Éditions Espaces 34

Extrait du texte

I ---- UNE AFFAIRE DE MOTS (ça commence)

J’ai 52 ans
J’ai un cancer de stade 3
J’ai peur

C’est là que ça commence
avec ces mots avec la peur
c’est comme ça que ça commence en vrai dans la vraie vie
et comme ça quand tu m’écris
parce qu’un jour tu m’écris
moi ça me plairait de porter ton cancer sur scène
c’est brutal
c’est inattendu
je trouve ça violent
je trouve ça
obscène
et vrai
tu touches en plein coeur
comme on le dit pour une cible
tu as tes raisons
tes mortes pour dire ça
pour me demander ça
moi ça me plairait de porter ton cancer sur scène
ta phrase m’élance ta phrase me ramène au seul commencement possible
j’ai 52 ans
j’ai un cancer de stade 3
j’ai peur
il n’y a pas d’autre commencement que celui-là
frontal
comme est l’annonce
frontale en pleine gueule
et immédiatement dans les jours qui suivent les semaines les mois
la phrase devient la seule phrase
j’ai 52 ans
j’ai un cancer de stade 3
j’ai peur
je ne dis même pas
j’ai un cancer du sein
non
le mot cancer a tout écrasé
on est en 2013 et le mot cancer écrase encore tout
(…)


III ---- EN RIRE (ou bien ?)

(…)
Tu sors de l’hôpital
tu entres dans un restaurant
un restaurant chic
avec beaucoup de lumières
tu t’offres du caviar et une coupe de champ’
tu as envie qu’on t’embrasse
Là tout de suite ?
Là tout de suite
et qu’on te prenne pour une autre
qu’on t’offre une autre coupe de champagne
ça pourrait finir au lit
mais tu n’as pas envie de lit
tu as envie de blague de déconnade
tu as envie qu’on te fasse pisser de rire
tu veux avoir mal au bide tellement tu ris
tu veux rire aux larmes
C’est ça je veux rire aux larmes
Je veux te faire rire aux larmes
Je vais faire ma Gena je fais très bien ma Gena

Je sors de l’hôpital
je me tiens aux murs
je vais jouer au théâtre
je suis en retard tout le monde m’attend et quand j’arrive très très très très en retard je suis ivre ivre à mourir comme Gena dans Opening Night quand elle arrive au théâtre en se tenant aux murs et que tout le monde l’attend
J’arrive et je fais des grimaces comme Gena Rowlands Gena Rowlands fait très bien les grimaces je fais très bien ma Gena Gena Rowlands rit très bien et je ris très bien et je chavire je tangue je ris je chavire je tiens plus debout

(…)


V --- CE QUI RESTE (peut-être)

(…)
Tu veux apprendre de moi
tu veux apprendre de mes mots puisque je suis là pour raconter pour écrire
est-ce que j’ai appris de mes mots ?
est-ce que j’ai appris de mon corps ?
est-ce qu’on apprend ?
qu’est-ce qu’on voudrait apprendre ?
je n’ai pas appris à mourir
est-ce que ça s’apprend ?
et j’ai toujours peur
est-ce qu’il ne faut pas avoir peur pour soulever la peur ?
tout le monde veut apprendre
apprendre pour savoir
mais savoir quoi ?
tu sais comment tu es fort.e et fragile tu sais comment tu te bats avec ton traitement tu sais comment tu te bats avec la vie tu sais combien tu aimes la vie tu sais parce que tu es passé.e par là tu sais et puis tu ne sais plus et puis tu réapprends le cancer c’est comme la vie tu gagnes tu perds et ça recommence tu recommences à savoir puis à ne plus savoir alors tu apprends à nouveau tu ne cesses jamais d’apprendre tu ne sais rien tu as vu le loup tu as eu de la chance ça tu le sais la vie est immense et pleine de dangers
alors qu’est-ce qu’il reste

Peut-être qu’il reste l’amour
cet amour qui est là et qu’on ne voit pas
dans la vie normale on ne le voit pas
l’amour
on ne le voit pas
cet amour normal
un amour hors normes
dans la vie du cancer un jour on le voit
on voit l’amour il est là
le corps doux de l’amour
un accord amour
une douleur amour
un péril amour
un silence amour
une buée posée sur la bouche
peut-être que l’amour n’a pas encore parlé assez haut assez fort
peut-être que tu n’as pas assez écouté
peut-être qu’on ne dit jamais assez je t’aime
peut-être que je n’ai pas suffisamment taillé la chair du crayon amour
assez dépouillé la peur
pour qu’amour apparaisse
dans sa nudité
la moins éloquente
la plus tendre
cet amour normal cet amour hors normes
(…)

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