Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Scène 1
VOIX DE LA FEMME
Qui marche sur la route
frôle les clôtures
s’approche des maisons
seul, le regard de cendres
depuis combien de temps
cet homme marche sur la route
Sur ses épaules un ciré
gris que le temps délave
Derrière la toile la chair
fait un bruit de mastication
Qui marche sur la route
Un homme peut-être un étranger
Sous l’habit roide la chair
est désormais couleur de vase
et dans son corps circule
cette idée qu’on se ferait d’un mort
Il s’égare parfois sur la lande
le long des voies ferrées
intranquille fantôme
Le soir il descend vers la ville
franchit les zones industrielles
s’approche des maisons
toujours plus près de nous
si près de nous
cependant
Je l’ai vu dériver parfois vers d’autres lieux
cherchant près d’autres gens
Il est ici maintenant
dans le parc sous ma fenêtre
immobile s’excusant
Debout ce soir dans le jardin public
les jambes noyées dans la boue de ses pieds
il attend — tout est lenteur
et dans son corps circule
cette idée
Et désormais il est lÃ
Et si tu tournes ton regard vers ce coin sombre dans la cuisine
tu sais que tu pourras le voir
debout près de la porte
visage éteint
suant sa lourde solitude
s’efforçant de sourire
désemparé pourtant
toujours plus près de toi
si près de toi
imprécisément
(…)
Scène 2
(…)
L’homme est seul dans la chambre des machines. À proximité une journaliste interroge le (la) DRH de l’entreprise et le médecin du travail. Nous prenons leur conversation en cours.
DRH. – Avant la fin du mois docteur, ils doivent tous venir vous consulter.
Médecin. – Je suis médecin, je ne suis pas psychologue.
Journaliste. – Mais vous avez votre mot à dire.
Médecin. – Non, je n’ai rien à dire. Si j’avais quelque chose à dire…
Journaliste. – Parlez. Il faut bien que quelqu’un explique.
Médecin. – En cinq ans, deux usines ont fermé ici. Les cadences ont triplé. Nouvelles méthodes de marketing, ils appellent ça le Hoshin. Ils l’ont importé du Japon.
DRH. – Le Hoshin nous a apporté beaucoup, et le Kaisen aussi, c’est indéniable.
Journaliste. – De quoi s’agit-il ?
DRH. – Un système de management particulièrement efficace ; il permet à l’entreprise de concentrer tous ses efforts sur la réalisation rapide d’un seul objectif.
Médecin, ironiquement. – En mettant toute la pression sur ses salariés !
DRH. – Le Kaisen c’est l’amélioration permanente.
Médecin. – Résultat : rendement maximum, chaque pause minutée, pas de temps pour discuter ! Les gars sortent juste dehors fumer un clope et envoyer des textos. La rivalité entre les salariés est discrètement encouragée. Cette violence, les gens la retournent contre eux-mêmes. Alors qu’ils devraient d’abord, je ne sais pas, oui, la retourner contre nous.
DRH. – Nous ne sommes pas responsables.
Médecin. – Alors qui est responsable ?
DRH. – Il faut voir tout ça à l’échelle mondiale.
Journaliste. – Sont-ils heureux dans leur travail ? Quelqu’un m’a parlé de la terreur que c’était pour lui, maintenant, d’aller au travail.
Médecin. – Et de la terreur encore plus grande de le perdre.
Journaliste. – Ils continuent, mais dans leurs regards déjà , c’est comme s’ils avaient renoncé.
Médecin. – Je vous vois venir. Leurs regards. Croyez-moi,il n’y a rien de bon à remuer tout ça. On commence par regarder, on interprète, et puis après ? Ne perdez pas votre temps. Il n’y a rien dans leur regard qui vaille la peine d’être déchiffré.
Journaliste. – Vous pensez qu’il est inutile de chercher à les comprendre ?
Médecin. – Les comprendre ? Nous passons notre temps à essayer de les comprendre ; je vois défiler ici tout un bataillon de gens très compréhensifs, et derrière eux toute une société prête à comprendre.
Journaliste. – Vous ne pouvez pas nous reprocher de faire un effort.
Médecin. – Mais non, continuez à comprendre, si vous en avez tant besoin. Je vais vous choquer, mais voyez-vous, ce que je trouve de plus sadique c’est d’avoir donné à ces gens-là une conscience. Ils sont condamnés à vivre une vie abrutissante et insipide. Alors elle leur sert à quoi leur conscience ? Pourquoi les avoir rendu sensibles ? Pour qu’ils éprouvent chaque jour leurs limites, leurs souffrances ? Moi je comprends qu’ils cherchent à l’oublier leur conscience.
Journaliste. – C’est la tranquillité du bétail que vous leur proposez.
