Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
TROP COMPLIQUE POUR TOI
de Cédric Bonfils
3 femmes entre 25 et 30 ans
Dans le noir.
JEANNE. - ÉLISE ! ÉLISE !
ÉLISE. - Rien. Tu entends ? Rien, Jeanne.
Le noir toujours. La voix de Jeanne plus forte.
JEANNE. - ÉLISE ! ÉLISE !
ÉLISE. - J’ai rien à dire.
JEANNE. - J’ai une question. Une question. Une question.
ÉLISE. - Ça va !
Un temps.
JEANNE. - Je te demande juste de venir parce que j’ai une question. Et toi tu fais la fille agressée.
On entend les pas d’Élise dans le noir pour rejoindre Jeanne.
Lumière blafarde d’un néon tremblotant. Élise avec la femme flic.
LA FLIC. - Vous avez des médicaments chez vous ?
ÉLISE. - Comme chez tout le monde.
LA FLIC. - Quel genre de médicaments ?
ÉLISE. - De l’hémoclar de la bétadine des pansements de l’efferalgan du spasfon -
LA FLIC. - Quand vous êtes arrivée -
ÉLISE. - J’ai trouvé Jeanne - je vous l’ai dit déjà .
LA FLIC. - Oui. Vous m’avez dit qu’il faisait noir. Vous avez allumé.
ÉLISE. - Oui. Je suis allée dans la chambre. J’ai trouvé Jeanne - et c’était après le coup de feu.
Un temps.
LA FLIC. - Vous ne m’avez pas tout dit alors j’ai encore des questions. (Un temps.) Je ne vous brusque pas - vous pouvez refuser de répondre. Mais les doutes nouveaux, faudra faire avec - parce qu’on va douter forcément.
ÉLISE. - Je veux bien répondre je suis en train je n’arrête pas.
LA FLIC. - On suspecte plus quand ça fuit en face - que ça résiste.
ÉLISE. - Jeanne se suicide - vous dites que vous avez encore des questions - d’accord. N’importe quelle fille se suicide vous avez forcément des questions. D’accord. Mais on dirait que la mort de Jeanne ça fait plus de questions que la mort de n’importe quelle fille. Pourquoi y’en aurait plus des questions avec la mort de Jeanne ? (Un temps.) Non, ça je m’en fous. Je veux savoir pourquoi je devrais moi répondre aux questions de Jeanne ?
LA FLIC. - Vous n’auriez pas été là on n’aurait pas de questions. Mais vous étiez là .
ÉLISE. - Jeanne était là . C’est elle qui n’avait qu’à pas - c’est chez moi. Elle pouvait faire comme tout le monde. Y a des voies ferrées des trains puissants. Y a des belles tours pour s’écraser sur la ville - mais non fallait qu’elle - et chez moi. (Un temps.) C’est dégueulasse de se tuer chez quelqu’un. Parce qu’on n’interroge pas les tombes. On triture celle qui est là . Celle qui peut expliquer. Qui vous dit que ça peut s’expliquer ? (Un temps.) Elle n’avait qu’à écrire si elle voulait.
LA FLIC. - Vous avez dit qu’elle n’avait rien laissé - pas de mot pas de lettre.
ÉLISE. - Parce qu’elle n’avait rien à dire. (Un temps.)
Alors on ne devrait rien me demander.
LA FLIC. - Quand elle est rentrée chez elle -
ÉLISE. - Chez moi. C’est chez moi. Ç’a toujours été chez moi. Même si je lui ai ouvert un temps. Même si j’avais de l’impatience au début.
LA FLIC. - Ce que vous dites - on dirait quelqu’un que vous abritiez - comme ça pour dépanner.
ÉLISE. - Elle ne s’est jamais installée - elle n’aurait pas pu je voulais pas. Je l’abritais - oui, si on veut. Pour un temps. Même si je vais sentir en entrant tout à l’heure l’odeur - (Un temps.) et ce parfum qu’elle mettait. C’est juste les odeurs du temps où elle était là .
LA FLIC. - Pour vous la mort de Jeanne c’est juste la fin d’un temps ? (Un temps.) Vous ne m’aidez pas à vous laisser partir.
ÉLISE. - Vous parlez comme à une gosse avant de lui flanquer sa raclée.
LA FLIC. - Vous avez dit « impatience » quelle impatience ?
LE CHAT DE SCHRÖDINGER EN TCHETCHENIE
de Marie Dilasser
4 hommes, 2 femmes
1 - Au poste de contrôle
Nuit. Iyi lave le sol à l’aide d’une brosse, Oyo est assis au bureau du colonel.
