Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle
Scène III, p. 36
Lisette, Lépine
LISETTE. - Nous n’avons rien à nous dire, mons de Lépine. J’ai affaire ; et je vous laisse.
LÉPINE. - Doucement, Mademoiselle, retardez d’un moment ; je trouve à propos de vous informer d’un petit accident qui m’arrive.
LISETTE. - Voyons.
LÉPINE. - D’homme d’honneur, je n’avais pas envisagé vos grâces ; je ne connaissais pas votre mine.
LISETTE. - Qu’importe ? Je vous en offre autant : c’est tout au plus si je connais actuellement la vôtre.
LÉPINE. - Cette dame se figurait que nous nous aimions.
LISETTE. - Eh bien, elle se figurait mal.
LÉPINE. - Attendez ; voici l’accident. Son discours a fait que mes yeux se sont arrêtés dessus vous plus attentivement que de coutume.
LISETTE. - Vos yeux ont pris bien de la peine.
LÉPINE. - Et vous êtes jolie, sandis, oh ! très jolie.
LISETTE. - Ma foi, Monsieur de Lépine, vous êtes très galant, oh ! très galant. Mais l’ennui me prend dès qu’on me loue. Abrégeons. Est-ce là tout ?
LÉPINE. - À mon exemple, envisagez-moi, je vous prie ; faites-en l’épreuve.
LISETTE. - Oui-da. Tenez, je vous regarde.
LÉPINE. - Eh donc ! Est-ce là ce Lépine que vous connaissiez ? N’y voyez-vous rien de nouveau ? Que vous dit le cœur ?
LISETTE. - Pas le mot. Il n’y a rien là pour lui.
LÉPINE. - Quelquefois pourtant nombre de gens ont estimé que j’étais un garçon assez revenant ; mais nous y retournerons ; c’est partie à remettre. Écoutez le restant. Il est certain que mon maître distingue tendrement votre maîtresse. Aujourd’hui même il m’a confié qu’il méditait de vous communiquer ses sentiments.
LISETTE. - Comme il lui plaira. La réponse que j’aurai l’honneur de lui communiquer sera courte.
LÉPINE. - Remarquons d’abondance, que la Comtesse se plaît avec mon maître, qu’elle a l’âme joyeuse en le voyant. Vous me direz que nos gens sont d’étranges personnes ; et je vous l’accorde. Le Marquis, homme tout simple, peu hasardeux dans le discours, n’osera jamais aventurer la déclaration ; et des déclarations, la Comtesse les épouvante ; femme qui néglige les compliments, qui vous parle entre l’aigre et le doux, et dont l’entretien a je ne sais quoi de sec, de froid, de purement raisonnable. Le moyen que l’amour puisse être mis en avant avec cette femme ? Il ne sera jamais à propos de lui dire je vous aime, à moins qu’on ne lui dise à propos de rien. Cette matière, avec elle, ne peut tomber que des nues. On dit qu’elle traite l’amour de bagatelle d’enfant ; moi, je prétends qu’elle a pris goût à cette enfance. Dans cette conjoncture, j’opine que nous encouragions ces deux personnages. Qu’en sera-t-il ? Qu’ils s’aimeront bonnement en toute simplesse, et qu’ils s’épouseront de même. Qu’en sera-t-il ? Qu’en me voyant votre camarade, vous me rendrez votre mari par la douce habitude de me voir. Eh donc ? Parlez, êtes-vous d’accord ?
LISETTE. - Non.
LÉPINE. - Mademoiselle, est-ce mon amour qui vous déplaît ?
LISETTE. - Oui.
LÉPINE. - En peu de mots vous dites beaucoup. Mais considérez l’occurrence : je vous prédis que nos maîtres se marieront ; que la commodité vous tente.
LISETTE. - Je vous prédis qu’ils ne se marieront point.
Je ne veux pas, moi. Ma maîtresse, comme vous dites fort habilement, tient l’amour au-dessous d’elle ; et j’aurai soin de l’entretenir dans cette humeur, attendu qu’il n’est pas de mon petit intérêt qu’elle se marie. Ma condition n’en serait pas si bonne, entendez-vous ? Il n’y a pas d’apparence que la Comtesse y gagne ; et moi, j’y perdrais beaucoup. J’ai fait un petit calcul là-dessus, au moyen duquel je trouve que tous vos arrangements me dérangent, et ne me valent rien. Ainsi, quelque jolie que je sois, continuez de n’en rien voir ; laissez-là la découverte que vous avez faite de mes grâces, et passez toujours sans y prendre garde.