DRH. – On peut prendre le problème autrement. Ne soyons pas si négatifs.
Médecin. – Positivez Monsieur, positivez. C’est votre travail.
Un temps. Ils observent L’homme occupé à son travail.
DRH – C’est l’équipe de maintenance. Il contrôle les machines.
Journaliste. – Il n’a pas l’air si malheureux.
Médecin. – N’est-ce pas ?
Ils s’éloignent.
DRH. – Pour les cas de suicides, un comité d’observateurs a été nommé par la direction.
Journaliste. – Leurs conclusions ?
DRH. – Ce sont des drames personnels. La direction décline toute responsabilité.
Long silence dans le sommeil des locaux abandonnés.
L’homme, seul, poursuit sa tâche, silencieux comme une chose.
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La mère et La femme discutent autour d’une table.
VOIX DE LA FEMME
Moi je savais ce qu’ils disaient de lui à l’usine
C’est une brute une bête de somme
un homme morbide et sombre
impossible à diriger
Avec les machines seulement il est à son affaire
mais pour ce qui est du reste vraiment
tu perds ton temps ma fille
Je savais ce qu’ils disaient de lui
Mais l’homme
c’est quelque chose
de tellement différent chaque fois
Et je voulais leur dire comment
ça te vient d’un seul bloc
opaque inexplicable
Et comment tu finis par accepter
le ne-pas-comprendre
de ce qui vient ainsi
La mère. – Je ne vois pas ce que tu lui trouves. Tout ce qu’il fait est brutal. Tu crois qu’il y a quelque chose. Mais il n’y a rien derrière tout ça. Il reste là toutes les nuits à monter et démonter ses engins. Il n’y a pas d’avenir avec quelqu’un comme lui.
La femme. – Il a une histoire lui aussi.
La mère. – Il a une vie terne. C’est un homme sans but. Il est comme ton père, c’est pour ça que tu l’aimes.
La femme. – Oui.
La mère. – Ton père nous a laissées sans explications. Il est parti, et maintenant quoi ? Tu ne le retrouveras pas. Tu ne comprendras jamais. Ce sont des choses qu’on ne peut pas comprendre.
La femme. – Pourtant il doit y avoir quelque chose.
La mère. – Il n’y a rien. Il n’y a pas
quelque chose. Rien chez ton père qui mérite la peine.
Sa vie était celle des gens de son milieu : un travail abrutissant et mal payé, des logements étroits, une nourriture grasse et sans goût, comme passe-temps l’alcool et la télé, et de temps en temps une nuit au trou pour écluser les beuveries du samedi soir. Je n’étais pas heureuse. Et cet homme est comme lui. Je le vois dans son regard, il n’y a pas d’esprit.
La femme. – Il n’est pas comme ça. Ils ne sont pas tous comme ça.
La mère. – Non, ce n’est que ça. J’ai pensé autrement, il y a longtemps. Moi aussi j’ai espéré autre chose. Parfois je voyais dans leur vie terne comme un surplus, le reflet d’autre chose, l’amour peut-être. Mais ça finit par s’éteindre aussi. Un jour ça les quitte, et alors ils passent à la bière.
La femme. – Il y a forcément autre chose.
La mère. – Ne cherche pas. Ce sont des veaux à l’abattoir. Ils te regardent avec leurs yeux de bêtes qui vont au butoir, et tu es prise de tendresse. Tu es comme moi, tu n’aimes pas, tu as pitié. Regarde comment vous êtes tous les deux limités.
La femme. – Laisse-moi maintenant.
La mère. – Tu l’aimes peut-être, pour l’instant ; mais pour finir tu lui feras payer toute cette tristesse et cet ennui. Ton père était comme lui, et j’ai fini par le gommer (Geste.), je l’ai gommé comme ça. (Geste, geste.) Il était là , lui, mais pour moi ça n’existait pas. Des années durant, un fantôme à côté de moi, tu comprends. Et puis il est parti.
La femme. – Laisse-moi.
La mère s’en va, laissant La femme seule.
« Il s’agit d’une histoire d’attirance et d’amour impossible.
(…) On assiste à la chronologie de cette peur et de ce désir qui donnera naissance à une romance passionnelle. »
[L’avant-scène théâtre, n°1306, 15 août 2011]
« Permafrost est une allégorie de l’introspection, de l’exploration des ténèbres.
Un Homme solitaire, dissimulé derrière sa force apparente, un homme parmi les machines de l’usine. Un être que l’on croit mort alors que les machines vivent. Son langage, sa conscience en sont altérés.
