Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
Scène 1
Un chat tombe dans le vide.
Le Chat. – AAARRRGGHHH ! (Le chat s’arrête dans sa chute.) Si je savais parler, on peut imaginer ce que je dirais. Mais à vrai dire, je ne sais pas ce que je dirais. En général, je suis plutôt du genre à pisser partout et à énerver les gens. Mais si je pouvais dire un truc, je suppose que, comme tout le monde, je choisirais de dire un truc du genre : tous les êtres vivants sur cette terre ont un lien de parenté. Ils sont unis parce qu’ils portent tous dans leur chair les souffrances et les espérances. C’est pour ça que le singe et le lion, l’homme et le poisson dans les profondeurs de la mer peuvent se regarder les yeux dans les yeux et, quelque part, se reconnaître. Miaou, miaou, MIAOUUUUU !!! (Le chat se remet à tomber.)
Scène 2
Au café.
Lennart. – Oui. Oui ? Ah oui ? oui, oui, oui oui, oui, oui mais… Ah oui ? Ah oui ! Oui, oui. Oui, oui, oui.
Le Client 1 du café. – Ça se passe comment entre Anna et Christian ?
Le Client 2 du café. – Comment tu veux que je le sache ? Hé Cricri !
Christian. – Quoi ?
Le Client 1 du café. – Non, commande d’abord.
Lennart. – Ah oui ? Aha. Aa. Mm. Mm-hm. Mm-hm. Mmmmm. Ok.
…
Christian. – Je vais prendre un feuilleté aux pommes ou non un fondant au chocolat ou non une brioche à la cannelle ou non un croquant aux amandes ou non un riz au lait ou non une part de tarte aux poires ou non… attends… deux sablés à la pistache. Ou non qu’est-ce que je dis moi, une part de tarte au citron. Non, ça je prends pas. Hé… oublie… donne-moi plutôt de la tarte aux pommes, non, attends, ‘ttends, ‘ttends !
Dilsoz. – Tu veux une mousse au café ?
Christian. – Ok…
Dilsoz. – Christian, si j’avais un pistolet, je t’abattrais. Tu prendras un café ou un thé ?
Christian. – Ben… Euh…
Dilsoz. – Bon, puisque j’ai pas de pistolet sur moi, tu vas prendre un café, ok !?
Christian. – Ok, ok…
Lennart. – Ok. Ok. Ok. Quoi ? Non ! Non, non. Non, non, non, non, non. Tout va très bien. Pas de souci.
Un temps.
Le Client 1 du café. – Alors comment vous allez faire ?
Le Client 2 de café. – Vous allez vous installer ensemble ?
Le Client 1 du café. – Évidemment qu’ils vont s’installer ensemble. Non ? Vous allez pas vous installer ensemble ?
Le Client 2 de café. – Hé, regarde-moi.
Christian. – C’est compliqué. Ultra compliqué.
Lennart. – Non. Aucun problème. Je comprends. Je comprends parfaitement. Au revoir. (Un temps. Il sort subitement du café.) AAARRRGGHHH !
Le Client 1 du café. – Comment ça peut être si compliqué ?
Christian. – Je dis juste que c’est pas si simple. En plus y a ma mère.
La Mère de Christian. – Cricri ! Viens prendre ton petit-déjeuner !
Christian. – Avec elle, c’est jamais simple.
Scène 3
La Mère de Christian. – T’as bien dormi ?
Christian. – Oui
La Mère de Christian. – T’as rêvé de quelque chose ?
Christian. – Non
La Mère de Christian. – Tu vas faire quoi aujourd’hui ?
Christian. – Ch’sais pas.
…
La mère de Christian continue de poser des questions, Christian répond évasivement.
La Mère de Christian. – Tu vas au café ? Pas sà »r. Mais tu vas quand même descendre au village ? Oui. T’as besoin d’argent ? Non. Et tu vas faire quoi là-bas ? Ramener un truc. Ramener quoi ? Ça. C’est quoi ? Un bout de ferraille. Ça vient du chemin de fer ? Ch’sais pas. C’est quelqu’un qui te l’a donné ? Oui. Qui ça ? Anna. Comment elle va en ce moment ? Bien. C’est vraiment une fille agréable. Mm. Vous avez parlé de ce que vous allez… ? Non. Tu veux du thé ? Non. Du café ? Oui. Mais tu l’as un peu vue ces derniers temps ? Non. Pourquoi ? Ch’sais pas. Cette semaine tu vas la voir ? Oui. Tu vas la voir quand ? Aujourd’hui. Tu vas aller avec elle au café ? Non. Tu vas la voir où ? Au parc. Tu veux que je te dépose ? Non. Mais je peux te déposer. J’y vais pas. Pourquoi ? Ch’sais pas. Tu dois bien le savoir ? J’ai pas envie. T’étais où quand le World Trade Center s’est effondré ? Ch’sais pas. Tu sais où était Anna quand le World Trade Center s’est effondré ? Non. Si le World Trade Center s’effondrait sur toi, tu serais triste ? Ch’sais pas. Comment ça tu sais pas ?