OYO. - Courage mon petit sous-officier. Courage Iyi, frotte.
IYI. - Je frotte, je frotte Oyo, mon officier supérieur.
OYO. - Frotte plus vite Iyi, tu n’en deviendras que plus fort.
IYI. - Je ne vois plus rien.
OYO. - L’eau sur tes joues il faut que ce soit de la sueur Iyi.
Frotte moutic, tu n’en deviendras que plus grand.
IYI. - Je pleure pour chasser le savon Oyo, qui pique les grosses pustules que j’ai partout.
OYO. - Ce sont des groupuscules Iyi. Chaque groupuscule correspond à une tribu tchétchène qui fait la misère à ton corps de sous-officier. Quand tu reviendras en Russie, tout disparaîtra. Chasse plutôt les taches sur le parquet du colonel Arsène Droch qui ne va pas tarder à rentrer.
2 - Chez les Razhad
Nuit. Elfie Razhad est chez elle, éclairée par une bougie.
ELFIE RAZHAD. - Mon chat est parti se promener.
Souvent je brûle d’envie de le suivre ou de prendre sa place et de sortir parmi la maladresse des soldats, l’agilité des insoumis et le sifflement des âmes errantes échappées de leurs corps que mon chat est parti manger.
Mes parents jouent de la musique dans un village en ruine pour rassembler les morts autour des sept personnes qu’il en reste.
C’est vendredi et c’est la fête des morts alors je me suis fait belle parce que ce jour est beau. J’ai lavé mes petites sÅ“urs et mes petits frères pour que leurs aïeuls puissent caresser leurs joues sans laisser de traces.
Ils dorment maintenant et moi je veille en écoutant la nuit qui entre par le trou dans le toit de notre maison.
Bruit d’un engin qui passe au loin, Elfie Razhad éteint la bougie d’un souffle.
3 - Au poste de contrôle
Nuit. Arsène Droch, Iyi et Oyo sont à table, les assiettes sont proportionnelles à leur grade.
Après avoir avalé d’un trait sa vodka, Arsène Droch se lève.
Arsène Droch. - Douze officiers de mon régiment sont tombés non pas au champ d’honneur mais sous les balles d’un tireur embusqué. Je rentrerai chez moi lorsque j’aurai rayé de la surface de la terre le dernier loup enragé, on ne traite pas mes hommes ainsi sans punition. Sacrebleu.
IYI. - Il est temps que cette guerre se termine.
Arsène Droch fait un signe à Oyo, Oyo frappe Iyi.
ARSÈNE DROCH. - Ce n’est pas une guerre, c’est une lutte contre le terrorisme, combien de fois !
Iyi ne dit rien, Arsène Droch frappe sur la table avec son verre.
Iyi, sers-moi une larme.
Iyi remplit le verre d’Arsène Droch, Oyo demande à parler.
Oyo.
OYO, à Iyi. - Tous les loups sont des terroristes potentiels, sauf ceux qui deviennent des chiens et qui entrent dans nos rangs pour avoir de quoi se nourrir. Iyi, sers-moi à ras.
Iyi sert une larme à Oyo.
ARSÈNE DROCH. - Nous avons une administration : Il y a le haut, il y a le bas. Chacun a sa fonction et tout le monde s’y retrouve. Nous sommes de bonnes particules. Des particules saines qui concourent à un système qui fonctionne et dont il faut être fier. Si nous nous débarrassons du sable et de tout ce qui gêne, le gouvernement nous le rendra en bon uniforme.
Arsène Droch sort une photo de sa poche.
Demain, nous diffuserons cette photo à toutes les brigades et nous attendrons les ordres.
Temps. Oyo demande à parler.
Oyo.
OYO. - Elles ne vous font pas bander ces villageoises mon colonel ? Imaginez-les avec des armes... Mmh ?
ARSÈNE DROCH. - Ici tout est possible, il faut tenir cette idée. Ici pas de hasard, si cette photo s’est trouvée là où il y a eu les tirs, c’est que les femmes qui sont dessus ont à voir avec le carnage. C’est simple, nous nous débarrasserons du sable et de tout ce qui gêne. Oyo, tu te rappelles de celui qu’on a interrogé quand on est revenu sur le lieu des crimes ? On lui a montré la photo et il nous a indiqué leur maison.
IYI. - Il était sourd et muet. Il a juste montré une maison pour pas perdre ses mains ou ses pieds.
Arsène Droch fait signe à Oyo de ne pas frapper Iyi.