LÉPINE, froidement. - Je les ai vues, Mademoiselle ; j’en suis frappé, et n’ai de remède que votre cœur.
LISETTE. - Tenez-vous donc pour incurable.
LÉPINE. - Me donnez-vous votre dernier mot ?
LISETTE. - Je n’y changerai pas une syllabe. (Elle veut s’en aller.)
LÉPINE, l’arrêtant. - Permettez que je reparte. Vous calculez, moi de même. Selon vous, il ne faut pas que nos gens se marient ; il faut qu’ils s’épousent, selon moi : je le prétends.
LISETTE. - Mauvaise gasconnade.
LÉPINE. - Patience. Je vous aime, et vous me refusez le réciproque. Je calcule qu’il me fait besoin, et je l’aurai, sandis ; je le prétends.
LISETTE. - Vous ne l’aurez pas, sandis.
LÉPINE. - J’ai tout dit. Laissez parler mon maître qui nous arrive.
Scène IV, p. 40
Le Marquis, Lisette, Lépine
LE MARQUIS. - Ah ! Vous voici, Lisette. Je suis bien aise de vous trouver.
LISETTE. - Je vous suis obligée, Monsieur ; mais je m’en allais.
LE MARQUIS. - Vous vous en alliez ? J’avais pourtant quelque chose à vous dire. Êtes-vous un peu de nos amis ?
LÉINE. - Petitement.
LISETTE. - J’ai beaucoup d’estime et de respect pour Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS. - Tout de bon ? Vous me faites plaisir, Lisette. Je fais beaucoup de cas de vous aussi. Vous me paraissez une très bonne fille, et vous êtes à une maîtresse qui a bien du mérite.
LISETTE. - Il y a longtemps que je le sais, Monsieur.
LE MARQUIS. - Ne vous parle-t-elle jamais de moi ? Que vous en dit-elle ?
LISETTE. - Oh ! Rien.
LE MARQUIS. - C’est que, entre nous, il n’y a point de femme que j’aime tant qu’elle.
LISETTE. - Qu’appelez-vous aimer, Monsieur le Marquis ? Est-ce de l’amour que vous entendez ?
LE MARQUIS. - Eh ! Mais oui, de l’amour, de l’inclination, comme tu voudras ; le nom n’y fait rien. Je l’aime mieux qu’un autre. Voilà tout.
LISETTE. - Cela se peut.
LE MARQUIS. - Mais elle n’en sait rien ; je n’ai pas osé le lui apprendre. Je n’ai pas trop le talent de parler d’amour.
LISETTE. - C’est ce qui me semble.
LE MARQUIS. - Oui, cela m’embarrasse : et, comme ta maîtresse est une femme fort raisonnable, j’ai peur qu’elle ne se moque de moi ; et je ne saurais plus que lui dire : de sorte que j’ai rêvé qu’il serait bon que tu la prévinsses en ma faveur.
LISETTE. - Je vous demande pardon, Monsieur ; mais il fallait rêver tout le contraire. Je ne puis rien pour vous, en vérité.
LE MARQUIS. - Eh ! D’où vient ? Je t’aurai grande obligation. Je payerai bien tes peines. (Montrant Lépine.) Et si ce garçon-là te convenait, je vous ferais un fort bon parti à tous les deux.
LÉPINE, froidement, et sans regarder Lisette. - Derechef, recueillez-vous là-dessus, Mademoiselle.
LISETTE. - Il n’y a pas moyen, Monsieur le Marquis. Si je parlais de vos sentiments à ma maîtresse, vous avez beau dire que le nom n’y fait rien, je me brouillerais avec elle ; je vous y brouillerais vous-même. Ne la connaissez-vous pas ?
LE MARQUIS. - Tu crois donc qu’il n’y a rien à faire ?
LISETTE. - Absolument rien.
LE MARQUIS. - Tant pis. Cela me chagrine. Elle me fait tant d’amitié, cette femme. Allons, il ne faut donc plus y penser.
