Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

L’entretien

Extrait

Les noms des trois personnages ne sont pas cités. Chacun des personnages est donc identifiable grâce à la typographie employée.

La cheffe d’entreprise s’exprime en droites
(La mère s’exprime entre parenthèses)
La fille s’exprime en italiques
Le chœur absent des salariées est, lui, en gris.

*

(j’arrive en retard parce qu’il y a des grèves
de plus en plus de grèves
dehors et dedans
dans la rue dans les têtes
sous les coups sous les crânes - oh ces vagues enjouées qui débordent quais rails, se déversent en gare, couleur joie premier sang, brodent des écharpes humaines - fines étoffes de cris de peur et de rires PROFONDS COMME DES RIDES SUR LA PEAU D’UN LAC)

(ces corps épars qui ça et là s’enlacent et se jaugent, se serrent se défont s’aiment, le temps d’un souvenir, le temps un court instant que l’histoire sous les rires feigne de vaciller, oh l’ardent désir, avenues offertes, exaltées affamées de chahut d’enthousiasme CES RUES PRISES ENFIN - oh ces lèvres gorgées de slogans et d’avenir JE JURE SUR MA VIE DE SOUTENIR TOUS LES MOUVEMENTS SOCIAUX JE JURE QUOI QU’IL ARRIVE DE NE JAMAIS RENONCER-)

(je le jure sur ma vie)
vous êtes en retard
(pas celle de ma fille)
en retard encore (les grèves)
quoi les grèves
quoi (les grèves)
toujours ce mot à la - oh les grèves ce bâton merdeux brandi comme un drapeau oh cette odeur pestilentielle, la vile déjection sociale si pataude et si laide lorsqu’elle s’ébranle et geint, lorsqu’elle épouille ses craintes en heurtant le pavé OH CE NIVEAU CULTUREL A VOUS FAIRE EMIGRER ces morsures rouges sur Ma belle réalité l’abject horizon de vos luttes imbéciles l’immonde excuse de vos retards répétés
(dehors-là-les-grèves)
(leur faute à elles les grèves, vous prennent piétons vous gardent otages - terroristes - leur visage-pas de visage, leur face un dos, leur voix pas de bouche, du bruit juste du bruit une bouillie de bruit CES GREVISTES VRAIMENT QUAND APPRENDRONT-ILS A FAIRE DES PHRASES COHERENTES demandent quoi ? sais pas, veulent quoi ? sais pas, revendiquent quoi ? sais pas, montant rançon ? sais pas, à la télé rien dit à la radio rien dit dans le journal rien dit juste photos terroristes braillards, banderoles temps de travail, banderoles salaires, banderoles chômage, banderoles rouges, banderoles noires, banderilles sang CETTE VIOLENCE ARRACHEE AU SOMMEIL CES GREVISTES VRAIMENT CES HURLEMENTS VRAIMENT J’AVAIS SI PEUR SI VOUS SAVIEZ dû marcher sur les quais, des quais sales et craintifs, et cette pluie qui s’y met, cette pluie sale sur les rêves comme un linceul de honte, le soleil durant des mois et cette pluie aujourd’hui, sur les joues dans les yeux, une loupe une larme UNE LEZARDE SUR UNE PEAU D’ENFANT, et moi qui emprunte l’avenue pour m’imprégner des cris pour me baigner de vie oh j’aurai tellement aimé les prendre dans mes-)

(sais pas, sais plus, affolée, courir, peur, c’est ça oui, peur, bien se rappeler, avoir peur - terroristes - droite grévistes, gauche grévistes, devant grévistes, trouille au ventre - terroristes - partout terroristes - prise d’otages terroristes - temps de travail terroristes - syndicats terroristes - 35 39 40 65 toujours plus 70 80 BIENTOT CENT BIENTOT DEUX CENT TERRORISTES DE PLUS OH CES CHIFFRES la piètre loterie humaine)

