Après diverses traductions liées à des mises en scène, création d’une collection "Théâtre contemporain en traduction" avec la Maison Antoine Vitez-Centre international de la traduction théâtrale
GRABATAIRE
début
Un gros cube en placoplâtre au centre de la scène. Soudain, la paroi face au public s’abat par terre. Lumière sur l’intérieur du cube occupé par un lit d’enfant sordide, maculé de taches. À l’une des extrémités du lit se tient une jeune femme : La Fille. Elle a le dos déformé et elle est manifestement infirme. Son visage est sale, ses cheveux emmêlés, dégoûtants. À l’autre bout du lit, lui faisant face, se trouve Le Père, un homme imposant, la cinquantaine. Il porte un costume crasseux et froissé. Il est pâle et semble malade. Son visage et ses cheveux sont plus propres que ceux de La Fille, si bien qu’on a l’impression qu’elle est alitée depuis bien plus longtemps que lui. Une petite fenêtre se découpe en hauteur dans l’un des murs latéraux, mais la vitre est peinte en noire. Une couette crasseuse à motifs floraux recouvre le lit. Lorsque le mur tombe, La Fille se tourne vers le public. Elle est totalement amorphe.
LA FILLE. - Je suis dans le lit. Une fois de plus, l’angoisse passée, je me sens vidée et il ne me reste plus qu’à repartir à zéro. La fatigue me prend à la gorge... je m’abandonne aux mots. Je me laisse partir. Je pars.
Le Père se lance soudain dans la reconstitution d’une scène de son adolescence.
LE PÈRE. - PUTAIN PUTAIN PUTAIN PUTAIN PUTAIN PUTAIN fait chier fait chier putain putain putain, bordel de merde ! ! Fait chier ! ! DAN DAN ! ! Je suis dans mon lit. Les couvertures, comme une mer immense, je me fais l’effet d’une p’tite crevette dedans ! ! Elles s’entortillent autour de mes côtes osseuses, me retiennent au lit. Elles me serrent tellement que j’en crache mes poumons, que je crie : « Bordel, sors-toi de ce pieu, Maxie, t’es à la bourre ! ! » À peine je pose le pied par terre que déjà je tricote des guiboles, que je cours vers les chiottes ! Les gogues, occupés par mon grand frère Gerry, qui moule un bronze comme tous les matins ! ! J’y colle une droite ! ! Shpac ! ! Y se vautre par terre comme le sac à merde qu’il est ! ! « Tu me paieras ça, morveux ! » Splish splash, j’ouvre le robinet et je me récure la couenne ! !
LE PÈRE ET LA FILLE. - Faut que je sois impec ! ! Je dois être nickel !
LE PÈRE. - Mon reflet dans la glace me reluque du haut de ses quinze piges ! « Allez, Maxie, au boulot ! Plus que quatorze secondes pour sauver la Terre, Flash ! » Je fonce dans la chambre, je saute dans le costard ! ! Je l’ai lavé hier soir et il est encore humide, mais rien à foutre ! D’t’ façon, l’est toujours humide de la lessive tard le soir ! ! Je dois être impec ! Faut que j’y aille ! Je passe la chemise trempée ! J’enfile le costard humide ! J’ai trop la classe ! Nickel, je suis ! ! Je m’éjecte du trou puant qui me sert de piaule, ça daube le lait chaud, le petit-déj’ pré-gerbé ! Famille de branleurs tassés autour du radiateur électrique comme des rats de labo, je leur tourne le dos à ces connards. La honte, putain, la honte ! ! Je suis à l’arrêt de bus ! Le bus s’arrête, je monte ! Les tronches habituelles qui terminent leur nuit ! « Vaillants travailleurs irlandais ! Ne serait-il pas temps de faire entrer dans le XXe siècle ce pays de seconde zone qui est le nôtre, peuplé de patates et truffé de curés, avant qu’on se retrouve éjaculés dans les cent putains d’années suivantes ? » Ils me sourient, gênés, comme si j’étais un taré ! Connards ! Je me pose à ma place habituelle ! ! Je sucre un peu les fraises parce qu’y faut que j’y sois ! Faut que je sois au boulot ! Le bus s’arrête et je cours ! Mon costard humide me colle aux pinces comme de la glu. J’aperçois le magasin. Je m’arrête net et je le détaille en reprenant mon souffle. L’enseigne au-dessus des portes du paradis indique : « Robson, le palais du meuble ». J’ai quinze ans et j’ai un taf - mais un taf à la réserve ! !
