’Euripide et de Sénèque, invente ici un voyage dans les limbes du présent, un périple à travers les Enfers de la mythologie de nos villes, où fleurissent des asphodèles, fleurs des morts, “à travers les ruines d’un empire / montrant des cadavres encore chauds / des palais effondrés / des vestiges de gloire passée”.
De visite en visite, comme au gré d’un curieux tourisme de catastrophe, le spectateur se trouve ici conduit par un « Guide », aux multiples figures. Actualisation du Virgile de Dante, auquel les sept portes, comme les sept cercles de l’Enfer le renvoient, le Guide commente mélancoliquement un monde post-apocalyptique en Monsieur Loyal dérisoire. Il annonce, commente et congédie chacune des silhouettes pathétiques croisées ici et là , et qui font toutes entendre des voix de détresse.
Il est aussi une émanation de la figure de l’auteur, qui veille dans un intéressant et permanent jeu de regard sur l’œuvre, “au respect des lieux / à la sauvegarde du patrimoine / au bon goût moral / et stylistique”.
(…) L’habileté de l’écriture de Patrick Kermann, c’est de ne pas tenter de faire parler les morts. Bien au contraire, cette écriture met en scène des êtres infiniment vivants.
(…) Surtout, le théâtre de Kermann porte en lui une vision qui renvoie à ses origines, romantiques ou grecques. Kermann fait du théâtre la chambre d’écho du néant, une bouche d’ombre par où les vivants et les morts communiquent. Ce ne sont ainsi pas seulement les mourants qui y parlent aux vivants, mais les vivants qui viennent y essayer la mort. Une seule définition, définitive : le théâtre est “ce vide, qui se remplit chaque soir / à seule fin de plaisir et d’oubli”. Un “vide”. »
[Emmanuel Leterrier,Le Matricule des Anges, n° 134, juin 2012]
Lecture à Théâtre Ouvert, dirigée par Noëlle Renaude en 1994. Texte primé par le jury des Cartes blanches de Théâtre Ouvert. Publication an Tapuscrit (épuisé).
Mise en onde sur France Culture par Jacques Taroni, 1995, et sur Radio Suisse Romande par Michel Corod, 1996.
Lecture par Noëlle Renaude, la Chartreuse, été 1995.
Mise en espace par Sophie Courade (studio Alain Bock), 1995.
Mise en espace par Michel Didym, Mousson d’été, 1995 et dans le cadre de « Trafic », Nantes, 1997
Mise en espace par Anne-Laure Liégeois, Théâtre Paris-Vilette, 1996.
Création par Solange Oswald et Guy Martinez (groupe Machine Arrière), Toulouse, Théâtre de la Digue, 1996, et Festival d’Avignon, XXIV rencontres de la Chartreuse, 1997.
Publication Phénix éditions, 1999, épuisé.
Article Marie Reverdy, « Le personnage essoufflé l’absence de ponctuation noire dans la partition théâtrale de Patrick Kermann », Littératures [En ligne], 72 | 2015, mis en ligne le 07 décembre 2015, consulté le 01 mai 2016. URL : http://litteratures.revues.org/378