(JE SUIS OTAGE DES GREVES QU’ON LIVRE LA RANÇON
OU M’ABATTE SUR LE CHAMP cela vous convient
je suis lasse)

personne ne l’ignorait
vous auriez dû prendre
vos dispositions
Moi Je ne suis pas en retard
Moi J’ai pris Mes dispositions
Mes dispositions vous comprenez
aujourd’hui Mes dispositions
MAIS ÇA VOUS NE POUVEZ PAS L’ENTENDRE N’EST-CE PAS ?
aujourd’hui (j’ai) Moi aussi (mes dispositions)
oh qu’il est dégradant d’avoir à se justifier
(vous m’entendez ?)
Moi Je (n’habite pas à côté) sortez

tu rentres encore tard maman

(les grèves mon amour)
(de merveilleuses grèves
de sable)

*

va te faire foutre syndicaliste de merde

*

(va te faire foutre patronne de merde)

*

vous ne serez pas surprise d’apprendre que les actionnaires réclament une petite augmentation du chiffre de la colonne de droite

vous ne serez pas surprise d’apprendre que cette petite augmentation du chiffre de la colonne de droite se traduira dans l’entreprise par une demande de gains supérieurs de productivité

vous ne serez pas surprise d’apprendre qu’il faudra soit travailler plus longtemps soit être moins payée soit augmenter les cadences blabla oh comme il Me tarde de vous voir augmenter les cadences toute augmentation de cadence M’a toujours oh

vous ne serez pas surprise d’apprendre que le secteur étant fortement concurrentiel des sacrifices s’imposent de la part de nous toutes - notez bien le « nous-toutes » - si nous voulons garder notre beau et svelte niveau de compétitivité blabla DIEU QUE LE CUL DE CETTE COMPETITIVITE EST BANDANT vous ne trouvez pas qu’il est bandant mais les syndicalistes bandent-t’elles

vous ne serez pas surprise d’apprendre que votre activité au sein de l’entreprise M’importune mais il paraît que c’est le jeu n’est-ce pas, pour qui traque les selles résiduelles de la démocratie dans l’entreprise VOUS N’ETES QUE LA SURVIVANCE RESIDUELLE DE LA CHIENNERIE DEMOCRATIQUE SOUS MON TOIT avec qui, l’art du jeu n’est-ce pas, consiste à composer-négocier blabla bien qu’un fichu taux de chômage tende à modifier substantiellement les règles du jeu, taux de chômage Je vous l’avoue sur lequel Je ne manquerai pas de M’appuyer pour vous faire plier l’échine et vous faire lécher le sol vous et votre syndicat blabla QU’IL EST BON DE N’AVOIR PAS A TERMINER SES PHRASES vous ai-Je déjà dit à quel point Je raffole d’évidences

Je ne serai donc pas surprise d’apprendre qu’en tant que représentante du personnel vous preniez les dispositions suggestives pour faire changer les actionnaires d’avis et revenir sur la petite augmentation du chiffre de la colonne de droite, or vous savez qu’ils ne négocieront pas - la bouillie froide ne négocie pas - tout juste roteront-ils une vague bordée pédagogique « oh ces enfants terribles oh les vilaines qui tentent de se soustraire à l’autorité paternelle » blabla Je ris LA PEDAGOGIE UN CRACHAT DANS LA GUEULE D’UNE MUETTE tout juste feront-ils peser sur vous leur refus de négocier DONC je ne serai pas surprise d’apprendre que votre seule solution soit un recours plus violent, ce qui exacerbera momentanément la petite augmentation du chiffre de la colonne de droite voire même la fera s’inverser, ce qui signifiera conséquemment des mesures très dures sinon radicales - « radicales » c’est Moi qui le souligne - de la part des actionnaires - CETTE BOUILLIE VEULE ET FADE - actionnaires qui Je vous le confirme restent maladivement attachés à la petite augmentation du chiffre de la colonne de droite qui leur en voudrait

vous ne serez donc pas surprise d’apprendre que vous n’avez pas le choix et qu’une grève serait du plus mauvais effet CE MEPRIS QUE J’EPROUVE A VOTRE EGARD sortez

ce mépris qu’entache
l’attirance

*

(bats-toi) contre quoi (bats-) toi (il faut continuer à) me battre (pour l’amour de) toi ? (je t’en supplie)
contre qui contre quoi
des murs partout

