Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
Partie 1, scène 5
Richard - J’aime regarder le monde s’effondrer Anne.
Si j’en avais la force,
je reprendrais du service
pour une dictature.
Anne - La concurrence est vive.
Elle est belle, jeune et séduisante.
Elle use de simplisme et d’impostures choc.
Renoncez.
Richard - La concurrence est faible.
Elle promet un avenir et flatte le passé.
Je suis un progressiste.
Bien au delà de ces ressorts ridicules.
Pas d’avenir, plus de passé.
Le lustre de l’effondrement.
La griserie de la chute.
L’esthétique de la ruine.
La pureté du geste, Anne.
Du panache.
Notre époque ne manque pas de moulins.
Anne - Vous pensez séduire avec ça ?
Richard - Mon cynisme ne vous a pas toujours déplu.
Anne - Je n’y voyais que faiblesse.
Richard - Ma faiblesse ne vous a pas toujours déplu.
Anne - Je n’y voyais que cynisme.
On ne promet pas le néant pour soulager du chaos.
Richard - Je ne promettrai rien.
L’absence de perspectives suffit.
Le vide comme métaphore.
Anne – Vous êtes consternant.
Richard - Si au moins j’avais encore la force
de ramper sur vous, Anne.
Je savais alors vous faire taire.
Anne - Vous confondiez
mon mutisme
et votre surdité.
Je hurlais, Richard.
Partie 2, scène 4
Buckingham - NOUS SOMMES EN GUERRE.
Certes nous ne luttons ni contre une armée,
ni contre une autre nation,
ni même un continent,
une île isolée,
une province sécessionniste,
une planète renégate,
mais l’ennemi est là , invisible, insaisissable, retord, qui progresse avec hostilité
dans les tranchées séculaires de notre corps -
De notre corps-
Norfolk.
Norfolk – Social.
Buckingham - Social, bouche ses artères sanglantes.
Norfolk – Vivantes.
Buckingham - Vivantes et cela requiert notre-
Notre -
Notre –
Norfolk – Mémoire.
Buckingham - Norfolk.
Norfolk - Je cherche.
Voilà .
Mobilisation générale.
Buckingham - Nous sommes en guerre.
Toute mon action j’en fait le serment devant vous ce soir sera tournée vers le combat sans merci contre cet ennemi invisible qui rampe avec délectation dans nos tranchées –
Norfolk - Déjà dit.
Buckingham - Nous sommes en guerre,
non contre les Allemands,
ni contre les Goths,
voire même les Troyens,
envers qui nous aurions pourtant
de solides raisons de l’être, non,
nous sommes en guerre nous le savons nous ne saurions pas ne pas savoir ne pas l’ignorer chacun au plus profond de nous toutes,
J’APPELLE À LA RÉSISTANCE,
J’APPELLE À LA MOBILISATION,
J’APPELLE AU SACRIFICE ET À LA RETENUE.
Nous sommes en guerre et en même temps -
Richard – Anaphore
Anaphore
Buckingham - NOUS SOMMES EN ANAPHORE
Norfolk - Merveilleux Buckingham
Richard - Bravo bravo Buckingham.
Vous passionnez l’auditoire.
Buckingham - NE DEVIEZ-VOUS PAS ATTENDRE
LA FIN DE MES RÉPLIQUES POUR M’INTERROMPRE, RICHARD ?
Richard - Je les ponctue Buckingham.
Sans quoi votre mélopée ennuierait
jusqu’à vos propres oreilles.
Regardez le public.
Il s’ennuie Buckingham.
Si l’on exclut les premiers rangs que l’on paye,
les deuxièmes se tortillent d’embarras,
jusqu’aux derniers qui profitent de l’obscurité
pour s’échapper.
N’entendez-vous pas les portes grincer Buckingham,
ou bien est-ce votre pensée qui lorsqu’elle ressasse
émet ce petit couinement rouillé ?
LA MUSIQUE BUCKINGHAM.
Un discours sans musique
est une montagne dont on a rasé l’éminence.
Décrit-on une montagne
avec le lexique de l’étang ?
LA MUSIQUE.
Le roulis érotique
qui chavire la conscience
et dégage d’une voix vicieuse
la culotte du message.
