Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

Personnages

Yole : Celle par qui tout s’est révélé. Dernière fille du menuisier et de la femme du menuisier.
Mafi : Cadette des filles du menuisier et de la femme du menuisier. Grande sœur de Yole.
La Nièce : fille de Mafi. Élevée par Yole.
Le Père : Menuisier, père de sept filles. Père de Yole et de Mafi.
La Mère : Femme du menuisier, mère de sept filles. Mère de Yole et de Mafi.
La Veuve : Femme d’une quarantaine d’année. Veuve. Protégée de Agwe, le dieu de la mer.
La Voisine d’en face : Femme du boulanger. Tutrice de Yole et de Mafi.
Papa Loko : Chef spirituel de la religion vaudou.
Le Pasteur : Aussi connu sur le nom de Berger. Chef spirituel d’une religion chrétienne
Le Boulanger
L’épouse du Pasteur
Les villageois et leurs enfants sont nommés par rapport à leur occupations et métiers :
Boulanger. Marchande de légumes. Laitière. Poissonnier. Boucher. Pharmacien.
Le fils aîné de la laitière : Premier de Yole.
Le fils du boucher et le fils du pharmacien : Harceleurs de Yole.
Monsieur le Juge : Second mari de Yole.

La pièce peut se jouer à partir de 4 comédiens, deux femmes, deux hommes.


Extrait 1 LA NAISSANCE DE YOLE OU L’EFFONDREMENT D’UN CHATEAU DE CARTES

Le père par LE BOULANGER. – Les dieux n’avaient-ils donc aucune estime pour lui ? Quel était le poids de ses prières dans la balance du Très-Haut ? Une fille. Encore une autre fille ! Il avait beau se le répéter, mais incapable de digérer le tort. N’avait-il pas pourtant payé la dime à l’église et promis des offrandes exorbitantes aux esprits et à Damballah lui-même ? Combien de cierges brulés sur la tombe de sa mère, une honorable femme qui n’avait donné au monde que des hommes ! Une septième fille. Sept ingrates qui ne jureront que par leurs maris. La sage-femme lui avait demandé s’il souhaitait la prendre dans ses bras. Certainement pas ! Plus tard, demain, dans dix ou vingt ans… Le temps que sa déception se dissipe. Une septième fille et aucun garçon pour faire perdurer son nom. Sept fois, son honneur sera mis à prix, mis en péril.

Celle-là n’avait pas pleuré comme les autres. Comme une enfant normale. Il avait fallu qu’on la provoque, c’était nécessaire pour savoir si elle était née en bonne santé. Malheur, elle l’était ! Celle-là sera sans doute une dépravée, il le sentait. Avec les filles, on doit s’attendre au pire. Son père, un grand homme sage, clamait trop souvent ce proverbe pour qu’il l’oublie : Lè w gen pitit fi, ou ka bay kochon lanmen ! Et lui, il en avait sept sur la conscience. Sept fois, il risquait de recevoir un porc à sa table ! Un moins que rien. Avec sept filles, tout peut arriver.

Il prit la décision de punir sa femme. Pourquoi ne pouvait-elle pas lui donner un fils ? C’était un minimum pour un mari qui ne refusait rien à son épouse. Il ne rentrera pas ce soir ni demain d’ailleurs. C’en était trop, il avait fini par flancher, par perdre patience. Il voyait tous ses biens se convertir en dot. Sept fois, des hommes viendront chez lui prendre une fille et exiger un ensemble de choses de valeur. Sept fois, il devra s’inquiéter qu’elles ramènent des avortons dans sa maison ou qu’elles se donnent à n’importe qui, un après-midi dans un champ ou une chambre isolée, loin du regard de la moralité. Lui, toute sa vie, il avait honoré les femmes qui se respectaient. Aîné d’une famille de cinq garçons, il avait vécu trois ans en ville pour apprendre la menuiserie. Il était le mieux placé pour savoir que certaines valeurs essentielles avaient disparu. Les femmes ne sont plus les mêmes. Celles d’aujourd’hui ont oublié leur rôle. Elles sont toutes pourries dès le moment où leur cri transperce ce monde. Elles se veulent libres pour se convertir en catins. Leur vraie nature. S’il avait su qu’il serait aussi malchanceux cette fois encore, il se serait retiré à temps, avant de jouir. Il aurait jeté sa semence, ou contraint sa femme à avorter. Mais l’espoir est un sentiment dangereux. Personne ne saurait évaluer son amertume, tant elle était démesurée. Un fils qui lui ressemble, à qui il aurait transmis son beau métier, était-ce trop demandé ?

