Éditions Espaces 34

Théâtre traduction

Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale

Le Couple alpha

Prologue / Entrée en scène

Clara filmée par les webcams. Le texte est dit en voix off (les lèvres ne remuent donc pas ; on entend ses pensées)

Clara
J’ai lu qu’en fin de compte tous les êtres humains étaient semblables.
Que quand on tombe amoureux, c’est à cause de certaines substances dans le cerveau. Que
l’amour et tout ce qu’on en fait n’est rien d’autre que de la biologie, et que cela n’a rien à voir
avec soi, comme quand on croit agir avec sa tête, avec son cœur, avec son moi spirituel, ou ailleurs dans sa manifestation matérielle.
Que finalement tout est pareil et que tous les gens sont pareils, interchangeables, avec une quantité infinie d’émotions qui ne sont que des polycopies et qui n’ont rien d’exceptionnel. Les gens tombent amoureux, les femmes trompent leurs maris, les maris quittent leurs femmes, les gens s’entretuent, le temps guérit toutes les blessures et le temps guérit tous les prodiges et les enfants grandissent. Et dans tout ce qu’ils apprennent, il y a une foule de mensonges. Comme de croire par exemple qu’ils sont exceptionnels.
Mais quand ça devient trop pénible, on se rassure en cessant d’y croire : les autres vivent
la même chose. Et ils n’en sont pas morts non plus.
C’est cela vieillir. On a vieilli quand on peut se consoler à l’idée qu’il n’y a rien d’exceptionnel à croire ça. Quand on se console à l’idée qu’on est normal et qu’on est comme tout le monde. Qu’on est membre d’une espèce. Une espèce qui combine sa biologie avec une
idée d’individualité et de rationalité. Quand quelques maigres consolations suffisent à vous tranquilliser.

Scène 1
Bureau d’Edith

Garmt
Regarde, c’est comme ça qu’il faut voir les choses. Tous les gens ont un trou dans leur for
intérieur. Impossible à remplir. Parce que ce qui a l’air de le remplir finit toujours par
disparaître.

Edith
Un peu comme les trous noirs.

Garmt
Non, pas comme les trous noirs. Les trous noirs sont des points qui exercent une force
d’attraction tellement puissante que tout ce qui passe à proximité y est aspiré et reste
introuvable. La vitesse de disparition y est plus grande que la vitesse de la lumière. Mais ce
dont je parle, le trou à l’intérieur des gens, c’est autre chose. Ce que tu y fourres, y reste un
petit temps. Il donne l’impression d’être rempli, comblé, colmaté, puis on comprend que ce
qui l’a bouché tout ce temps n’était qu’une idée de remplissage. Car il n’y a pas moyen de le remplir. C’est un trou insatiable.

Edith
Ok. Bon. Un trou insatiable, dis-tu. Chez tout le monde ?

Garmt
Chez tout le monde, Edith, oui.
Chez certains cela se manifeste par un sentiment perpétuel de regret. Chez d’autres par une
faim inassouvissable. Parfois on n’en est pas conscient et alors le trou n’existe que sous forme
d’obsession d’avoir quelque chose. Tout l’art consiste alors à offrir une idée de remplissage. Quoi que tu veuilles qu’ils t’achètent ou acceptent de toi, l’art consiste à l’emballer dans une bonne idée de remplissage. Et c’est possible avec tout. On peut tout emballer dans une idée de
remplissage. Le trou de ton for intérieur crie au remplissage. Le vide demande à être apaisé et
les gens sont prêts à tout pour y arriver. Jadis il y avait les grandes idées : le christianisme,
l’humanisme, le libéralisme et la science. Tout cela offrait un remplissage si fort et si
convaincant que des peuplades entières n’y ont vu que du feu toute leur existence. Dès que le
phénomène est collectif, il n’y a pour ainsi dire rien à faire. Mais voilà : depuis lors, on peut
tout acheter – même un programme de télévision, justement un programme de télévision –
pour le fourrer dans ce trou. L’amour et la psychologie font aussi l’affaire. Mais s’il y a bien
quelque chose qu’on peut emballer pour en faire du remplissage, c’est le retour au paradis. Et
ça peut s’acheter sous forme de télévision fantastique.

Edith
Le retour au paradis.

Garmt
La télévision fantastique ; remplissage du vide. C’est le dédommagement idéal du sentiment
d’avoir perdu quelque chose de très important.

Edith
Le paradis.

Garmt
L’innocence.

Edith
La croyance qu’il y a moyen de remplir le trou.

Garmt
Erreur : l’ignorance d’un tel trou. Seuls ceux qui ont découvert ce trou en eux croiront toute
leur vie qu’il faut le remplir. Mais tout le monde se languit de l’innocence perdue, de la foi en
un soi qui est fait tout d’une pièce.