ARSÈNE DROCH, à Iyi. - Au trou d’flotte si tu continues à blasphémer !
IYI. - Pardon ! Il faut être dans un camp, on m’a mis dans le vôtre. Je suis un pur goulasch, je suis avec vous.
Oyo demande la parole, Arsène Droch la lui donne.
OYO. - Tu dois nous le prouver. Allons dans la maison des deux putains qui ont descendu nos hommes !
ARSÈNE DROCH. - Impossible Oyo. Nous devons rester ici sagement et attendre les ordres.
LES CRAVATES
de Thibault Fayner
3 personnages, nommés 1, 2 et 3
2 est là . 1 entre. Sort une cravate, se la noue au cou.
2. - Une cravate ?
1. - Ça peut te foutre ?
2. - Interdit de porter des cravates.
1. - Tu vas aller moucharder ?
2. - Si tu veux faire tes conneries, va les faire ailleurs.
1. - Te bile pas. Trop sûrs d’eux pour penser qu’on oserait encore porter une cravate.
2. - T’es cinglé. Range ça !
1. - « Ça », c’est ma vie. Trente ans de ma vie. En ai la marque au cou, la trace entre les seins.
2. - Ai jamais porté de cravate. Suis trop jeune.
1. - Tous les matins depuis trente ans, me fais le nœud autour du cou. Vous change un homme.
Un court temps.
2. - Rêverais un jour d’en passer une. On n’en trouve plus ici.
1. - T’en prêterais bien mais peut te mettre en danger.
2. - Pourrais essayer la tienne. Rien qu’une minute, juste pour voir.
1. - C’est une cravate particulière.
2. - L’abîmerai pas.
1 dénoue sa cravate. La tend avec retenue. 2 s’en saisit.
Doux.
1. - Pure soie.
2. - Doit coûter cher.
2 essaie de se la nouer au cou.
1. - Avait les moyens à l’époque. Un simple type avait encore du poids. Maintenant les grosses structures. T’arrives à rien !
1 lui fait le nœud.
Tout un art. Du doigté. Te va bien.
Vrai.
2. - Serre le cou.
1. - Tu t’y feras.
2. - Ai peur d’étouffer.
2 prend des poses en maniant la cravate avec la main.
Wah ! La fève !
1. - Doit tomber raide comme un point d’exclamation !
2. - Ma tête comme sur un socle. L’air de savoir de quoi je parle.
1. - La barbe de tissu qui fait ça.
2. - Doit se coincer partout. Dans les tiroirs, les portes, doit traîner dans la soupe.
1. - On s’en arrange. Souvent la voit qu’à peine, se planque sous la veste. Bien au chaud, mange les miettes. Vous siffle toujours un truc futé à l’oreille.
2. - Combien t’en as ?
1. - Dix-sept.
2. - Toutes à toi ?
1. - Toutes.
2. - T’avais de l’argent.
1. - Des cadeaux.
Un temps. 2 tire la langue, pour comparer.
2. - Dirait que je me tire la langue à moi-même.
1. - Bave pas dessus ! Rends-la moi maintenant !
2. - Encore un peu.
1. - Tu t’es assez amusé comme ça !
Lui ôte la cravate.
Si quelqu’un débarque.
Range la cravate dans sa poche et va pour partir.
2. - Où tu vas ?
1. - Reviendrai te voir. Peux pas m’absenter trop longtemps.
I1 sort.
AUTOPSIE DU GIBIER
de Samuel Gallet
2 hommes, 2 femmes
Matin.
Périphérie d’une grande ville.
Dernier étage d’un bâtiment abandonné.
Objets épars du quotidien.
Un évier.
Un couteau dans l’évier.
Un vieux canapé face à une télévision éteinte.
Un appareil Polaroïd posé sur la télévision.
Irène, immobile.
Khaïs, sur le canapé, appuie sur la télécommande pour allumer la télévision qui ne s’allume pas.
Grande lenteur. Il réessaie en vain encore et encore, l’écran reste noir.
Laya est en train de mettre ses chaussures. Elle porte une robe dégrafée.
Stan la regarde, regarde les autres, les regarde, regarde la grande pièce.
STAN. - Qui a la famille la plus riche ici ?
Qui a la famille la plus riche ?
Qui a la famille la plus riche ?
LAYA. - Je l’ai quittée pour te suivre.
STAN. - Et les autres alors ils ne disent rien ?
Vous n’avez rien à dire ?
Faudrait au moins être sûr.
Est-ce que des parents sont pour vous un soutien ?
Est-ce que des parents existent quelque part ?