C’est ainsi que le père partit cette nuit-là se réfugier dans les bras de la veuve de la contrée. Cette femme lui tournait autour depuis un moment déjà. Des meubles à réparer, à polir, des demandes de créations farfelues et inutiles. Tous les prétextes étaient bons pour l’attirer chez elle. Jusqu’à ce soir, il s’était refusé à elle, par respect pour sa femme. Mais que recevait-il en retour ? Sa loyauté ne payait pas. Et si son épouse était incapable de lui donner un garçon, une autre femme le ferait. Les gouttes de pluie qui lui coulaient sur le visage avaient un goût amer. Et ce soir-là, la veuve connut une nuit d’amour avec une ferveur qui ressemblait plus à de la violence.


Extrait 2 LA NAISSANCE DE YOLE OU L’EFFONDREMENT D’UN CHATEAU DE CARTES
AU MARCHÉ DE LA PLACE

Marchande de légumes. – Tiens ! c’est notre petite Mafi ! Comment vas-tu ma toute belle ?

Mafi. – Bonjour tata. Je vais bien tata.

Marchande de légumes. – Comment se portent ta mère et tes sœurs ? Le bébé est-il né en bonne santé ?

Mafi. – Tout le monde va bien tata.

Marchande de légumes. – Tu as besoin de quelque chose ma jolie petite ? Des légumes ? Regarde ces aubergines. Regarde-les bien. Tu vois, les poivrons verts, quelle beauté. Cueillis tout juste ce matin. Touche un peu ses épinards. Tu n’en trouveras pas d’aussi frais aujourd’hui. Tu n’en trouveras d’aussi frais nulle part.

Mafi. – Oui tata. Merci. Mais je ne fais que passer.

Marchande de légumes. – Ah dommage ! Ces légumes feraient un bon touffé pour ta mère. Elle en aura besoin. L’allaitement n’est pas un exercice facile. Pour ne pas maigrir, il faut bien manger. Surtout avec ce qui lui arrive en ce moment. Malheureuse et cocue ! Le cœur d’un homme est ingrat ma petite ! Souviens-t’en. Pousse-toi un peu Mafi. Va. Tu empêches les autres de voir ma table.
Approchez messieurs et dames !

Mafi. – Au revoir tata.

Un peu plus loin…

Boucher. – Comme tu as grandi la petite ! Alors ma volaille te fait plaisir ? Ta mère s’approvisionne ici. Seulement ici. Tu sais combien elle est exigeante. Ma viande est de bonne qualité. Ma charcuterie est meilleure que celui du charcutier lui-même ! Regarde ce gigot d’agneau. C’est le morceau préféré de ta mère.

Mafi. – Oui tonton. Merci. Mais je ne fais que passer.

Boucher. – Tu en parleras à ta mère dis ? Vendredi je fais des réductions sur la volaille. Rien qu’une bonne cuisse charnue, bien rôtie pour oublier une trahison. Passe mon enfant puisque tu ne veux rien me prendre. Il faut laisser la place pour les acheteurs.
Avancez ! Avancez ! messieurs et dames ! Avancez !

Mafi. – Au revoir tonton.

Un peu plus loin…

Laitière. – Je suis toute contente de te voir Mafi.

Mafi. – Bonjour tata.

Laitière. – Quelque chose te fait plaisir ?

Mafi. – Non tata. Je passe mon chemin.

Laitière. – Comment va ta mère ? Cela doit être dur pour elle la pauvre malheureuse ! Parturiente et cocue ! Quel malheur !

Mafi. – Non tata. Elle va bien, merci.

Laitière. – Comment a-t-elle appelé la petite dernière ?

Mafi. – Elle s’appelle Yole.

Laitière. – Quel prénom absolument charmant ! Une bonne vieille femme ta mère. Dis-lui que je prie pour sa maison, que je plains son malheur. Le diable teste sa foi et son courage. Qu’il ne faut pas perdre espoir.

Mafi. – Oui tata. Merci.

Laitière. – Goute ce morceau de fromage. Un délice, n’est-ce pas ? Parles-en à ta mère. Il me m’en reste plus beaucoup. C’est son préféré.