Edith
Dont il faut évidemment se défaire. Je veux dire de cette innocence qu’il s’agit bien sûr de
perdre une nouvelle fois.

Garmt
Ça, je ne sais pas.

Edith
Pas de paradis sans perte du paradis.

Garmt
Peut-être.

Edith
Comment trouverons-nous jamais deux enfants majeurs qui n’ont pas encore perdu leur
innocence ??? Et quand ont-ils gagné ? Et qu’est-ce qu’ils gagnent ?

Garmt
Ne dis pas nous, Edith. Toi seulement. Toi tu trouveras ces enfants majeurs qui n’ont pas
encore perdu leur innocence.

Edith
Dois-je en conclure, si j’interprète bien tout ce que tu viens de me raconter, que,
obligatoirement, ces deux-là n’ont pas encore découvert le trou logé dans leur for intérieur ?
Que ces deux êtres croient en eux-mêmes comme en un tout, sans vide insatiable dans ce tout ?

Garmt
On pourrait le dire comme ça, oui.

Scène 18

Edith

Willeke.

Willeke ?

Oui. Willeke. Écoute.
J’ai un boulot pour toi.
Un boulot urgent.
Tu dois me faire un logo.

Un logo. Oui.

Une heure ?

Deux heures ?

OK pour trois heures ?

Tu le feras en trois heures alors ?

OK, oui. C’est d’accord.

Le Couple alpha

Oui.
Antoine. Leonard. Pierre. Henri. Antoine...
Non, avec ph.

Oui, c’est ça. C’est bien avec ph.

Rien à voir avec le dictionnaire, mon petit. C’est pour un programme.

Pierre. Henri. Antoine. Pigé ?

Ah, attends que je… oui : sexy, mystérieux, attirant, séduisant, paradisiaque.
Blue Lagoon.

Style Blue Lagoon.
Blue Lagoon ?

Oui.
Faxe-le moi.

Bon… bon.
Ciao Willeke.

Elle raccroche et forme un autre numéro.

Oui. Bon. Tu n’es pas là. Tu dors peut-être. Hein ? C’est vrai qu’il est tard. Oui, bon. Écoute. Je trouve que ça part un peu dans tous les sens. Tu vois ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on suit plusieurs idées à la fois. Qu’est-ce qu’on veut : le paradis ou la colonie de singes ? Et qu’est-ce qu’ils peuvent finalement GAGNER ? Ou bien est-ce qu’on en est encore au brainstorming, à envisager toutes les directions possibles et opposées ? Et donc toutes des choses incompatibles ? Parce que Adam et Eve, ils étaient à deux et un couple alpha comme celui-là, ça n’existe que par la grâce du groupe. Et en plus… et bien… J’ai donc réfléchi aux équivalents modernes. Et je voulais te dire aussi… Je trouve que c’est une question plutôt délicate. Mais la bonne nouvelle c’est qu’ils peuvent avoir treize ans. Je pense qu’on peut faire l’impasse sur ces limites d’âge. Bon, voilà. Je te verrai demain sans doute ou bien tu me rappelles. J’ai… heu… c’était chouette de t’embrasser. Mais il ne faut pas que ça interfère dans nos relations de travail. Il vaut donc mieux qu’on s’embrasse d’un côté et qu’on travaille ensemble de l’autre. OK, c’est ce que je voulais justement te dire. Bien, à… heu…

Elle raccroche et compose un autre numéro.

Allô, Titus.
C’est moi.
Edith.
Comment ça va ?

Oui, je sais. Tu dormais déjà ?

Non, justement. Je le savais. Mais je sais bien.

Pas spécialement.
Je pensais que tu avais peut-être envie de…

Oui, je sais que tu as une petite amie.
Et c’est sérieux ?

Oh oui.
Oui, oui.

Non, non ! Rien de spécial. Prendre un pot.

Je préfère aussi.

Bon.

Ha,ha,ha,ha.
Oui. Vas-y ! Vas-y !

Ça paraît chouette.

Ciao !

Elle raccroche et fond en larmes.

Extraits de presse

" Dans un immeuble de vingt-six étages composé d’habitations et de bureaux, un couple travaille sur un nouveau concept de téléréalité
mettant en scène le couple parfait, dit « alpha ». Un autre couple parle d’avoir un enfant.
Mais ce qu’ils ignorent tous, c’est qu’ils sont eux-mêmes observés par Clara, jeune femme solitaire.

Avec beaucoup d’humour, l’auteur soulève la question du regard et du
jugement de l’autre."
[L’avant-scène Théâtre, n°1290 du 15.10.2010]

Vie du texte

Lecture à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dirigée par Thomas Quillardet, le 19 mai 2010.

Lecture dirigée par Guy Delamotte lors du Festival "Ecrire et mettre en scène aujourd’hui", Panta Théâtre, Caen, 15 mai et 7 juin 2008.

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