KHAÃ S. - Qui ?
STAN. - Les miens sont morts.
IRÈNE. - Qu’ils crèvent ou non /
KHAÃ S, geste avec son moignon vers l’écran noir de la télévision. - Pourquoi elle marche pas ?
IRÈNE. - Aucun souvenir.
STAN. - C’est donc bien la tienne Laya.
LAYA. - Je n’ai plus que mon père.
STAN. - Il ne t’a donné que l’envie de partir.
LAYA. - Pour lui maintenant c’est comme si j’étais morte.
STAN. - Pas sûr.
LAYA. - Je dois aller travailler.
KHAÃ S. - C’est quoi ton nom, Laya ?
LAYA. - Glucksman.
IRÈNE. - Juif.
KHAÃ S. - Ta famille est la plus riche.
LAYA. - Mon père ne l’est pas.
STAN. - Par rapport aux autres.
LAYA, Ã Stan. - Il me dit que tu es dangereux.
IRÈNE. - Tu aurais peut-être dû l’écouter.
LAYA, Ã Stan. - Je te fais confiance.
STAN. - Je viens te chercher dans cette maison résidence pavillonnaire et il me dit de foutre le camp, de retourner là où est ma place dans les poubelles de la ville, que si je veux une femelle, je n’ai qu’à en prendre une de ma race, et je rigole, je regarde ma main, la couleur de ma peau, de quelle race je suis bordel ?, je ne sais pas de quoi il parle, si ça avait été dit à Khaïs au moins j’aurais pu comprendre.
LAYA. - Je voulais partir le plus loin possible en liberté avec toi.
STAN. - Et il t’a frappée.
LAYA. - Je ne veux plus lui en vouloir.
STAN. - Mis la tête contre le sol et frappée.
LAYA. - Je voudrais qu’on arrête d’en parler.
STAN. - Alors nous sommes partis.
LAYA. - Là où tu habites.
STAN. - Là où il me faut revenir encore et toujours.
IRÈNE. - Là où tu es revenu avec une femme qui n’est pas moi/
LAYA. - Je ne veux pas être dans vos histoires.
IRÈNE. - Stan et moi avant/
LAYA. - Nous sommes arrivés il y a un mois, nous ne resterons pas un mois de plus.
IRÈNE. - Ici tu ne sais jamais qui va venir qui va parler qui va partir ni quand.
LAYA. - Stan, je ne resterai pas avec eux.
STAN. - Alors qu’est-ce que ça peut te faire la douleur de ton père si on part ? Il n’y aura pas de blessure et on part. Qu’est-ce que ça peut te faire si tu es déjà morte pour lui ?
LAYA. - C’est devant désormais que je veux regarder, mon père un jour peut-être nous nous retrouverons.
KHAÃ S. - Au ciel.
IRÈNE. - Prenez cette photo.
LAYA. - Non.
STAN. - Ta famille est la plus riche, c’est le jeu.
LAYA. - N’insistez pas.
Elle essaie d’attacher sa robe.
KHAÃ S, geste avec son moignon vers l’écran noir de la télévision. - Pourquoi elle marche pas ?
STAN. - Panne générale, problème de haute tension, RER interrompus.
IRÈNE. - C’est la guerre.
LAYA. - Une panne électrique, une occasion d’arrêter de pourrir dans ces murs. Sortez, vous ne sortez jamais pourquoi est-ce que vous ne sortez jamais ?
IRÈNE. - Personne dans les rues.
LAYA. - Trouvez un travail là sont les gens.
KHAÃ S. - Nous, on peut plus sortir sans se faire attraper.
IRÈNE. - Les gens se mettent dans leur vie comme on s’étouffe dans un sac plastique.
KHAÃ S. - Comme de la guerre.
LAYA. - Ce n’est pas de la guerre, c’est une panne générale du secteur.
IRÈNE. - Ça veut dire que c’est sur le point de dégénérer.
LAYA. - Dans deux heures tout sera rentré dans l’ordre.
IRÈNE. - Nous parlons d’autre chose.
LAYA, Ã Stan, geste sur sa robe. - Aide-moi.
STAN. - Nous parlons de ton père Laya.
LAYA. - Même s’il m’a frappée, même s’il m’a dit de ne jamais partir /
STAN. - Il t’a oubliée, que tu crèves ou que tu vives, venge-toi.
IRÈNE. - Ton père t’a frappée parce que Stan ne fait pas partie de l’humanité qu’il souhaite, ton père est un imbécile de raisonner en terme d’humanité qu’il souhaite.