LA FILLE. - Encore ce costard à la con ! Je t’ai déjà dit de te saper en sale, espèce de petit péteux !
LE PÈRE. - Je fais pas gaffe à Eugène, le chef de la réserve, une grosse boule de sueur dans un futal qui pendouille sur son cul moite, à l’affût d’une occase de se faire la malle. Je ferme ma gueule et je bosse ! Meubles sous plastique, meubles sous papier, je me mets à bosser !
LA FILLE. - C’est bien, gamin !
LE PÈRE. - Je transbahute tout ce bastringue comme des pièces d’échec. Les camionnettes se garent, la grande porte en tôle ondulée s’ouvre aussi sec - une énorme gueule affamée qui boulotte tous les meubles qu’on y enfourne, nous, les petites langues voraces de la réserve ! Et c’est moi la plus vorace de toutes parce que j’adore ce putain de boulot ! !
LA FILLE. - Mais c’est qu’il adore ça, le petit salaud !
LE PÈRE. - Je bosse je bosse je bosse je bosse je bosse je bosse je bosse je bosse ! ! ! Ça me plaît, putain, ça me plaît ! Le gros Eugène gueule :
LA FILLE. - C’est l’heure de la pause !
LE PÈRE. - ... et vas-y que je te fasse péter les tabloïds et le thé ! ! Connards ! ! Je m’assois à l’écart ! Mon costard humide évapore à toute blinde ! ! Je sors mon petit carnet « Ennemis » et je note toutes les saloperies qu’ils me balancent, emmenés par Eugène, qui vomit les bons mots avec sa grosse voix caverneuse :
LA FILLE, comme la chute d’une blague. - Un nœud dans le bois ! ! C’est pas ce qui manque les nœuds qui bossent dans le bois ! (Elle rugit de rire, s’arrête, lance à mi-voix.) Ce couillon se prend pour le Prince Charles.
LE PÈRE. - Ce gros porc d’Eugène peut pas me saquer. Pense à quand tu seras le boss, mon petit Maxie. Les coups de latte au cul, je te dis pas comme ça va voler.
LA FILLE. - On y croit !
LE PÈRE. - Le nez dans le guidon, je bosse je bosse je bosse je bosse ! Mon corps comme une mécanique bien huilée, l’esprit vif, en éveil ! ! Je grimpe l’escalier de la réserve. Le poids de l’obscurité sur mes épaules diminue dès que je mets un pied dans l’espace de vente. Les couleurs reviennent dans l’enchantement des commodes et des canapés qui se déploient sur la feutrine bleue. J’étudie les vendeurs à l’œuvre. J’observe leur attitude décontractée tandis qu’ils passent le client à l’attendrisseur. On dirait des rois. Leurs mains effleurent les textiles délicats et les surfaces cirées pendant qu’ils valsent dans le magasin au gré de la musique dans leur tête. Je sors mon carnet « Vente » et je note tout. Je suis le regard des clients en extase, transportés par les superlatifs qu’accumule le vendeur, les boniments qui crépitent dans l’air. J’écoute les plaisanteries qui ricochent dans l’espace de vente tandis qu’on harponne les larfeuilles, qu’on additionne la TVA, qu’on titille les tiroirs-caisses. J’épie un vendeur qui, l’œil humide, adresse un signe d’adieu à une vente manquée... pour aussitôt se retourner avec un sourire carnassier vers ce couple qui essaie un salon trois pièces. J’écris : « Un jour, tout ça sera à moi », et je sens ma bite se rebeller contre mon futal humide tellement j’ai la gaule. Putain, quel début ! À nous deux, Cork ma salope, je te prends et je te retourne ! ! Wou-hou ! ! Ramenez-vous ! Ramenez-vous tous ! Je suis pas trop fort, hein ? ! Je suis pas trop fort ? ! J’ai pas réussi, peut-être ? ! J’ai pas réussi Dan Dan ? ! DAN DAN ! ! DAN DAN ! ! DAN DAN ! ! DAN DAN ! ! DAN DAN ! !
