Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.
1er édition : ISBN : 2-84705-030-2
13x21 cm, 80 p., 12 €
2e édition : ISBN : 978-2-84705-185-8 ; EAN : 9782847051858
13 €
À partir de 2 hommes, 2 femmes
E-BOOK sur http://e-fractionsdiffusion.com/telechargement/editions-espaces-34/
2006 (1ère éd.) - 2019 (2e éd.)
« Tu les veux mes yeux ? »
Ça raconte ça, ce voyage qui a conduit six millions de gens à perdre ce qui les composait pour devenir ce qu’on leur demandait, une fumée noire. Pour cela, il fallut s’alléger, de poids, d’esprit, prendre la prouesse de l’oubli au centre de soi, apprendre sans peau et sans frontière.
Mais pas d’inquiétude, le travail était facilité, le séjour organisé ; on surveillait à ce que chacun fût considéré personnellement.
Ici concrètement on peut rencontrer un tas de cendres dans la rue, lui parler, ça commence bien, plus loin on peut danser avec un train ou une cheminée, comme avec l’avenir lorsqu’il se rapproche, croiser un homme qui à la manivelle rétrécit aveuglément le ciel, avec un don précis d’ubiquité semble-t-il ; il y a aussi cette famille qui se change les âges, se recompose, plus de jeunes plus de vieux, pour passer au travers du gros appétit qui menace — raté ; il y a une petite fille qui marche qui marche, toute pleine de bonnes questions brutales, la conscience de tout cela, sept ans et demi ; il y a cette grosse miette qu’est devenue ma main — est-ce que je peux me jeter sur cette grosse miette ? ; il y a le Chevalier Estomac qui montre comment quitter le sol pour rejoindre l’aspect des fantômes ; il y a ces voix de chaque côté du squelette, l’occasion de danser encore, ce n’est pas tous les jours cette légèreté ; pour quelques uns le retour où il fera bon s’essuyer les pieds sur un chien, s’essuyer pour enlever la saleté des yeux, la saleté. Tu les veux mes yeux ? J’en veux plus...
Nous, gardons les nôtres, la petite fille à la fin en fera des souvenirs. Ou bien de la nourriture.
J. C.
Pièce sélectionnée par le Comité de lecture de la Comédie-Française et inscrite au répertoire de la Comédie-Française en 2009.
Trois pièces de Jean Cagnard viennent d’être publiées. L’occasion de découvrir ce dramaturge-poète qui « s’envole » en écrivant.
Les Gens légers est une pièce pour marionnettes. Au début, il y a un départ en train, puis un homme et une femme observent un petit tas de cendre, ce tas leur faisant penser à plusieurs proches. Il va devenir énorme au fil de la pièce. Peut-être à cause de cet homme qui rétrécit continuellement le ciel avec une grosse manivelle, sous les yeux d’une petite fille qui ne cesse de le questionner. Le démarrage du texte paraît drôle presque tendre, jusqu’à ce que l’on comprenne qu’il s’agit en fait des trains de la déportation. « Comment parler avec une somme inédite de cadavres dans la bouche ? », s’interroge Jean Cagnard, faisant le pari de la poésie pour dépeindre l’âme humaine.
[Laurence Cazaux, Le Matricule des Anges, n°79, janvier 2007]
Espaces 34 propose une seconde édition des Gens légers, sorti en 2006. D’une certaine manière, le texte s’affirme dans un temps suspendu. Il s’agit d’une pièce qui échappe à quelque chose de particulier : elle ne prononce pas, elle n’articule pas ce que certains appellent hâtivement son sujet. L’auteur, en une seule page dense que l’on pourrait nommer « postface », écrit qu’il a effacé le mot shoah parce qu’il ne lui appartient pas. C’est un mot fantôme comme ces étranges voix qui se croisent ici.
Si Cagnard propose bien une liste de personnages, force est de reconnaître qu’ils sont autre chose que des figures définies : homme, femme, homme à la manivelle, petite fille, petit tas de cendres… Ils n’incarnent qu’une sorte de présence-absence au monde. Un train, une cheminée se mettent à parler. Les gens sont légers, comme insaisissables, impalpables. (…)
La pièce fonde son architecture sur celle d’un départ en train (cf. titre de la première partie) auquel répond, à la fin du texte, un retour, en reprenant exactement mot pour mot le même contenu (p.71) ; simplement ce retour est interrogé. Le voyage n’a pas de lieu défini : nous sommes « ailleurs », « quelque part », mais le lecteur, lui, sait.
Il y a des empreintes indélébiles de ce que c’est : le petit tas de cendres, le train où l’on s’entasse, les paroles abominables de violence qui trient, sélectionnent (p.27, p.41, p.62).
Et puis ici ou là des prénoms dont nous savons ce qu’ils supposent : l’oncle Nathan, le cousin Vladek, Schlomo, madame Vojnek.
La faim de l’estomac aussi des épluchures de pommes de terre, les corps entassés, les Sonderkommandos identifiés, et au-dessus de cet enfer sur terre, le ciel qui se rétrécit, la fumée des cheminées et le décompte funeste de six millions.
Les gens légers comme de la cendre, légers comme leurs corps dévastés. La famille (p.19 et suivantes) des parents, du jeune garçon, de la grand-mère d’une manière un peu vertigineuse bouleverse l’ordre des âges : il ne faut pas avouer la vieillesse et la faiblesse qui va avec. Et le tatouage qui égrène ces numéros : 318325, 763111, 427218, 747766 (p.50-1-2-54).
[Marie Du Crest, La Cause littéraire,, 17juin 2020]
Les gens légers est traduit en allemand par Silvia Berutti-Ronelt sous le titre Die leichten Leute, et publiée dans la revue Scene 10, Theater der Zeit, octobre 2007.
Commande de Sylvie Osman et création de Stéphane Bault, compagnie Arkétal, 2003, ainsi qu’aux Subsistances, Lyon.
Lecture par la compagnie du Pas Sage, dirigée par Jean-Paul Sermadiras à l’Ecole des Coteaux, St-Cloud, le 1er novembre 2006.
Lecture au Théâtre du Vieux Colombier, dirigée par Françoise Petit-Pralon, avec les comédiens de Comédie-Française, le 3 juillet 2009