LAYA. - De quoi elle se mêle ?
STAN. - Ça faisait un bout de temps qu’il voulait qu’on arrête Laya, un bout de temps qu’il te demandait d’arrêter de traîner avec un type sans religion.
LAYA. - Sans religion, sans travail, il disait, issu de ceux qui ne partagent rien avec nous.
IRÈNE. - Stan, prends cette photo, on ne va pas y passer la journée.
LAYA, à Irène. - De quoi est-ce que tu te mêles ça que je voudrais savoir.
IRÈNE. - Tu veux qu’on prenne une photo de Khaïs ? Pas une femme au monde ne reconnaîtrait être à l’origine de ça.
KHAÃ S. - Qui voudrait être ma mère ?
IRÈNE. - Normal que ce soit toi qui fasses l’otage vu que tu as la famille la plus riche.
LAYA. - Et la tienne Irène ?
IRÈNE. - C’est de toi qu’on parle.
KHAÃ S. - Il n’y a qu’Irène pour moi.
LAYA, à Irène. - D’où est-ce que tu viens ?
STAN. - Pose pas de question, Laya.
LAYA. - C’est grâce à elle non, que vous vivez depuis trois ans ?
IRÈNE. - Pris du fric à mes géniteurs juste avant de les tuer complètement dans ma tête.
Nos histoires se ressemblent Laya, nos histoires vont encore se ressembler.
LAYA, offre son dos à Stan, geste sur la robe. - Aide-moi à l’attacher.
TOUTE CETTE NEIGE
de Olivier Mouginot
2 hommes
1
Au volant, Gould, seul. Sur le siège passager, l’urne funéraire.
GOULD. - Et pourtant, chaque jour, j’en change. Chaque matin, une nouvelle tête. Bien entendu, à leurs yeux, c’est toujours l’ancienne, celle qu’ils m’ont choisie le tout premier jour. Quand le tout premier jour les coupeurs de tête décident une bonne fois pour toutes. Quand le tout premier jour ils t’attribuent une tête et pas une autre. Quand le tout premier jour ils t’attribuent la tête que tu auras aussi au dernier jour. Je veux dire, à l’heure de te faire couper la tête une bonne fois pour toutes.
Il rit.
Pour en revenir à Bach, je veux dire, aux « spécialistes » de Bach, qui nous le jouent avec une quantité infernale de rubato, comme si le pauvre Bach était perclus de rhumatismes en composant sa musique, pour en revenir donc aux « spécialistes » de Bach, ceux-là même qui l’ont remis au goût du jour, je ne dis pas que ce ne sont pas de grands musiciens, les uns et les autres sont immenses, peut-être même supérieurs à moi, mais, pour moi, ce n’est pas vraiment Bach. Je ne sais pas ce que c’est. À le jouer avec une quantité infernale de rubato, moi je ne reconnais plus Bach, j’entends un vieil homme et ses rhumatismes, mais je n’entends plus Bach.
Silence.
Autant que je ne le joue pas comme tout le monde, ça changera. Pourquoi refaire ce qui a déjà été fait. Si tout le monde doit jouer comme tout le monde, autant ne plus rien faire soi-même, autant rester chez soi à écouter les rubato des uns et des autres.
Il jette un regard grave à l’urne.
Non. Je ne le jouerai jamais rubato, Papa, parce que je ne joue pas comme tout le monde.
2
Gould au volant. Gordo tient l’urne funéraire sur ses genoux. Vitesse.
GOULD. - Partout.
GORDO, nerveux. - Un boulon.
GOULD. - J’ai mal partout.
GORDO. - Lui manque un boulon.
GOULD, exagérément. - Chaque fois qu’il a mal partout cet homme n’est pas lui-même.
GORDO. - On arrive quand ?
GOULD. - J’ai mal à ma jambe, terriblement mal. Hier l’épaule, aujourd’hui cette jambe. Et personne ne peut imaginer à quel point, personne.
Je souffre d’autant plus que je ne sais même pas de quoi je souffre. Et surtout pourquoi je dois souffrir autant, pourquoi.
D’abord, ai-je mérité de souffrir autant. Est-ce qu’un homme mérite de souffrir autant, je veux dire, un homme comme moi. Qui n’a jamais fait souffrir personne.
Il accélère.
GORDO. - Roulez trop vite.
GOULD. - Chose dont j’ai horreur : discuter le tempo.
GORDO. - Trop vite.
GOULD. - Horreur.
GORDO. - Voulez nous tuer.
GOULD. - Je veux dire, casser le tempo : nécessité absolue.