Le Père, sombrant dans l’hystérie, s’effondre sur le lit. La Fille commence elle aussi à paniquer.
LA FILLE. - Il s’arrête/ tout s’arrête/ la panique lui règle son compte mais ça ne fait pas le mien/ le silence autour de moi/ vite, le remplir !/ je le sens qui se jette sur moi, lourd de solitude/ vite, penser à à à à à/ mon corps/ la douleur que je ressens dans mon corps/ qui me remplit la tête/ sature le silence d’une odeur de poussière et de pisse /mais la douleur dans mon corps, c’est.../ mon dos tordu !/ les murs sont figés, silencieux, finis les boum baboum baboum/ les murs nous toisent lui et moi/ comme, avant, elle et moi/ mais elle est morte/ j’ai vu ma mère mourir/ les mots dans ma tête/ ils se bousculent/ je les sens qui se bousculent, ma bouche comme le bord d’une falaise/ ils sautent/ tombent à toute vitesse dans un cri hideux/ la douleur dans mon corps/ l’odeur de pisse et de merde/ une gamine difforme, acariâtre/ la bouche un trou haineux/ un acarien, voilà ce que je suis/ recroquevillée en moi, forcée d’admettre que c’est bien mon corps/ mais je ne contrôle rien/ ma bouche comme le bord d’une falaise/ mon corps comme un grumeau dans la couette/ la couette qui sent comme mon corps/ le rance/ allez, du coup, je gerbe un petit coup/ la gerbe imprègne la couette autrefois fleurie qui n’est plus que crasse aujourd’hui/ crasse et poussière/ il arrête son baratin et je vois ce silence qu’il me faut meubler de mots/ merde, merde.../ calme/ « calme », un bien petit mot, qui ne se crie pas/ du calme, voilà ce qu’il me faut/ je demande le calme dans ma tête/ mais j’ai la tête toute encrassée/ vite, vite, penser/ penser malgré la crasse dans ma tête/ pourquoi ai-je pensé à la crasse ?/ ne plus penser à la crasse/ penser au ciel pour m’aérer l’esprit, parler encore, trouver d’autres mots/ le mot « ciel » pénètre la crasse, suggère « bleu », « espace », « nuages blancs », « étés »/ mon esprit s’évade grâce à ces pensées dont je ne peux pas parler/ trop grandes elles sont/ mais ça m’apaise un peu de ne pas parler avec des mots, de m’abandonner à cette image d’un ciel bleu parsemé de nuages/ de ne plus penser à la crasse/ de ne plus penser au lit/ ce putain de lit/ ma vie ma vie ma vie/ vite, penser/ le ciel et les nuages virent au gris, disparaissent dans une boîte marquée « crasse »/ fait chier !/ alors j’essaye de penser à mon nom/ quel est mon nom ?/ est-ce qu’elle, elle m’appelait par mon nom ?/ Princesse, elle m’appelait. Je l’ai vue mourir/ je ne suis qu’une enfant/ non !/ je suis une femme/ je n’étais qu’une enfant/ j’avais dix ans/ je suis une femme/ combien font dix et dix ?/ est-ce que ça ferait dix ans ?/ dix ans ensemble dans ce lit, elle et moi/ « c’est quoi ces coups sourds, Maman ?/ ils se rapprochent, les murs ?/ pourquoi ils se rapprochent les murs ? »/ « c’est un conte de fées, ma chérie/ on est dans un conte de fées/ on attend le Prince/ il faut attendre le Prince, ma chérie/ attendre qu’il vienne t’embrasser/ attendre qu’il t’embrasse »/ dix ans qu’on l’attend, le Prince/ et c’est lui qui arrive/ il se prétend mon père/ il dit que c’est lui mon Papa/ est-ce que c’est lui mon Papa ? Je demande aux murs/ mais les murs ne répondent pas parce qu’ils sont inertes et silencieux/ les salauds/ un baratineur de première, voilà ce qu’il est/ je me souviens de mon père comme d’une ombre, une voix/ maintenant je préférerais que l’ombre revienne/ mais tout ce que j’ai, c’est sa sale gueule cariée à lui qui me postillonne dessus depuis une semaine peut-être/ lui et son baratin/ un baratineur de première/ et puis j’entends cette histoire de meubles et je comprends que c’est bien lui mon père/ les meubles - toute ma vie avant les coups sur les murs/ les murs qui se rapprochent/ je meuble les silences