Christian. – Parce que je serais mort.
La Mère de Christian. – Où est Anna en ce moment ?
Christian. – À un enterrement.
La Femme Pasteur. – Aujourd’hui nous nous rassemblons en ce lieu pour nous souvenir ensemble.
Christian. – J’y vais.
La Mère de Christian. – Qui est mort ?
Scène 4
La Femme Pasteur. – Roland Lampainen a travaillé toute sa vie comme homme de service. Il n’était peut-être pas un ami des bêtes ni une personne très sociable, il n’était peut-être pas non plus un exemple au volant, il n’était peut-être pas non plus très fiable dans son travail ni très propre ni très aimable ni très doué ni très ouvert d’esprit. Mais il était notre semblable. Il était un des nôtres.
Tore. – Ça c’est un bon café, chérie. Je vais faire un tour au café pour essayer de raisonner ce… cette espèce de… cette bonne femme, là. Bon on dit ça ok…
La Femme Pasteur. – Ce qu’on ne peut malheureusement pas dire de tout le monde.
Tore. – Je peux faire les vitres tout à l’heure, comme ça tu peux partir tout de suite à l’enterrement.
La Femme Pasteur. – Notre chagrin est toujours grand quand l’un des nôtres nous quitte.
Tore. – Tu sais où est ma casquette à carreaux ?
La Femme Pasteur, elle verse du produit à vitres dans le café de Tore. – Les mots ne suffisent pas, mais même s’il est normal de ressentir de la peine, nous devons considérer la mort comme une épreuve que Dieu nous fait subir. La mort tout comme la naissance font partie de la vie. La carte du monde change, les entreprises ferment, et nous, nous n’y pouvons rien ! Nous devons nous familiariser avec la mort, réfléchir à notre passage éphémère sur terre et accepter notre destin en pensant que moi, que vous, que nous, nous allons tous partir un jour.
Tore. – Je l’ai trouvée !
La Femme Pasteur. – Peut-être trouvons-nous une consolation dans cette pensée.
Tore. – Bon je me sauve ! Arvo Pärt, Arvo Pärt…
La Femme Pasteur. – Tore, tu ne finis pas ton café avant de partir ?
La Mère de Christian. – Excusez-moi.
La Femme Pasteur. – Quoi ?
La Mère de Christian. – Je pourrais échanger quelques mots avec vous après la cérémonie ?
La Femme Pasteur. – Quelle céré… ? Et c’est pourquoi je vais maintenant m’adresser à… Oui bien sà »r, bien sà »r… à son épouse Rut, à son fils ainsi qu’à sa famille et à sa petite fille Anna. Occupez-vous les uns des autres, venez nombreux à la réception qui suivra l’enterrement et
qui aura lieu ce soir chez Rut, partagez votre tristesse et n’oubliez pas que la vie continue, même si sa vie à lui s’est arrêtée trop tôt.
Rut. – Amen.
La Femme Pasteur. – Nous terminerons par le chant numéro 214 « La parole des cieux  ».
Lennart, il sort du café. – Putain merde chié l’enfer !
(…)
Scène 21
Anna. – Espèce… espèce de con, non… espèce de sale con, non, non. J’espère que tu vas te faire choper par les flics et que tu vas attraper une amende ! NON j’espère que, j’espère que tu vas attraper une maladie tropicale et que tu vas crever ! Ha ha ! Tu me dis ça, toi ? Alors j’espère que tu vas être contaminé par une maladie tropicale, que tu vas crever et qu’en plus, tu vas attraper une amende, espèce de sale con ! J’ESPÈRE que tu vas devenir tellement timbré que tu vas t’arracher d’un coup de dents quatre doigts sur la main gauche ! Ha ha ! J’espère que tu vas te ratatiner dans un trou sans fond rempli de poison et que tu vas te piquer sur une aiguille rouillée qui va te rendre tellement malade que ta tête va se détacher de ton corps et qu’elle va tomber à côté d’un volcan plein de lave qui va te couler dans la bouche, du coup tu vas même pas sentir le goà »t des poires pourries que des anges barjos vont te forcer à bouffer !