GORDO. - Roulez trop vite.
GOULD. - Première exigence, exigence première, casser le tempo.
GORDO. - Sourd en plus.
Gould regarde l’urne funéraire, puis lève les yeux sur Gordo.
GOULD, Ã Gordo. - Tu as peur ?
GORDO. - Pas moi.
GOULD. - Tu paries ?
GORDO. - Jamais.
GOULD. - Combien ?
GORDO. - Peur de rien du tout, moi.
Gould rit.
GOULD. - Et si... Si j’accélère encore ? Là ?
Il rit de nouveau.
Surtout ne le lâche pas.
Il accélère encore, rit encore.
GORDO. - Malade.
GOULD. - Coupable.
GORDO. - Trop vite.
GOULD. - Je plaide coupable. En vérité deux mois, à ma jambe deux mois que j’ai mal. Aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi, dans l’épaule aussi, mais ça fait deux mois que j’ai mal à ma jambe. Depuis deux mois à me demander tous les jours : « Cette jambe... Qu’est-ce qu’elle a cette jambe ? » Et aujourd’hui je ne sais pas pourquoi, dans l’épaule. Bien entendu, personne pour me répondre, personne. Alors je souffre en silence.
GORDO. - Veux descendre.
GOULD. - Je dis que je ne sais pas pourquoi, dans l’épaule. Mais je mens. En vérité, je le sais bien.
GORDO, montrant le bas-côté de la route. - Descendre là .
LES BLES
de Sabine Tamisier
1 homme, 2 ou 3 femmes
Nuit. Été.
Un champ de blé mûr.
Une maison, au loin.
ILIANA, marche derrière Iliana, un fusil sur son épaule. - Avance Iliana.
ILIANA. - Ça pique. Mes jambes. Ça pique Iliana. Du blé. Pourquoi est-ce que tu m’emmènes dans le blé Iliana ?
ILIANA. - Avance. Suffit de lever la jambe.
ILIANA. - Il fait nuit - cette arme. Je suis en chemise. Je suis en chemise dans la nuit dans un champ avec - ça te reprend. Avec peut-être des vipères peut-être / j’y vois rien
ILIANA. - Avance seulement.
ILIANA. - Assez
ILIANA. - Avance !
ILIANA. - Assez. Tes mises en scène
ILIANA. - Les choses changent.
ILIANA. - Tu perds la tête. Iliana tu perds la tête - un fusil. Je me le dis souvent, des idées - pourquoi est-ce que tu me fais porter un fusil ? Tu as des idées de grandeur.
ILIANA. - Les choses changent aujourd’hui Iliana. Tu comprends ?
ILIANA. - Tu as vu un faisan
ILIANA. - Avance encore un peu.
ILIANA. - Tu as vu un faisan et tu t’es dit
ILIANA. - LÃ . Stop.
Elle prend le fusil à pleines mains.
ILIANA. - Je dormais - qu’est-ce que tu fais ? Je dormais et tu m’as réveillée tu m’as / en sursaut
ILIANA. - Cet endroit.
ILIANA. - Pourquoi est-ce que tu m’as emmenée ici Iliana ?
ILIANA. - Précisément.
ILIANA. - Je ne sais pas tirer
ILIANA. - Ma maison, ma terre, mon paysage. Devant ma
/ leur maison.
ILIANA. - Ton cinéma
ILIANA. - Ils ne se sont pas levés
ILIANA. - Ton cinéma est à gerber ce soir Iliana.
ILIANA. - Ils ne m’ont pas entendue les / PARENTS.
ILIANA. - Tu n’iras pas
ILIANA. - Je veux que tu restes ici Iliana.
ILIANA. - Tu n’iras pas au bout
ILIANA. - Un lion. Je veux être un lion
ILIANA. - Tu ne sauras pas
ILIANA. - Tu fais de moi une gazelle
ILIANA. - Je ris, Iliana.
ILIANA. - Je ne veux pas de cette Iliana-lÃ
ILIANA. - Je ris
ILIANA. - TAIS-TOI !
ILIANA. - Ces histoires que tu te racontes
ILIANA. - Une poule, une poule dans ma cervelle / la poule d’un renard
ILIANA. - Tu n’es pas capable
ILIANA. - Reste !
Elle braque le fusil sur elle.
ILIANA. - C’est mieux que tu laisses ça aux autres
ILIANA. - Reste ici Iliana !