et je le laisse causer, j’endosse le rôle de Dan Dan, de Sparkey et des autres/ car que suis-je sans les mots ? un grand vide, voilà ce que je suis/ ce que je suis sans les mots, un grand vide/ alors j’apprends ces rôles et je les joue, et j’en rajoute/ nous remplissons la pièce de ce qu’il a été jusqu’à ce qu’il s’arrête/ qu’il s’arrête l’air effrayé et qu’il essaye de dormir/ comme si c’était un genre de cauchemar/ qu’il se souvenait juste de cette vie rêvée/ sauf qu’on dirait vraiment un cauchemar/ cette histoire de Dublin/ cette saleté de Dublin Dan Dan !/ ce qui m’amène au livre/ (Elle sort un livre de poche crasseux et fatigué.) ce livre que Maman lisait, une histoire pleine de couleurs/ une histoire hors du lit/ hors de cette pièce/ hors du dehors/ une histoire d’amour/ j’ai vu ma mère mourir et maintenant je suis toute seule pour lire/ saurai-je lire comme elle ?/ la grande question, saurai-je lire comme Maman ?/ mais la peur m’empêche d’essayer/ car peut-être n’en suis-je pas capable/ j’ai peur de commencer à lire/ mais il le faut/ et je dois lire comme elle, retrouver l’endroit/ pour me libérer/ pour atteindre la liberté/ retrouver cette liberté qui était la nôtre/ m’évader/ m’évader d’ici/ ne plus avoir à penser/ me laisser porter par une histoire d’amour/ et qu’elle me libère/ d’ici/ de lui/ de moi.
MISTERMAN
début
Les lumières s’éteignent sur scène. Dans l’obscurité, on entend quelqu’un qui marche sur la scène. Il s’arrête. Le silence règne pendant un instant. Des sons, bruits de tonnerre et d’explosions retentissent. Soudain un spot est braqué sur Thomas, un homme âgé de trente-cinq ans environ. Thomas rejoue la création de l’univers et de l’humanité avec beaucoup d’intensité.
THOMAS. - Tout partit d’un rien. Tout ce bruyant fracas, cela commença par un chuchotement, le chuchotement de Dieu en personne, notre Seigneur et maître... Et ce chuchotement grandit, grandit et devint ce feulement, et bientôt un grondement, et un rugissement, qui n’avait jamais été entendu dans le rien auparavant. Et du bruit émergea une voix, la voix haute du seigneur et il dit : « Que la lumière soit... » et sur le rien une lumière étincela. Et comment était cette lumière initiale ? La lumière fit du rien une chose que le seigneur appela nuit et la lumière fut appelée jour. Et il créa la terre, et il sépara le sec de l’humide pour créer la terre et la mer, et il créa la végétation et les fruits et les arbres, il couvrit la terre de toutes les couleurs et une brillante étoile jaune étincela pour faire pousser et pousser les arbres et les plantes. Et tout autour il fit graviter un univers de plus petites étoiles et de planètes dans la lumière mouchetée. Et des animaux de toute espèce et de toute forme se mirent à courir à la surface de la terre et nagèrent dans les adorables mers bleues où je nageais aussi quand j’étais enfant. Et Dieu nous a faits, c’est papa qui m’a dit. L’homme et la femme, à son image, pour surveiller tout ce qu’il avait fait. Pour veiller. Pour veiller. Pour être bons. (Un temps.) Mais l’âme de l’homme et de la femme n’était pas comme celle de Dieu, car elle était mélangée de bien et de mal et elle grandit encore dans le mal. Elle grandit comme ce premier chuchotement mais un chuchotement plein de larmes et de souffrances, elle grandit encore maintenant. Et moi je surveille, parce que de plus en plus de gens peuplent la terre et l’on y trouve peu de bien et de bonheur. Parce que l’homme a oublié les paroles de Dieu ici bas, qu’il nous a transmises dans l’Eden, et son fils, nous l’avons crucifié, nous l’avons tué, lui qui nous offrait rédemption et clémence, et nous continuons, et le péché est devenu notre religion, la cupidité notre communion, et maintenant le mal... le mal est notre Dieu.