Mafi. – Oui tata. Au revoir.

(...)


Extrait 3 LA NAISSANCE DE YOLE OU L’EFFONDREMENT D’UN CHATEAU DE CARTES

Le pasteur par PAPA LOKO. – Lorsque sa femme lui apprit la fastidieuse nouvelle de la liaison entre le bélier menuisier et la veuve faussement éplorée, il dit avoir été touché par une douleur vive à l’estomac qu’il interprétera comme une profonde tristesse pour l’âme de ce serviteur. L’avenir cependant prouvera toute autre chose. Il voyait en cette mésaventure une occasion de faire fructifier ses affaires. Mener cette âme perdue à la reconversion ne se ferait pas sans bénéfice. Il aurait dû prévoir ce dommage ! Cette femme sentait le péché à des kilomètres à la ronde ! Il en était lui-même tenté. Il avait rêvé d’elle, de ses courbes, de sa liberté. Le diable aussi est puissant !

Le menuisier et sa femme étaient de bons fidèles. Ils avaient beaucoup investi dans la construction de SA nouvelle chapelle. Ils avaient sept filles, ce qui égalait pour lui à sept mariages. Et si, par bonheur, chacune d’elle venait à enfanter comme la mère, cela lui fera sept fois sept baptêmes. Il ne pouvait pas se permettre une telle perte ! Il réfléchit longtemps aux démarches qu’il devait entreprendre pour aider ce couple à se réconcilier et ainsi épargner l’âme du bélier, le menuisier. Il savait que la prière était une force lente. Ce problème devrait être réglé au plus vite. La communauté en serait charmée, son nom resterait pendant longtemps sur toutes les bouches et avec cette nouvelle popularité, son église serait remplie. Des gens viendraient de partout rien que sentir sa main bénite posée sur leur tête.

S’il était capable, comme il le prétendait souvent, d’entendre la voix de Dieu, il aurait su qu’il ne fallait pas se rendre chez la veuve. Que tout homme qui y entrait ne sortait pas indemne. Cette femme connaissait les caresses qui pouvaient faire revivre les morts et hanter les vivants. Et si elle vous choisit… si par malheur, elle vous choisit ? Paix à votre âme ! Elle ne trouvera de repos que dans les bras de la veuve aux mille tours d’amour.

C’est ainsi que le pasteur se mit en route pour convertir la veuve, repentir le menuisier. Il était tellement sûr de son succès que le mot fut donné et une commission très élargie se proposa pour l’accompagner.

Une heure après la ronde, Mafi rentra chez elle avec des nouvelles qui indisposèrent la mère. Le pasteur et une foule de gens curieux se rendirent chez la veuve. La porte était entrouverte. Une voix depuis l’intérieur invita le pasteur à entrer.

Sept jours et sept nuits sans aucune nouvelle du Berger. Onze nuits et dix jours depuis la disparation du bélier menuisier. Jamais l’imaginaire des villageois ne fut aussi fécond.


Extrait LE SACRIFICE, milieu

Le coryphée formé DES VILLAGOISES. – La petite Yole grandit, grandit, grandit. De toute beauté. La petite Yole grandit dans cette communauté.
La petite Yole sent la jeunesse !
La petite Yole sent les doux rêves !
Certains disent qu’elle est responsable du drame !
Qui peut dire une chose pareille, ce n’était qu’un nourrisson ?
Elle est fautive quand même, juste un peu.
Si elle n’était pas venue au monde, tout cela ne serait pas arrivé !
Si elle était morte en couche, tout cela ne serait pas arrivé.
Si elle avait été un garçon, tout cela ne serait pas arrivé !
Ce n’est pourtant pas si dur d’être un garçon.

La petite Yole, quelle grande beauté !
La petite Yole quel charme fou !
Attention ! La voilà.
Elle nous dira un bonjour que l’on entendra à peine.
Elle se joue ti jezi nan po krab !
Elle se joue timide.
Elle se la joue Sainte Vierge.
Elle me fait penser à la veuve !
Un peu quand même. Juste un peu.
Elle a beau se parer telle une nonne, ça ne suffit pas !
Ses courbes rebelles agacent le monde.
En vérité, elle agace tout le monde !