…
Lennart. – … je crois je crois je crois…
Anna. – … J’ESPÈRE que tu vas avoir l’appendicite et que tu vas te faire opérer sans anesthésie et avec des couverts en plastique alors que tu seras en train de faire la queue et que tu pourras même pas la quitter parce que tu seras là pour garder une place pour le roi, et quand tu vas t’écrouler par terre parce que tu pisseras le sang, il va te frotter le visage sur le bitume jusqu’à ce que tu sois déchiqueté en mille morceaux qui vont s’envoler et se crasher sur une autoroute où un fourgon plein de flics va d’abord t’écrabouiller et après les flics vont choper les petits morceaux qui restent de toi pour les tabasser avec leurs matraques en or et après les foutre dans un fossé où tu seras obligé d’habiter pendant cinq ans et où tu pourras te nourrir qu’avec des vieilles seringues contaminées par le virus du sida jusqu’à ce qu’un aigle ultra dangereux t’attrape avec ses griffes ultra pointues et te lâche au-dessus d’une bande de pirates ultra tarés qui vont te traîner derrière leur bateau jusqu’à ce que t’exploses et après ils vont te vendre en soldes à une chocolaterie belge qui va te faire fouetter par un public qui aura payé pour ça et alors tu vas exploser encore plus jusqu’à ce qu’on fourre tes éclats dans des pralines dégueus qu’on va manger qu’à moitié vu que l’autre moitié ira dans des bombes qui vont être envoyées dans l’espace où elles vont exploser et toi tu vas exploser dans une explosion jusqu’à ce que tu sois complètement explosé ! Et après, tout ça, ça va recommencer depuis le début.
…
Lennart. – … je crois, je crois, je crois…
Anna. – Pardon. C’est pas sympa ce que je viens de dire. Pardon.
Lennart. – … que je vais détruire toute cette putain de ville !
Rut. – Vous êtes tous les bienvenus à sept heures !
Tous. – OK !
« Plus vite que la lumière commence par un chat qui tombe, s’arrête en suspension et commente sa position inconfortable.
Le texte nous emmène dans une Suède drôle et surréaliste et nous fait découvrir une autre façon d’écrire, de décrire et de penser le monde.  »
[Bruno Paternot, Inferno-magazine, 15 juin 2012]
« (…) Rasmus Lindberg est un tout jeune auteur suédois. Loufoque et profond. Sa pièce est un concentré d’humour et d’intelligence.
En 42 petites scènes très courtes il écrit la vie quotidienne, faite d’espoirs déçus, de ruptures, d’accidents mineurs, et de commentaires. Et ces scènes n’en finissent pas de se dérouler. Comme si, vues de loin, et peut-être de la perspective d’un chat tombant dans le vide, nos vies se concentraient autour de petits événements, de toutes petites tragédies qui enflent jusqu’à occuper toute la place et finissent par devenir la vie elle-même.
Le texte est organisé comme si toutes ces petites planètes, tournant sur des orbites différentes, venaient parfois de croiser, ou s’aligner, et mettaient alors en commun leurs paroles. Et puis de nouveau les trajectoires s’éloignent et les conversations aussi.
Et puis il y a Lennart. Il a tout perdu, ou plutôt, n’a jamais réussi à s’ancrer dans ces petits moments si importants. Il n’a plus de travail, il fait peur aux enfants, il est l’électron libre de l’histoire. Il veut anéantir ce monde qui ne lui a pas fait de place. Et pourtant il ouvre les yeux. « Aujourd’hui donc, j’ai été renvoyé, et en fanfare en plus ! Mais ça m’a permis d’ouvrir les yeux et de voir comme le monde est beau autour de nous. Le changement des saisons inscrit dans la nature, la lumière oblique de l’été et la femme aimée depuis le premier jour.  » (…)
Réjouissant.  »
[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n° 140, février 2013]
La pièce est créée en suédois en 2005 au Norrbottenteater à Luleå dans une mise en scène de Olle Thönqvist.
Mise en lecture à la Mousson d’été 2011, dirigée par Eric Lehembre.
Lecture dirigée par Dag Jeanneret au Printemps des comédiens, Montpellier, le 25 juin 2012.
Création dans une mise en scène de Sylvie Jobert, Studio du regard du Cygne à Paris, puis au Théâtre Aleph, Ivry sur Seine, du 7 au 9 octobre 2016.