Le bruit s’arrête. Un temps comme Thomas regarde les lumières qui s’allument au-dessus de lui.
On se rend compte que les sons proviennent d’un vieux magnétophone accroché à son épaule. Thomas le transporte et le met en marche au cours de son histoire.
(II chuchote.) Tout n’est pas bien, papa. Papa ?
On entend la voix de sa maman qui provient du magnétophone.
MAMAN. - Les œufs brouillés, c’est affreux, Thomas ? Tu les mangeais durs. Qu’est-ce qui se passe, toi le meilleur garçon d’Irlande ?
THOMAS, très professionnel. - Demain ils seront durs à nouveau. C’est comme manger des crachats jaunâtres étalés sur du pain mouillé.
MAMAN. - Contente-toi de ce que tu sais faire !
THOMAS. - Je pensais rendre visite à papa au cimetière. J’ai cueilli des lilas bleus et j’ai bordé la tombe. J’ai pris aussi une poignée de gravier vert. J’ai dessiné une carte de l’Irlande au centre, avec le gravier. On dirait l’Irlande sur la tombe, avec la mer tout autour.
MAMAN. - C’est gentil. C’est magnifique que tu aimes les fleurs, Thomas. C’est un joli trait de caractère.
Il termine ses œufs. Il ferme les yeux et dit une courte prière.
THOMAS. - Seigneur, veille sur ton humble serviteur qui garde une âme saine et un esprit robuste, grâce au Christ notre seigneur, amen. Bon... ferais mieux de commencer ! !
MAMAN - Tu me feras un massage au Vicks Vaporup quand tu reviendras de tes voyages ?
THOMAS. - Je t’ai entendue tousser toute la nuit, tu sais.
Ce n’est pas bon, Maman. Comme un vieux moteur. En soufflant, à plein régime ! Comme une locomotive à vapeur, maman ! comme un bon vieux petit teuf-teuf !
MAMAN, riant. - Oh un bon vieux petit teuf-teuf !
THOMAS. - Je prendrai soin de toi, maman, ne t’inquiète pas.
MAMAN. - Vas-y maintenant, monsieur le voyageur. Rapporte-moi une surprise de l’épicerie, Thomas. Une douceur surprise, Thomas. Tu sais ce qui me ferait plaisir, chéri.
THOMAS. - Au revoir maman.
Bruit du dehors provenant du magnétophone. Thomas apparaît nerveux et hésitant face au monde.
Je sens la porte d’entrée qui bat doucement derrière moi alors que je pénètre dans Inishfree. Les images de l’univers et du bassin plein de morve visqueuse sous le lit de ma maman clapotent follement dans ma tête en faisant splash splash. Le seigneur est à mes côtés, le jour est immense et ouvert.
(Il adopte une voix caractérisant Madame O’Leary.) « Oh là là quel froid, Thomas ? »
Vous en êtes toute remplie Madame O’Leary ?