SOYEZ SENSUEL
Pelotez l’oreille interne.
Echauffez la raison.
Des accélérations brèves.
Des refrains langoureux.
SOYEZ UN APHRODISIAQUE BUCKINGHAM.
Massez susurrez.
Débraillez-vous.
Sortez votre langue.
Exhibez-là .
Qu’elle ondule émoustille
et détourne de vos formules pouilleuses
l’attention subclaquante
d’un public raréfié.
EBAHISSEZ-LE.
On ne culbute avec passion
que ce qui s’offre par surprise.
EXCITEZ BUCKINGHAM.
La danse du ventre.
Faites croire à la population
qu’elle a besoin de vous.
Rappelez à l’enfant qu’il a besoin d’un père.
Un père désirable au ventre plat
lorsqu’il retient sa respiration.
Sans quoi votre discours
n’aura pas plus de saveur
qu’un filet de sel allégé
dissous dans la mer morte.
Buckingham - C’est tout ?
Richard - Pour ce soir oui.
Buckingham – Voilà un bien piètre conseiller
pour les questions d’érotisme.
Richard - La sensualité ne s’enseigne pas.
Buckingham - Perdre la voix
vous a rendu aigre Richard.
Vous mordez maintenant sans discernement
et l’absence de dents rend l’exercice pathétique.
Richard - Je n’ai jamais été qu’aigreur Buckingham,
et effectivement je n’ai plus de dents.
Les gencives suffisent pour l’époque.
Je me retire.
Et n’oubliez pas de parler d’économie.
Une litanie chiffrée rend muette
n’importe quelle meute aboyante.
Et pour vous qui en manquez,
elle offre cet ersatz d’intelligence
propice au silence des foules.
Buckingham - Hélas, je n’ai aucune notion.
Richard - D’intelligence, je sais.
Buckingham - D’économie.
Richard – A quoi bon.
Partie IV, milieu
Richard - Puis-je m’approcher ?
ANNE – Non. Vous corrompez vite.
Richard - JE NE FRAPPERAI PAS.
ANNE - Evidemment, sinon je tranche
ce qu’il reste à trancher.
Et j’ai peur que cela prenne du temps à trouver.
RICHARD - Je n’ai jamais touché.
ANNE - VOUS AVEZ BRISÉ.
RICHARD - JAMAIS CARESSÉ.
ANNE - En aviez vous l’envie ?
RICHARD - Peut-être, si j’avais eu une peau.
Anne – RICHARD LA PITOYABLE MONSTRE
CHERCHE ENCORE À ÉMOUVOIR.
Est-ce une voix que j’entends
ou son écho perdu dans un puits sec ?
RICHARD - Buckingham est devenu fou.
ANNE - Buckingham est un dictateur.
RICHARD - Buckingham se croit dieu.
ANNE - Buckingham vous ressemble.
RICHARD - Buckingham confond fiction et réalité.
Il se prend pour son personnage.
Prend la forme de son costume
et s’invente une autorité
que même l’auteur a rejetée.
ANNE - L’auteur s’est suicidé.
RICHARD - Il a laissé aux faibles d’esprits
la croyance qu’un rôle
pouvait être supérieur à tous les autres.
ANNE - Vous êtes jalouse.
RICHARD - Je suis à vos côtés.
ANNE – Un second rôle.
Buckingham règne sur un cimetière
mais les tombes sont vides.
RICHARD - IL DONNE DES ORDRES AUX STÈLES ANNE.
ANNE – Vos morts sont venus se réfugier ici.
Ils ont plutôt bonne mine.
RICHARD – ILS ONT FUI LA VILLE.
ANNE – SEULEMENT LES LIEUX DE POUVOIR.
PARLEZ-MOI DE BUCKINGHAM.
RICHARD - Parfois il insulte un chat, dialogue avec des corneilles et taggue des épitaphes sur des tombes célèbres en guise de Constitution. Le matin il joue de la flûte dans la cour du palais suivi par des valets aux visages peints en cul. Le soir il fait la poussière des marches du perron puis se fait porter des miroirs qu’il caresse furieusement. J’imagine qu’il se fait aussi régulièrement retendre la peau au coin des yeux pour ne pas que ça boulotte.
Anne – Que s’est-il passé ?