Pourquoi tant de volants dans une robe aussi simple ?
Elle cache quelque chose !
On dirait une frigide !
Elle a bien grossi cette anorexique !
Elle cache peut-être un ventre. Qui sait ?
Elle était mieux avant !
Je la préfère maintenant !
Vous la dites belle belle belle
Je ne trouve pas moi !
Ses cheveux, on dirait le champ de bataille de Vertières !
Trop lisses !
Trop drus !
Pas assez noire !
Trop noire !
Trop pâle !
On dirait une souffreteuse !
Un peu quand même. Juste un peu.

On dit que le fils du boucher meurt d’amour pour elle.
On dit du fils du pharmacien que pas un soir ne passe sans qu’il ne rêver d’elle.
On dit que la fille de la marchande de légumes se couperait les veines pour elle.
On dit que les fils de la laitière s’entretuent pour elle.
Je vous l’avais dit ! Cette petite à la mine chafouine !
Pas très nette tout ça. Pas nette du tout !
Fausse innocence.
Fausse pureté !
On l’a à l’œil !
La voilà, elle arrive.
(…)


extrait PATRIARCAT, JE M’EN VIENS TE CHIER DESSUS !

YOLE. – Que ne diras-tu pas pour m’avilir ? Tu es la création initiale, l’originale. Je suis l’objet mis là, à ta disposition, pour remplir ton vide, te servir.

Que n’inventeras-tu pas pour asservir ta vanité et ton orgueil ? Nous sommes tous deux nés sous la bannière de la poussière. Mais tu es celui qui a nommé tout ce qui respire sur cette terre, moi y compris.

Que ne trouveras-tu pas pour t’élever ? Je suis femme, je suis faible, j’ai les nerfs à vif et le corps usé par la naissance. Je suis la porte par laquelle le carnage et la mort sont entrés dans le monde. Par ma désobéissance, j’ai prouvé que je n’étais pas capable de discernement.

Ne jouez pas aux choqués ! Moi seule suis sur scène. Moi seule joue. Et je ne me joue pas de vous lorsque je vous dis que ces conneries hantent encore.

Combien de gouttes d’eau manque-t-il pour faire déborder le vase ? Combien de coups avant que je ne meure ?

Tu dis que c’était hier. C’était il y a longtemps. Tu dis que ce sont les autres. Un moderne est celui qui croit en Lucie et pas en Ève. Mais l’égalité entre une tortue et un cheval est utopique. Des métiers d’homme, des métiers de femmes. Il ne faut pas prendre le risque de blesser la féminité. La même que tu as sexualisée.

Tu dis que c’était hier. C’était il y a longtemps. Tu dis que ce sont les autres. Mais as-tu entendu mon corps te dire oui, lorsque ma bouche criait non. Et tu m’as interrogé. Tu m’as longuement interrogé sur ce que je portais, où j’allais… le comment et le pourquoi de ma présence à cette heure tardive dans une rue que je sais, que j’aurais dû savoir dangereuse parce que je suis qui je suis. Parce que je suis une femme.

La nuit appartient aux hommes, telle est ta devise. Qui s’y frotte, s’y pique. Ne m’as-tu pas dit d’arrêter jouer à la vierge effarouchée lorsque tu m’embrasses, lorsque tu me touches, alors que tu me violes ? Ne m’as-tu pas dit que tu savais que je voulais que tu me violes.

Tu dis que c’était hier. C’était il y a longtemps. Tu dis que ce sont les autres et pourtant, la puce à ton oreille a crié coupable, parce que j’ai pris trop de temps avant d’en parler.

Trop de temps avant de pouvoir le dire. Dire non. Ce retard est significatif.

Aujourd’hui et demain, je ne demande pas la parole ! Je la prends ! Aujourd’hui, demain, désormais, j’affirme être la sorcière, l’infanticide, la mère indigne et je défie ta fourche et le bucher.

Aujourd’hui, demain, désormais, ton oppression, je la dominerai. J’esquiverai tes coups. J’ai appris à voler, à me brûler les ailes et voler encore. Mon mépris à la taille de tes poings.

Aujourd’hui, demain, désormais, j’ai enlevé l’étau que tu avais scellé sur mon corps, sur mes formes, sur ma pensée. Ils m’appartiennent.

Aujourd’hui, demain, désormais, ton amour profane, tes marques, tes jugements, tes ordres et désordres, tu peux te les mettre dans le cul !

Regarde ! Yole vole de ses propres ailes. (…)

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