ILIANA. - Les HISTOIRES / tes rêves
ILIANA. - Je crache sur ton corps de vieille
ILIANA. - Ce sont eux Iliana. Les PARENTS. Eux seuls qui te conservent ici. Tu le sais bien. Je dois veiller. La dernière. Tu le sais bien. Ceux-là qui dorment là -bas / les PARENTS. Leur dernière, la seule. Je suis une branche. Morte. Leur bâton.
Tu leur dois bien ça Iliana.
ILIANA. - Tu têtes. Encore du lait. Il est à peine sec. Il se caille tu t’étrangles mais tu têtes têtes encore / tu ABONDES. Tes joues débordent de ton visage. Entre leurs cuisses. À te rendre. INDISPENSABLE.
ILIANA. - Allez. Tu vas me sortir de ce champ
ILIANA. - Je te laisse. Ici. Aujourd’hui Iliana.
ILIANA. - Me ramener là où je dors
ILIANA. - Je dresse des portes
ILIANA. - Dans cette maison
ILIANA. - Ils rôderont / les PARENTS. Des chats autour d’une poubelle. Ne sauront plus quoi
ILIANA. - Souvent ces choses-lÃ
ILIANA. - Quoi faire de leurs vies. Sans toi.
ILIANA. - Ces choses-là t’arrivent
ILIANA. - En pleine gueule
ILIANA. - Ces idées
ILIANA. - Ils se les prennent en pleine gueule. Mes portes. Aujourd’hui / les PARENTS.
ILIANA. - Ça n’est pas la première fois. Laisse-nous rentrer. Je suis lasse.
ILIANA. - Dans ma maison
ILIANA. - Le chien aboie
ILIANA. - Pas leur bébé leur caille leur enfant
ILIANA. - Ils ont allumé
ILIANA. - Je ne leur appartiens pas
ILIANA. - Ils viendront
ILIANA. - Iliana baise. Je baise ! JE BAISE !
ILIANA. - Ramène-moi
ILIANA. - Reste à ta place !
ILIANA. - Les vipères
ILIANA. - Elles te boufferont.
ILIANA. - Le chien aboie
ILIANA. - Allonge-toi.
ILIANA. - Iliana.
ILIANA, baisse son arme. - Tu vas te laisser partir.
C’est simple. S’il te plaît. Laisse-moi partir. Elle arrivera doucement.
Avec le vent. Sans fumée - pour eux, les parents, c’est autre chose.
Mes mains orneront les labours - j’ai autre chose / pour eux / au cas où / ils essaieraient.
ILIANA. - Elle arrive
« (...) Une proposition passionnante, permettant la confrontation entre l’intime
et le monde.
Le cheminement des six auteurs avec cette phrase donne des résultats radicalement différents. Certains, comme Olivier Mouginot, semblent un peu oublier le monde, en imaginant une fantaisie dialoguée entre le pianiste Glenn Gould, les cendres de son père et un auto-stoppeur.
D’autres, comme Cédric Bonfils ou Sabine Tamisier, plongent dans l’intime, un intime meurtrier, condition de survie. Deux écritures fortes, tendues, où le réel bascule dans l’insaisissable des méandres humains.
Thibault Fayner imagine pour sa part une dictature où les cravates, symboles d’un ancien pouvoir, sont interdites et donc vectrices de tous les fantasmes.
Et puis, il y a ceux qui essaient de se frotter au monde dans ce qu’il a de plus rude. Ainsi, Marie Dillaser qui écrit, " depuis un fauteuil en Bretagne " une farce grave sur la guerre en Tchétchénie. De façon très surprenante, ses personnages, comme le chat de Shrödinger, (une expérience de physique quantique) sont tout autant morts que vivants.
Et Samuel Gallet qui imagine une fausse-vraie prise d’otage mettant en jeu quatre jeunes...
Enfin, outre l’intérêt de la proposition, ce recueil offre le grand plaisir de découvrir six nouvelles écritures, très prometteuses. »
[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n° 85, juillet-août 2007]
« (...) ces jeunes dramaturges sont appelés à un bel avenir. Tous, au-delà de leur singularité propre, font preuve d’un talent incontestable pour sonder les points névralgiques d’un monde contemporain marqué par la violence et l’injustice. Et avec un humour grinçant que vient renforcer l’un ou l’autre des deux metteurs en scène. Les influences se situent entre Beckett (Thibault, Fayner) et Edward Bond (Samuel Gallet) en passant par Ionesco (Olivier Mouginot). A chaque fois les dialogues sont justes, très enlevés, l’atmosphère bien dessinée. Au point que ces six nouvelles théâtrales forment une sorte de’recueil’ passsionant de bout en bout. »
[Le Progrès, 23.06.07]
« Six objets distincts qui nous parlent du monde à l’aune des préoccupations de leurs auteurs. Du mécanisme de la guerre en Tchétchénie (points de vue antagonistes, décryptage de la spirale guerrière où éclôt la folie des hommes) de Marie Dilasser, Le chat de Schrodinger en Tchétchénie depuis un fauteuil en Bretagne, à une tentative - intéressante - de huis clos sur une société cadenassée qui interdit le port de la cravate sous peine de sanctions que l’on suppose lourdes, les Cravates, de Thibault Fayner : syntaxe déstructurée, codes lexicaux à l’emporte pièce construisent ici un univers des plus inquiétants.
