Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Au bout de tout

[p. 13-14]

(La lumière monte lentement. Trois hommes dans une cellule. Stéphane, debout, les mains dans les poches. Manu, assis, la tête dans les genoux. Fred dort, allongé en chien de fusil. Patrice est en promenade.)

Patrice, il essaie de déchiffrer une inscription gravée sur le mur. - Je t’écris une lettre dans ma tête, j’espère qu’un jour je te l’enverrais du bout des lèvres. (Il sourit. Il continue sa promenade.) Je ne sais pas depuis combien de temps nous sommes là. Les jours tombent les uns après les autres. Le jour, c’est quand la lampe est allumée. La nuit, c’est quand la lampe s’éteint. L’autre fois, une goutte d’eau est tombée, puis une autre, on s’est tous précipités, on s’est cognés la tête, alors, on en a profité de la goutte. Les uns après les autres, à tour de rôle. Je disais que c’était une goutte de pluie, tu sais, une goutte de pluie, pluie et goutte, goutte de pluie. C’est comme les idées, ça vient d’en haut, on peut rien contre, elle va où elle veut, elle passe partout. Elle est dans ta main, tu serres le poing et tu t’aperçois qu’elle est sur ton bras. Elle glisse sur le carrelage, tu l’écrases avec ton pied, et c’est maintenant quinze, vingt gouttelettes qui vont dans tous les sens. Il disait qu’on devait être sous les douches. L’autre, il ouvrait la bouche comme un petit oiseau. Il est bizarre, pas parce qu’il boit sa goutte, non, ça on l’a tous fait, sauf l’autre qui recueillait les gouttes dans sa gamelle. Pour les boire plus tard. Je l’aime pas. Et puis, plus de goutte, on était tout con, comme des chiots qui avaient encore envie de téter. (Patrice pénètre dans la cellule.)

Stéphane. - C’est vraiment dégueulasse.

Manu. - Ouais.

Fred. - Si vous aimez pas ça, vous avez qu’à me donner votre part.

Stéphane. - Et puis quoi, encore.

Fred. - Alors, arrêtez de vous plaindre et bouffez !

Patrice. - Tu aimes ça, toi ?

Fred. - Toi, t’es vraiment trop con, bien sûr que j’aime pas ça, mais je bouffe pour pas crever ! S’ils voulaient, ces connards, ils nous donneraient rien à bouffer et on crèverait la bouche ouverte. Sans savoir pourquoi.

Patrice. - Parce que tu sais pourquoi tu es là ?

Fred. - Non et toi ?

Patrice. - Non.

Fred. - Alors, ta gueule !

[...]


[p. 43 à 46]

Manu. - Comment t’as eu ce couteau ?

Stéphane. - Je l’ai depuis le début.

Patrice. - C’est un couteau comment ?

Stéphane. - Un petit couteau.

Fred. - Un canif.

Stéphane. - Oui.

Patrice. - Tu l’as passé comment ?

Stéphane. - Devine.

Manu. - Qu’est-ce que tu veux faire avec un canif ?

Stéphane. - Je sais pas mais je l’ai plus !

(Manu se lève, prend sa paillasse, la montre à Stéphane, retourne les poches de son pantalon. Nada. Patrice se lève, prend sa paillasse, la montre à Stéphane, retourne les poches de son pantalon. Que dalle ! Fred se lève, retourne les poches de son pantalon. Elles sont vides.)

Stéphane. - Qui me dit que vous l’avez pas caché comme moi ?

Manu. - Tu veux me doigter ?

Stéphane. - Non.

Patrice. - Tu l’as pas rêvé, ce couteau ?

Stéphane. - Je vous dis que j’avais un couteau !

Fred. - Oui.

Stéphane. - Quoi ! Oui !

Patrice. - Bon, d’accord ! On dit qu’t’as un couteau ! Où il est ?
Il a disparu, comme ça !

Manu. - Tu le mettais où ?

Stéphane. - Dans ma poche.

Fred. - Oui.

Stéphane. - Peut-être que l’un d’entre vous l’a donné au gardien ?

Fred. - C’est ça.

Patrice. - Moi, je dis que tu l’as rêvé, ce couteau.

Stéphane. - Non.

(Noir.)

Manu. - Tu crois que c’est la nuit ?

Patrice. - J’entends des grillons à travers le mur.

Fred. - C’est peut-être un enregistrement.

(La lumière monte lentement. Les quatre hommes sont emmitouflés dans leurs paillasses.)

Fred. - Ça n’a pas arrêté.

Stéphane. - Toute la nuit.

Fred. - Ou ce matin.