LÉPINE, froidement. - Monsieur, ne vous déconfortez pas. Du récit de Mademoiselle n’en tenez compte, elle vous triche. Retirons-nous. Venez me consulter à
l’écart, je serai plus consolant. Partons.
LE MARQUIS. - Viens. Voyons ce que tu as à me dire. Adieu, Lisette ; ne me nuis pas, voilà tout ce que j’exige.
Scène V, p. 43
Lépine, Lisette
LÉPINE. - N’exigez rien. Ne gênons point Mademoiselle. Soyons galamment ennemis déclarés ; faisons-nous du mal en toute franchise. Adieu, gentille personne, je vous chéris ni plus ni moins ; gardez-moi votre cœur, c’est un dépôt que je vous laisse.
LISETTE. - Adieu, mon pauvre Lépine ; vous êtes peut-être, de tous les fous de la Garonne, le plus effronté, mais aussi le plus divertissant.
Scène VI, p. 43
Lisette, La Comtesse
LISETTE. - Voici ma maîtresse. De l’humeur dont elle est, je crois que cet amour-ci ne la divertira guère. Gare que le Marquis ne soit bientôt congédié.
LA COMTESSE, tenant une lettre. - Tenez, Lisette ; dites qu’on porte cette lettre à la poste : en voilà dix que j’écris depuis trois semaines. La sotte chose qu’un procès ! Que j’en suis lasse ! Je ne m’étonne pas s’il y a tant de femmes qui se remarient.
LISETTE, riant. - Bon, votre procès ! Une affaire de mille francs. Voilà quelque chose de bien considérable pour vous. Avez-vous envie de vous remarier ? J’ai votre affaire.
LA COMTESSE. - Qu’est-ce que c’est qu’envie de me remarier ? Pourquoi me dites-vous cela ?
LISETTE. - Ne vous fâchez pas ; je ne veux que vous divertir.
LA COMTESSE. - Ce pourrait être quelqu’un de Paris qui vous aurait fait une confidence ; en tout cas, ne me le nommez pas.
LISETTE. - Oh ! Il faut pourtant que vous connaissiez celui dont je parle.
LA COMTESSE. - Brisons là-dessus. Je rêve à une chose : Le Marquis n’a ici qu’un valet de chambre, dont il a peut-être besoin ; et je voulais lui demander s’il n’a pas quelque paquet à porter à la poste, on le porterait avec le mien. Où est-il le Marquis ? L’as-tu vu ce matin ?
LISETTE. - Oh ! oui. Malepeste, il a ses raisons pour être éveillé de bonne heure. Revenons au mari que j’ai à vous donner, celui qui brûle pour vous, et que vous avez enflammé de passion...
LA COMTESSE. - Qui est ce benêt-là ?
LISETTE. - Vous le devinez.
LA COMTESSE. - Celui qui brûle est un sot. Je ne veux rien savoir de Paris.
LISETTE. - Ce n’est point de Paris. Votre conquête est dans le château. Vous l’appelez benêt ; moi, je vais le flatter ; c’est un soupirant qui a l’air fort simple, un air de bonhomme. Y êtes-vous ?
LA COMTESSE. - Nullement. Qui est-ce qui ressemble à celui-ci ?
LISETTE. - Eh ! Le Marquis.
LA COMTESSE. - Celui qui est avec nous ?
LISETTE. - Lui-même.
LA COMTESSE. - Je n’avais garde d’y être. Où as-tu pris son air simple et de bonhomme ? Dis donc un air franc et ouvert, à la bonne heure ; il sera reconnaissable.
LISETTE. - Ma foi, Madame, je vous le rends comme je le vois.
LA COMTESSE. - Tu le vois très mal, on ne peut pas plus mal ; en mille ans, on ne le devinerait pas à ce portrait-là. Mais de qui tiens-tu ce que tu me contes de son amour ?
LISETTE. - De lui qui me l’a dit ; rien que cela. N’en riez-vous pas ? Ne faites pas semblant de le savoir. Au reste, il n’y a qu’à vous en défaire tout doucement.
