Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Personnages
— La Végétation, omniprésente ; elle s’exprime autrement que par les mots.
— Elinsenda, femme d’âge mûr, phénotype caucasien, léger accent hispanophone
— Lui, aux identités multiples. Celles-ci varient en fonction de l’état mental d’Elinsenda
Lui peut représenter :
– Lucien, aide-soignant, phénotype afrodescendant , accent franco-antillais, approchant la cinquantaine ;
– d’autres personnages masculins imprimés dans les souvenirs d’Elisenda.
Lui pourra être interprété par un ou plusieurs comédiens.
— Voix narratrice ou conscience universelle. Les interventions de cette figure sont entre guillemets.
5. M’amour m’aimez-vous
Lui tend un verre d’eau et des comprimés à Elisenda.
Pendant ce temps, M’amour m’aimez-vous, morceau de 1940 de Guy Berry, sonne vaguement dans l’air.
LUI. – Elisenda, ça fait quinze minutes que j’aurais dû reprendre ma tournée ––
ELISENDA. – Je ne vais pas les avaler, ces pilules. Si j’avais une preuve de leur efficacité, d’accord, mais ––
LUI. – Mais vous n’avez rien à perdre ! ––
ELISENDA. – Qu’est-ce que vous en savez ?... Et vous ? Qu’est-ce que vous y gagnez si je les prends ?
LUI. – Qu’est-ce que vous voulez que j’y gagne ?! Si les médecins vous prescrivent des médicaments, c’est pour
une bonne raison. Et ça, c’est quoi ?
Ill lui indique le verre d’eau.
Elle est où la bouteille d’eau ?
ELISENDA. – Trop de plastique. L’eau courante, c’est un bien commun. Il y a plein de pays qui n’ont rien de tout ça.
LUI, agacé. – Oui, je suis au courant que vous avez beaucoup voyagé ––
ELISENDA. – Et tous ces arbres le prouvent ! Vous savez, il n’était pas comme ça, ce parc, avant que je n’hérite de tout ça. Regardez, là , c’est un Khaya Grandifoliola, il vient du Bénin ; les graines sont plus petites, plus claires que celles de l’Ivorensis ––
LUI. – Je n’ai vraiment pas le temps de vous écouter me parler de vos plantes et de vos affaires d’Afrique. Vous n’êtes pas ma seule patiente. Vous comprenez ça, que vous n’êtes pas ma seule patiente ?… Vous comprenez ?
Silence.
Elisenda ?... Elisenda ?
« Elisenda ne s’en souvient pas. »
Temps.
LUI. – Elisenda ––
ELISENDA. – Pourquoi vous ne les avalez pas, vous, mes comprimés, si vous êtes si pressé !
LUI. – Mais ce n’est pas moi qui en ai besoin !
ELISENDA. – Qu’est-ce que vous en savez ?! Tenez, prenez-les. S’ils sont bons pour moi, ils sont bons aussi pour
vous.
Lui la regarde incrédule.
LUI. – Vous voulez que j’avale vos cachets ?
ELISENDA. – Si vous les prenez, moi aussi je les prends.
(…)
7. Enfermé en enfer
Elisenda, un calepin à la main, semble prendre des notes.
LUI. – Je ne sais plus ce que j’imaginais que je ferais quand je serais grand… Peut-être que je croyais avoir le temps, que ça viendrait naturellement... Je ne savais pas la chance que c’est que d’avoir le choix... Pourtant, j’en connaissais des gars qui en avaient fait, de la taule, mais ils n’en parlaient pas, et dans le quartier on leur demandait rien, c’était nos frères, on n’voulait pas casser l’ambiance, alors on parlait juste pour faire passer le temps. On parlait de tout sauf de ça, c’était normal...
Temps.
Quand t’es enfermé, t’as aucun choix. Et les questions, elles te taraudent, toute la journée, et les réponses tu les connais déjà : que tu ressortes ou pas, ta vie, celle d’avant, celle que tu rêvais, enfant, elle n’existe plus, putain, aucun doute, ça, elle est foutue. Pourtant tu veux encore y croire, mais y’a toujours une voix, enfermée au plus profond de toi, qui connaît si bien l’enfer qu’elle n’a aucun mal à t’aider à y descendre... Et tu voudrais qu’elle la ferme, cette voix, mais elle ne se tait pas... Dans ta cellule, tu comptes chaque seconde... et la seule porte de sortie à laquelle tu penses, c’est encore un truc à raconter à personne... Le pire, c’est ta maman ; tu le sais, elle passe ses journées à étouffer ses pleurs, ou à prier pour qu’un miracle arrive que tu sortes de là que tu trouves du taffe que tu te maries que tu échappes au destin qui t’est tombé dessus. Tu peux l’entendre, ta maman – elle s’en veut pour c’qui t’arrive c’est de sa faute si tu t’es retrouvé là . Elle en meurt ; tu le sais, tu devrais être là pour la protéger de tout ça, mais tu ne peux plus rien faire, t’es enfermé avec des tarés qui avalent tout ce qui leur passe entre les doigts, tout ce qui est métallique, tout ce qui peut servir à ronger un mur, à se tatouer le bras, ou simplement à donner un sens aux vingt-quatre heures d’une journée de plus, perdue... À quoi ça sert la vie si tu es mis en boîte ?... Te lésionner la verge, te couper la langue, te convertir en images les plus obscènes, rendre réels les fantômes qui se bagarrent, méchants, dans ta cervelle... C’est pas cool, l’enfer, le véritable enfer, ce trou sans fin qui engloutit tout, tout ce qui te reste et dont tu as vraiment besoin. Un trou qui se réjouit de te savoir meurtri au plus profond de ta dignité.
11. Juste lÃ
Elisenda est seule, assise, à l’orée du bois qui borde son jardin.
La Végétation s’active, les arbres élèvent leurs longs bras et leurs longs doigts s’agitent,
comme pour indiquer un chemin, et puis se calment… Puis au travers du son des feuilles et des écorces, comme si une main invisible l’y aidait, Elisenda se relève et avance de quelques pas.
Puis elle écoute…
Elle écoute le silence…
Un silence venu de loin dans le passé...
Elle écoute…
Elle écoute… les révoltés, les injustices que personne n’a réparées...
Elle entend aussi la sève, les fuites, l’orée...
Elle entend… le chant des communautés cachées,
Elle entend les maquis,
Elle entend les ancêtres,
Elle entend l’écho et la sagesse des pères et des mamans qui ont survécu aux cris...
Elle se souvient.
ELISENDA. – Aucune forêt sacrée ne doit être profanée.
Damnée sera celle qui détruira la voix d’un arbre messager.
La Végétation lui demande d’écouter…
Elisenda entend la honte.
Elle entend les regrets.
Elle avance…
Et elle se blottit contre les troncs, contre les branches,
Elle écoute le sang qui coule dans les racines, Elle écoute la présence du temps.
La Végétation lui dit que ce qu’elle cherche…
La Végétation se tait.
Elisenda voudrait continuer d’avancer mais elle a mal aux pieds. Elle s’assied par terre. Une flaque apparaît progressivement sous elle puis nappe le sol autour
Sous le titre ... et quelques souvenirs, le texte, dans sa version initiale, a été sélectionné par la Maison des Auteurs de Limoges pour concourir au Prix SACD 2023 de la Dramaturgie Francophone.
Sous le titre ... et quelques souvenirs, le texte a reçu les encouragements à la création d’Artcena en mai 2024.
En 2025, la pièce sera créée dans une mise en scène de l’autrice, compagnie Act-in-matnik. Détails à venir