(des murs de papier)
des murs trop hauts
(je te prêterai mon dos)
pas assez large
(je te prêterai ma rage
une fine lame
précise et tranchante
comme une action collective)
une lame émoussée
tu t’es battue pour rien
avant c’est fini
friche stérile
semée en vain
rien à léguer
tes traces ont tourné court
tu es vieille et sèche
l’arc de ton dos le prouve
les ailes noires sur ton visage - une condamnation

pas de plus grande défaite
que celle cachée dans une ride

(oh l’impossible transmission)

J’EMMERDE LA REPRODUCTION SOCIALE J’EMMERDE L’EMPREINTE STERILE DE TOUTE REPRODUCTION OH MAMAN JE T’AI PRESQUE AIMEE
qu’as-tu à me proposer
est-ce là ce que tu comptais m’offrir ?
J’AURAIS TANT VOULU AVOIR LES YEUX FERMES
JE MERITAIS MOI AUSSI D’AVOIR LES YEUX FERMES
mais il fallait que tu me les maintiennes larges
la vérité pourrit mon regard
aucune larme
désormais
pour adoucir
l’avenir
laisse moi travailler

(tu n’iras pas travailler
s’il le faut - je plierai pour deux)

vos diplômes
votre parcours
vos langues
blabla
Je ne vous cache pas mademoiselle que vous n’êtes pas seule sur ce poste, Je ne vous cache pas que le nombre est un ennemi redoutable, Je ne vous cache pas que J’adore cette situation, levez-vous s’il vous plait que J’admire le corps de la main d’Å“uvre qualifiée, vous ai-Je dit que J’aimais les « entretiens » vous êtes encore très souple j’ai dix-huit ans à votre âge Mon corps se dressait contre des barricades que J’aurais voulu de chair à votre âge mademoiselle la peau avait soif qu’avez vous rassasié ? votre mère ignore que vous êtes dans ce bureau
oui
pourquoi lui mentir
je ne mens pas j’épargne
vous cherchez du travail
je cherche de l’argent
votre mère ne vous a pas dit
ici nous n’avons que du travail

*

Extraits de presse

« (...) C’est vénéneux, formidablement juste et l’écriture de Malone est un bonheur d’équilibre et de rythme. »

[Gérard Charut, L’Est Républicain, 28.08.07]


« La pièce est magnifique (...)

Trois personnages, la chef d’entreprise, une salariée syndicaliste et la fille de cette dernière. La gamine n’a qu’une envie, rentrer dans l’entreprise, se fondre dans la masse de ceux qui travaillent plus pour gagner peu. Sa syndicaliste de mère refuse que, si jeune, sa fille pénètre le monde obscure et étouffant du monde du travail salarié. La chef d’entreprise, les dents longues et l’écume aux lèvres, dirige la machine à broyer d’une main de fer.

Au-delà de la simple forme du discours surgit la vérité essentielle, l’incroyable difficulté d’exister, de trouver sa place dans l’univers. Le monde du travail est en cela exemplaire. La lutte entre la directrice et la syndicaliste devient, à force d’habitude, leur moyen privilégié de fonctionner, de se définir l’une par rapport à l’autre, et de se définir chacune par rapport au monde. Entre alors dans la ronde la fille. Au chômage, sans travail, elle n’est rien. Dans la société actuelle qui veut qu’on n’existe qu’à travers l’argent gagné, "je travaille donc je suis", elle n’aspire qu’à se fondre dans le moule.