« Sûr, quand je l’ai dans le corps, c’est difficile de l’en sortir, Thomas. Je fais ce que je peux mais le froid s’installe tout à l’intérieur de moi et il ne bougera pas d’un pouce. Et regarde-moi ces vieux os de craie, comme des crackers craquants. Mais je les enveloppe bien, Thomas ! Et toi mon chéri, tu sors faire un tour ? »
Oui ! Je sors pour maman ! Faut que je la ravitaille en biscuits.
« Oh elle les aime ses biscuits, n’est-ce pas ? ! Elle raffole de ses biscuits ! »
Elle aime bien ses biscuits, c’est sûr.
« Tu es un bon fils pour elle, Thomas ! Oh pour l’amour de Dieu, quand je pense à mon propre fils, Timmy ! ! Quand j’y pense, Thomas, à toutes les nuits qu’il passe en discothèque, et il m’aboie dessus comme si j’étais une esclave noire ou quelque chose comme ça. Je suis entrée dans sa chambre l’autre soir et je ne te mens pas, j’ai cru qu’une bombe avait explosé... Et l’odeur, Thomas... Et en plus de la bombe, la puanteur... »
C’était épouvantable, racontez-moi.
« Épouvantable n’est pas le mot, Thomas ! J’ai récuré pendant des jours. Les mains réduites en loques par la javel. Regarde-les. Des pattes de pigeon, Thomas. »
C’est inacceptable, Madame O’Leary. Sûr, qui nous a mis au monde, seulement nos mamans... Enfants, obéissez à vos parents au nom du Seigneur... C’est ce qu’ordonne la droiture. C’est le premier commandement accompagné d’une promesse : « Honore tes père et mère » et la promesse, c’est : « Vous aurez une longue vie et prospérerez sur la terre. » Si vous ne pouvez pas vous réveiller le jour du Seigneur et ranger vos slips sales, si vous n’êtes pas d’humeur à dire que les patates étaient bonnes et que la viande était tendre... Si vous respectez vos parents, Madame O’Leary, autant qu’un chien galeux... Eh bien à mon sens vous ne serez même pas bons à nourrir les cochons. Écoutez, envoyez-moi Timmy et je lui dirai un mot en particulier ! (Un temps.)
« Tu sais ce que je ferais si je perdais la tête ? Je te kidnapperais, mon petit trésor ! ! »
Ah, Madame O’Leary, arrêtez ça ! ! !
« Si je le ferais ! Je te kidnapperais, Thomas ! C’est ce que je ferais ! Tu es un petit amour. »
Au revoir Madame O’Leary. Prenez soin de vous ! (Il sort un petit carnet de notes et écrit.) Timmy O’Leary.
Propreté.
« En lisant Enda Walsh, il est difficile de ne pas penser à Samuel Beckett et à ses univers dramatiques, clos, percés de petites fenêtres inaccessibles et peuplé d’êtres empêchés d’une façon ou d’une autre, enfermés dans leurs obsessions, accrochés à des voix enregistrées.
Malgré un univers plus réaliste dans les pièces de Walsh, où trouvent place la rue, le quartier, les servitudes du monde moderne, qu’elles soient sociales ou idéologiques, c’est bien, à l’instar de son illustre prédécesseur, une vision dégradée de l’humanité qui nous est ici proposée. »
[Anne Pellois, Centre national du livre, 2008]
Misterman a été créé le 26 avril 1999 à Cork, au Granary Theatre, par la compagnie Corcadora, dans une mise en scène de Pat Kierman, avec Enda Walsh dans le rôle de Thomas.
Bedbound (Grabataire) a été créée au New Theatre, lors du festival de Dublin, en 2000 dans une mise en scène de l’auteur, avec Liam Carney, Norma Sheahan.
Grabataire a fait l’objet d’une lecture en français au festival d’Avignon en juillet 2004.
Dans le cadre du festival l’Europe des Théâtres, Lecture de Grabataire au Centre culturel irlandais, dirigée par Anna Dewaele (Théâtre de l’Intranquille) avec Mélina Ferné et Guillaume Maison, le 27 juin 2011.