Ce spectacle scrute avec finesse l’intime des êtres que l’on déshumanise au gré de l’hégémonie de la machine. La solitude imposée aux esprits que l’on soumet à la seule mécanisation, à l’automatisation. (…)
La mise en scène de Permafrost trace le chemin initiatique d’un homme qui se perd dans les arcanes du sentiment amoureux, du sentiment quel qu’il soit.
Avec Permafrost, Marie-Pierre Bésanger signe là un tableau délicat, nuancé, vibrant, de murs à dépasser, ceux de la peur, ceux du silence, ceux des préjugés. La sobriété de la mise en scène, la scénographie significative et mesurée contribuent à laisser émerger la poétisation d’un regard d’observation sociale.
[Sabine Dacalor, Grapsimostyle, 8 octobre 2014]
« Marie-Pierre Bésanger rend concrète l’écriture ciselée de Pereira et sa mise en scène minimaliste, toute en nuances, recrée une vie authentique correspondant « aux mondes du travail », thématique de rentrée à la Maison des métallos.
Permafrost est un spectacle original, élégant et d’une grande pudeur, parmi tous ceux qui traitent ce thème.
[Mireille Davidovici, Théâtre du blog, 9 octobre 2014]
« Une usine qui n’arrête pas de tourner dans une banlieue sans nom. Un espace nu, sans porte, sans mur où l’on passe sans s’arrêter. On vient ici en aveugle, imperméable à tout, presque gelé. Dans ce lieu sans oxygène, sans sourire, sans chaleur humaine, on devient sans voix, sans mot, sans horizon. Dans cet univers-là les vivants sont comme des choses, des pierres, des figurants.
Et puis il y a cette fille qui feuillette les pages de son histoire. Il y a cette fille, aux pieds nus avec juste sa pudeur. Et une longue table de formica vert avec des gens autour et des rideaux de plastique opaques pendus au-dessus de la poussière noire.
Il y a surtout cette fille au visage émacié qui n’en finit pas de plonger dans le regard de cendre d’un homme qui dérive (…)
Marie-Pierre Bésanger signe ici un spectacle poétique sur notre classe ouvrière qui fond sans savoir ce qu’elle deviendra.
L’écriture de Manuel Antonio Pereira nous immerge parmi ceux qui foulent la poussière sous les néons. Il nous fait partager cette hésitation entre désir et désespoir et nous précipite sur cette frontière du réel et de la fiction, qui décidément est bien fragile. »
[Anna Grahm, Un fauteuil pour l’orchestre, 9 octobre 2014]
« La parole de la narratrice coule doucement comme les larmes d’une femme émue et, en face d’elle, le bloc de chair et les silences de l’Homme forment ensemble une atmosphère prégnante qui nous attire dans son ressac.
La part de sensualité et les échappées vers le fantastique font aussi la force de l’écriture de Pereira. »
[Jean-Pierre Thibaudat, Rue89, 12 octobre 2014]
Pièce écrite durant la résidence de l’auteur au Literarische Colloquium Berlin (de février à avril 2010).
Mise en espace dans le cadre des Transatlantiques, Festival Zones Théâtrales d’Ottawa, par Marie Pierre Bésanger, le 17 septembre 2011.
Dans le cadre des Nouvelles Zébrures, manifestation littéraire annuelle du festival des Francophonies, lecture dirigée par Marie-Pierre Bésanger, Maison des Métallos à Paris, le 17 mars 2012.
Coup de cœur du comité de lecture du Théâtre de la Tête noire, Saran.
Mise en lecture dans le cadre de Text’avril le 31 mars 2012.
Lecture-mise en espace de Marie-Pierre Bésanger, Théâtre Marni (Bruxelles) et Maison des Métallos (Paris), 21 et 22 février 2013.
Permafrost reçoit le Premier Prix des Metteurs en scène attribué par deux jurys, l’un composé de metteurs en scènes de la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’autre de metteurs en scène étrangers en février 2013. Ce Prix est organisé par le CED (Centre des Ecritures Dramatiques), à Bruxelles, tous les deux ans.
Création dans une mise en scène de Marie-Pierre Bésanger, Bottom Théâtre, avec Marie Pierre Bésanger,
Agnès Guignard,
Gaëtan Lejeune,
Philippe Ponty,
Romane Ponty-Bésanger,
Laurent Rousseau,
Stéphane Schoukrou
— Théâtre de Bellac et Théâtre de l’Union, Limoges : du 27 septembre au 2 octobre 2014 dans le cadre des Francophonies en Limousin
— Maison de métallos, Paris, du 7 au 19 octobre 2014
Tournée 2015
— Théâtre de Bourg en Bresse, 27 et 28 janvier
— Théâtre de Fontenay-sous-Bois, 3 février
— Les Vivres de l’art, Bordeaux, 18 et 19 septembre
— Uzerche (19), 1er et 2 octobre