La pièce va donc bien au-delà de la simple caricature du monde de l’entreprise, mais retrace l’évolution de la société des quelques dernières décennies, pour arriver à la jeune génération actuelle, génération perdue, gavée de télé, de consommation et privée de rêves de liberté et de création. Les dialogues sont remarquablement écrits, dans un style moderne et classique tout à la fois »

[Anne Vivier, Racines, août 2007]


« (…) réflexion est menée sur le mode de la dérision et de la légèreté dans la version de Pierre Germain. Dans un décor rigoureux, il introduit de la fantaisie, puisque des scènes entières se font sur le mode de la comédie musicale. Soit de façon très rock’n’roll, soit sous une forme de variété mièvre. Cette touche musicale décalée amène de la drôlerie sans diminuer la pertinence du propos. »

[Nicolas Blondeau, Le Progrès, 8 avril 2010]

Le texte à l’étranger

Traduction en allemand par Kristin Schulz et publication dans la revue SCENE, Theater der Zeit, en octobre 2008.

Lecture au Thalia theater de Halle (Allemagne), dans le cadre des "Nouveaux auteurs 2009", le 10 mai 2009.

Mise en espace en allemand (traduction de Kritin Schulz) au Théâtre Le Maillon-scène européenne, à Strasbourg, dans le cadre des 5è journées franco-allemande des auteurs, co-organisées par le Badisches Staatstheater, le 25 juin 2009.

Vie du texte

Lecture à La Mousson d’été, dirigée par Jean-Paul Wenzel, avec Marie-Sophie Ferdane, Catherine Matisse et Julie Sicard, le 27 août 2007.


Création radiophonique sur France Culture dans une réalisation de Jean-Matthieu Zahnd avec Estelle Bordaçarre, Marisa Commandeur, Marie-Catherine Conti, le 13 octobre 2007.


Mise en espace d’extraits lors de le Manifestation « Faim d’écrits », à Aubervilliers, par la compagnie du sarment, sous la direction de Cédric Chayrouse, le 27 janvier 2008.


Mise en espace par la compagnie Machine Théâtre au Théâtre d’O de Montpellier par Franck Ferrara,
avec Ludivine Bluche, Sarah Fourage, Anne-Juliette Vassort, le 3 avril 2008.


Mise en lecture par Michel Didym, dans le cadre de la manifestation « Les auteurs vivants ne sont pas tous morts », proposée par la compagnie du Désordre, dirigée par Filip Forgeau et le Théâtre de l’Union-CDN en Limousin, à Limoges, Brive-la-Gaillarde, Vicq-sur-Breuilh, les 22, 24 et 26 avril 2008.


Lecture par La Compagnie du pas sage à Saint-Cloud, dirigée par Xavier-Valéry Gauthier, avec Sophie Guiter (la Cheffe d’entreprise), Blandine Pellissier (La syndicaliste), Léonie Pascal (La fille), le 7 mai 2008.


Création par le Théâtre de la mauvaise tête (Marvejols, 48) dans une mise en scène de Fabrice Andrivon, avec Fabienne Bargelli, Marie-Do Fréval, Pétronille de Saint-Rapt et Lembe Lokk, le 7 novembre 2008.


Nouvelle création dans une mise en scène de Pierre Germain, compagnie Germ 36, avec Sabine Destailleur, Elise Le Stume, Pauline Hercule et la création musicale de Jean-Baptiste Cognet, Théâtre de l’Elysée, à Lyon, du 1er au 10 avril 2010.


Mise en voix par la Compagnie La lune blanche, dirigée par Jean-Michel Rivinoff, dans le cadre des Rendez-vous du mardi proposé par le CDN de Tours, avec Sylvie Jobert, Emma Pluyaut-Biwer, Catherine Vuillez et la voix de Leslie Bouchet, le 23 janvier 2018.


La Compagnie La lune blanche, dirigée par Jean-Michel Rivinoff, prévoit, sous le titre Temps modernes, la création de L’Entretien en diptyque avec Krach du même auteur à la Halle aux Grains – scène nationale de Blois, en octobre 2019
Avec Leslie Bouchet, Sylvie Jobert et Catherine Vuillez
Assistanat à la mise en scène – Emma Pluyaut-Biwer

Tournée 2019-2020
— Théâtre de Chartres (28) le 3 décembre 2019
— Théâtre de L’Ephémère - scène conventionnée, Le Mans (72), les 23 et 24 janvier 2020
— Théâtre de la Tête Noire (45) en co-accueil avec le CDN d’Orléans, les 25 et 26 mars

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