Patrice. - Ou cet après-midi.

Fred. - Ils n’arrêtaient pas de marcher dans le couloir, le bruit des portes, les pas sur le carrelage.

Stéphane. - Y’a des gars qui criaient, je me demande comment on peut crier aussi fort.

Fred. - Il criait avec tout son corps, comme un animal.

Manu. - Je ne pensais pas qu’on était aussi nombreux.

Patrice. - Y’en a un qui s’est accroché à la porte.

Stéphane. - Entendre toutes ces voix que je ne connaissais pas.

Fred. - C’étaient plus des voix, c’étaient même pas des cris.

Stéphane. - Ils vont bientôt venir.

Manu. - Oui.

Fred. - C’est terminé.

Patrice. - Ça n’a pas arrêté.

Manu. - On aurait dit de la grêle, une pluie incessante.

Fred. - Qui fait des trous dans les feuilles.

Stéphane. - Qui c’est qui a le couteau ?

[...]

Extraits de presse

« Un texte intemporel et pourtant très actuel pour une Å“uvre dépouillée et qui va à l’essentiel. »

[L’Art vues, août-septembre 2002]


« Dans Au bout de tout, où l’histoire évolue à partir des forces du vide et de l’ennui, un décalage se dessine entre les souvenirs et le présent. Les détenus, barreaux dans la tête et Judas dans le cÅ“ur, vivent les uns sur les autres et pourtant ils connaissent mieux que personne le goût amer de la solitude. Espace restreint où le moindre mot peut s’apparenter à une attaque de la vie, parcelles d’humanité sur fond de tragédie, Au bout de tout sème le trouble en offrant une leçon de vie. »

[Centre France, 1er décembre 2002]


« L’auteur nous emmène simplement au cÅ“ur même d’un enfermement. On pourrait être tenté de rechercher dans cette écriture la trace des clochards métaphysiques de Beckett ou celle plus charnue des voyous de Genet...

Ce serait injuste et pour eux et pour lui. Ethique et esthétique sont ici fort différentes. Comédien lui-même et metteur en scène, Philippe Touzet laisse énormément de place au travail de plateau pour habiter le non-dit de ce texte aux silences intrigants.

L’écriture proprement dite d’Au bout de tout, calquée sur des formes apparemment banales de conversation, trouve sa puissance et sa finesse dans la situation même de sa profération. De bout en bout la parole se cogne à ses propres limites.

Tuer le temps avec les mots. Simples. Bêtes. Opaques. Se réconforter à leurs échos. Pas si simple. Se réchauffer, se nourrir avec des mots, avec l’humour triste qui permet tout de même d’en jouer.
Ne pas prononcer surtout ceux qui portent la mort en eux.
Et mentir sans tout à fait mentir. Et trahir sans doute. Comme lorsqu’on retourne un gant souvent porté on découvre quelque chose de l’intimité de la main de son propriétaire, on trouvera dans cette pièce une sorte de retournement de la solitude ordinaire de vies qui ne se connaîtront que par bribes et miettes, fragments minimalistes recomposés en prison, absurdement.

La prison s’affirme de plus en plus comme métaphore de l’humaine condition. Serait-ce parce que nulle part ailleurs la voix humaine ne résonne à ce point avec le ton de l’innocence, la douceur fragile de l’idiot ?

En tout cas, cette pièce a une espèce de force têtue et se prête bien à un théâtre de l’immédiat. Cette parole qui se tient un peu en retrait d’elle-même appelle le jeu, la révolte et l’incarnation.
La poésie s’atteint alors par une sorte de minceur, de platitude lisse qui touche à force de retenue et grâce à une construction très maîtrisée et suggestive de l’énonciation. »

[Bulletin critique du livre français, janvier 2003]


« Très vite l’auteur nous entraîne dans un dialogue brillant à la rencontre de vrais personnages. Un texte réellement théâtral et qui laisse une grande part à l’interprétation et à la mise en scène. »

[Atelier théâtre, n° 9, hiver 2003]

Vie du texte

Texte sélectionné par la revue Entr’Actes, n° 16, nov. 2002 - avril 2003.

Lecture au Petit Théâtre du Salon du Livre de Paris, par Philippe Daurios, Yves Colignon, Benoît Fourchard et l’auteur, en mars 2004.

Mise en espace par la Compagnie des Champs, dirigée par Laurence Cazaux, dans le cadre du festival « A suivre » de la jeune création, Clermont-Ferrand, le 27 mars 2004.

Lecture au Théâtre des Deux Rives de Charenton-le-Pont, dans le cadre de Lire en fête, octobre 2005.

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