LA COMTESSE. - Hélas ! Je ne lui en veux point de mal. C’est un fort honnête homme, un homme dont je fais cas, qui a d’excellentes qualités ; et j’aime encore mieux que ce soit lui qu’un autre. Mais ne te trompes-tu pas aussi ? Il ne t’aura peut-être parlé que d’estime ; il en a beaucoup pour moi, beaucoup ; il me l’a marquée en mille occasions d’une manière fort obligeante.
LISETTE. - Non, Madame, c’est de l’amour qui regarde vos appas ; il en a prononcé le mot, sans bredouiller comme à l’ordinaire. C’est de la flamme. Il languit,
il soupire.
LA COMTESSE. - Est-il possible ? Sur ce pied-là, je le plains ; car ce n’est pas un étourdi : il faut qu’il le sente, puisqu’il le dit ; et ce n’est pas de ces gens-là dont je me moque : jamais leur amour n’est ridicule. Mais il n’osera m’en parler, n’est-ce pas ?
LISETTE. - Oh ! Ne craignez rien ; j’y ai mis bon ordre : il ne s’y jouera pas. Je lui ai ôté toute espérance ; n’ai-je pas bien fait ?
LA COMTESSE. - Mais oui, sans doute, oui ; pourvu que vous ne l’ayez pas brusqué, pourtant : il fallait y prendre garde ; c’est un ami que je veux conserver.
Et vous avez quelquefois le ton dur et revêche, Lisette ; il valait mieux le laisser dire.
LISETTE. - Point du tout. Il voulait que je vous parlasse en sa faveur.
LA COMTESSE. - Ce pauvre homme !
LISETTE. - Et je lui ai répondu que je ne pouvais pas m’en mêler ; que je me brouillerais avec vous, si je vous en parlais ; que vous me donneriez mon congé, que vous lui donneriez le sien.
LA COMTESSE. - Le sien ? Quelle grossièreté ! Ah ! Que c’est mal parler ! Son congé ? Et même, est-ce que je vous aurais donné le vôtre ? Vous savez bien que non. D’où vient mentir, Lisette ? C’est un ennemi que vous m’allez faire d’un des hommes du monde que je considère le plus, et qui le mérite le mieux. Quel sot langage de domestique ! Eh ? Il était si simple de vous en tenir à lui dire : Monsieur, je ne saurais ; ce ne sont pas là mes affaires ; parlez-en vous-même. Et je voudrais qu’il osât m’en parler, pour raccommoder un peu votre malhonnêteté. Son congé ! Son congé ! Il va se croire insulté.
LISETTE. - Eh non, Madame ; il était impossible de vous en débarrasser à moins de frais. Faut-il que vous l’aimiez, de peur de le fâcher ? Voulez-vous être sa femme par politesse, lui qui doit épouser Hortense ? Je ne lui ai rien dit de trop. Et vous en voilà quitte. Mais je l’aperçois qui vient en rêvant. Évitez-le, vous avez le temps.
LA COMTESSE. - L’éviter ? Lui qui me voit ? Ah ! Je m’en garderai bien. Après les discours que vous lui avez tenus, il croirait que je les ai dictés. Non, non, je ne changerai rien à ma façon de vivre avec lui. Allez porter ma lettre.
LISETTE, à part. - Hum ! Il y a ici quelque chose. (Haut). Madame, je suis d’avis de rester auprès de vous : cela m’arrive souvent ; et vous en serez plus à abri d’une déclaration.
LA COMTESSE. - Belle finesse ! Quand je lui échapperais aujourd’hui, ne me trouvera-t-il pas demain ? Il faudrait donc vous avoir toujours à mes côtés ? Non, non. Partez. S’il me parle, je sais répondre.
LISETTE. - Je suis à vous dans l’instant, je n’ai qu’à donner cette lettre à un laquais.
LA COMTESSE. - Non, Lisette ; c’est une lettre de conséquence, et vous me ferez plaisir de la porter vous-même ; parce que, si le courrier est passé, vous me la rapporterez, et je l’enverrai par une autre voie. Je ne me fie point aux valets ; ils ne sont point exacts.
LISETTE. - Le courrier ne passe que dans deux heures, Madame.
LA COMTESSE. - Et allez, vous dis-je. Que sait-on ?
LISETTE, à part. - Quel prétexte ! (Haut.) Cette femme-là ne va pas droit avec moi