Norfolk – LE PEUPLE A DISPARU.
Richard – Norfolk ?
Anne - Il s’agit du flash back.
BUCKINGHAM - J’AI DÉCIDÉ DE ME PRÉSENTER.
Anne - Nous en sommes plus loin Buckingham
Richard – JE RIS
Norfolk - LE PEUPLE A DISPARU BUCKINGHAM.
BUCKINGHAM - On s’en fout.
Que disent les sondages ?
Norfolk - Le peuple a disparu.
BUCKINGHAM - On s’en fout, que disent les écoutes ?
Norfolk - Le peuple a disparu.
BUCKINGHAM - On s’en fout.
Que disent nos amis dictateurs ?
Norfolk - Le peuple a –
BUCKINGHAM - JE RIS
RICHARD – Il ment c’est moi qui riais.
JE RIS.
Buckingham – Avez-vous fouillé partout ?
Retourné les caves.
Vidé les égouts.
Soulevé le linoléum.
Norfolk - Le peuple
a –
BUCKINGHAM - J’AI ENTENDU NORFOLK
Ai-je gagné ?
Richard - JE RIS.
Norfolk - Oui.
BUCKINGHAM - ALORS POURQUOI M’IMPORTUNER
AVEC CETTE LUBIE DE PEUPLE.
Champagne.
(…)
Texte lauréat du Prix Alfred Verdaguer 2024 décerné par l’Institut de France.
« Un texte brillant, exigeant et touffu, écrit dans une langue soutenue, des contrastes jubilatoires, de l’humour. Une très belle pièce. »
[Centre national du livre]
« Shakespeare n’a pas écrit la suite de Richard III. Philippe Malone, si (…)
Il fait de cette suite une fable féroce sur le pouvoir, le pouvoir politique bien sûr, mais aussi le pouvoir au théâtre, les relations entre les personnages, les comédiens qui les incarnent et l’auteur de la pièce. Les anachronismes et autres décalages mettent à distance aussi bine les vérités historiques que les textes de théâtre.
Les personnages laissent en permanence la place aux comédiens qui ponctuent, commentent, corrigent les propos de l’auteur, voire improvisent quand celui-ci, peut-être à court d’arguments, se suicide avant d’avoir écrit la fin du texte. Ils n’hésitent pas non plus à définir quelques codes théâtraux. (…)
Peur de attentats, peur des épidémies, de la guerre, des émeutes, la pièce renvoie constamment à notre histoire contemporaine.
Et l’écriture rapide, précise, joyeuse, alternant les métamorphes poétiques et les digressions très terre à terre, nous offre un véritable plaisir de lecture »
[Patrick Gay-Bellile, Le Matricule des Anges, n°249, janvier 2024]
« Philippe Malone reprend les personnages de Shakespeare et interroge la question du pouvoir. (…)
Philippe Malone est un poète de théâtre. À voir et à lire. Il convoque notre monde moderne et son verbe sur scène. (…)
Le Richard IV de Malone, c’est plutôt le Richard III vieillissant de Shakespeare. (…)
Premier enjeu dans tout texte de Philippe Malone, la langue. Des mots-sons en collision. Des phrases-trains – dans lesquels se dissimulent parfois mots d’ordre, vers et rimes. Qui se croisent ou se percutent. Une graphie, un rythme, une musique où l’invention poétique est un geste militant.
Précipiter/freiner. Ralentir/stopper. Une partition d’idées. C’est ce qui permet, en toutes circonstances – lecteur, auditeur ou spectateur – d’entendre l’écriture et le sens au travers de l’exigence. Et de le lire politiquement. Comme il écrit. A l’intérieur de l’histoire, l’art et de la politique. »
[Laurent Klajnbaum, L’Insoumission, 25 janvier 2024]
« Richard IV est une farce politique désopilante sur la comédie du pouvoir et de son exercice, un jouissif jeu de massacres.
Mais au détour d’une réplique, Philippe Malone désamorce la farce de son écriture de précision, de son implacable sens du rythme et de ses ruptures.
Comment ne pas être crucifié par la beauté mélancolique du dernier monologue de Richard et terrassé par les répliques définitives d’Anne ? »
[Anne Vivier, Dissonances, n°46, été 2024]