Toute cette neige d’Olivier Mouginot a aussi retenu notre attention. La pièce dégage un parfum de folie entêtante où Glenn Gould parcourt les grandes étendues canadiennes au volant de sa Continentale noire flanqué d’un jeune paysan quelque peu demeuré, mais son lourd passé familial y est pour pas mal.
Les Blés, de Sabine Tamisier, Autopsie du gibier de Samuel Gallet et Trop compliqué pour toi de Cédric Bonfils ont en commun une noirceur extrêmement appliquée de notre monde contemporain inscrivant la dramaturgie dans une écriture assez proche de l’autofiction pour évoquer les sempiternels petits bobos de jeunes gens éternels-adolescents-qui-ne-veulent-pas-grandir. Ces trois pièces sont intéressantes de ce point de vue, sociologique dirons-nous, qui en dit long sur le désarroi et la confusion des sens, des sentiments et des genres. La question n’étant pas de déplacer géographiquement l’action du drame pour être sûr de son coup mais de saisir la complexité du monde avec cette distanciation nécessaire qui implique, dès lors que l’on se préoccupe du monde non pour ce qu’il paraît mais pour ce qu’il est. Pour que ce jeu de miroir nous renvoie à des questionnements politiques, philosophiques et non plus que sociétaux. Des questionnements qui rejoignent dès lors ceux de Pasolini, dont la liberté de pensée relevait bien plus de la pensée politique que de la simple posture nombriliste, extrêmement tendance ces derniers temps. »
[Marie-José Sirach L’Humanité, 26.06.07]
« Farcesque, minimaliste ou encore cinématographique, le spectacle est un canevas original tissé de l’univers littéraire de chacun des auteurs (...) »
[Lyon Capitale, 19.06.07]
Lire aussi l’article de Anne Carron sur Rue du Théâtre.
On retiendra plus particulièrement le texte de Cédric Bonfils, Trop compliqué pour toi, qui sait en quelques scènes ménager une vraie progression dramatique en évitant l’écueil d’une écriture minimaliste en vogue chez d’autres jeunes amateurs. Élise héberge Jeanne, une ancienne camarade de collège en difficulté. Quand Jeanne se donne la mort, une policière interroge son amie pour les besoins de l’enquête.
Peu à peu, grâce à des flash-backs, une autre vérité semble surgir qui met en doute la thèse du suicide. Les relations entre les deux jeunes femmes apparaissent troubles et conflictuelles, Jeanne, la paumée sans boulot et sans logis prenant au fil du temps un ascendant sur celle qui l’héberge, jusqu’à la mort.
Un texte pour trois comédiennes, concis et riche, qu’on aimerait voir sur scène.
[Sophie Balazard, Atelier Théâtre, n° 33 hiver 2009]
« (…) Cédric Bonfils ne croit pas à la possibilité de faire toute la lumière sur la mort de la jeune femme qui d’ailleurs, dans l’entrelacement régulier des dialogues interrogatoire (Elise-la flic) et les dialogues de l’intimité (Elise-Jeanne), marque une brisure dans la continuité du récit dramatique et de la parole : C. Bonfils adopte une ponctuation spécifique qui visuellement sur la page coupe la linéarité par des barres entre les blocs du texte. La didascalie « un temps » à 29 reprises, elle aussi instaure cette impossibilité de la ligne droite du sens. Le texte ne fait jamais la lumière sur.
Cédric Bonfils n’écrit-il pas dans cette première pièce un combat entre la lumière et le noir. (…) »
[Marie du Crest, La Cause littéraire, 19 mai 2016]
Les six pièces sont mises en scène à l’Ensatt à Lyon par Guillaume Delaveau et Simon Delétang du 18 au 29 juin 2007.
Lecture-musicale de Toute cette neige d’Olivier Mouginot, dans une mise en espace de Michael Maino, à l’Espace Fraternité, Aubervilliers, le 31 mai 2012.