Éditions Espaces 34

Théâtre du XVIIIe siècle

Essais et pièces rendant compte de la grande variété de formes du théâtre du XVIIIe siècle

Extrait du texte

Acte I, Scène I, p. 21

Polémon, Lysidor

POLÉMON, embrassant Lysidor
Pour la centième fois soyez le bienvenu.

LYSIDOR, regardant de tous côtés
La beauté de ce lieu répond au revenu.

POLÉMON
Vous êtes insensible à toutes mes caresses,
Et n’êtes occupé que de biens, de richesse.

LYSIDOR
Et de quoi, s’il vous plaît, dois-je donc m’occuper ?
C’est à mon sentiment soi-même se duper
Que de perdre son temps à parler d’autres choses.
Les sciences, ami, sont pour moi lettres closes ;
Les nouvelles du temps ne m’embarrassent point,
Je vais droit au solide, et c’est là mon grand point.
Ah, la belle maison ! Quelle magnificence !
Pour moi, je suis charmé de cet air d’opulence,
Et du bon goût qui règne en vos appartements.
Un grand parc, de beaux bois, et des jardins charmants,
Une longue terrasse au bord de la rivière,
Ce superbe salon, où l’art et la matière
Semblent se disputer le prix de la beauté,
Tout fait de ce séjour un séjour enchanté.
Mais, au fond, sa beauté la plus intéressante,
C’est qu’il vaut tout au moins dix mille écus de rente ;
Et ce qui rend encor cette terre sans prix
Elle est, pour ainsi dire, aux portes de Paris.

POLÉMON
Mon frère, vieux garçon dégoûté du service,
Acheta ce beau lieu dont il fit son délice,
Et, par son testament, l’a laissé tout entier
À l’aîné de mes fils, son unique héritier.
De sorte que Léandre, avec cet héritage,
Et ce que de sa mère il eut pour son partage,
Joignant tous les grands biens que je lui laisserai
Un jour, mais le plus tard pourtant que je pourrai,
Aura cent mille francs de rentes sûres, nettes,
Sans avoir à payer deux mille écus de dettes.

LYSIDOR
D’avance j’ai pour lui le plus profond respect.
Ah ! Vive un grand seigneur. Tout rit à son aspect,
Tout fléchit devant lui, tout est pour son usage.
Le plus sot, s’il est riche, est un grand personnage,
Mais un gueux qui n’aura que l’esprit pour son lot,
Auprès d’un homme riche, à mon gré, n’est qu’un sot.
Qu’un riche est respectable, et mérite qu’on l’aime !

POLÉMON
Mais vous devez donc bien vous respecter vous-mêmes ?

LYSIDOR, faisant la révérence
Aussi fais-je.

POLÉMON
Mon fils ne pense pas ainsi,
Et vous relancerait s’il entendait ceci.

LYSIDOR
Moi, je le tancerais s’il disait le contraire.

POLÉMON
Du parti qu’il a pris rien ne le peut distraire.

LYSIDOR
Quel es donc ce parti ?

POLÉMON
De marquer du mépris
Pour tout ce que le monde estime d’un haut prix ;
De fuir tous les plaisirs ; de n’aimer que l’étude,
Et de se séquestrer dans cette solitude.
Il appelle cela, je crois... philosopher.

LYSIDOR
Et vous pouvez souffrir ?...

POLÉMON
Bon ! J’ai beau m’échauffer,
Beau me mettre en colère et faire du vacarme,
À force d’arguments d’abord il me désarme,
Et, malgré que j’en aie, il a toujours raison.

LYSIDOR
Mais il déroge, au moins. L’aîné d’une maison
S’ériger en docteur ! Faire le philosophe !
Ce métier est-il fait pour gens de notre étoffe ?
Ce n’est qu’aux roturiers à devenir savants.
Les gens de qualité doivent être ignorants,
Et même s’en piquer ; briller par la parure,
De spectacle en spectacle étaler sa figure,
Ne dire rien du tout et toujours discourir,
De la cour à Paris sans affaire accourir,
Boire, jouer, chasser ; établir son ménage
Avec quelque beauté qu’on met en équipage ;
Avoir un air distrait et jamais ne penser,
Médire du prochain sans s’en embarrasser,
Parler toujours de soi comme d’une merveille,
Veiller lorsque tout dort, dormir lorsque tout veille,
Avec les plus outrés aller au moins de pair ;
Voilà quel est le train d’un homme du bel air.

POLÉMON
Et c’est précisément ce qu’abhorre Léandre.
Mais, au fond, ce portrait est celui de Clitandre
Mon second fils.

LYSIDOR
Tubleu, c’est un joli garçon !
Aux plus déterminés il donnerait leçon,
Celui-là.

POLÉMON
Que n’est-il l’aîné de ma famille !

LYSIDOR
S’il l’était, dès demain il obtiendrait ma fille.
Il est d’un caractère à s’en faire adorer.

POLÉMON
Eh bien, marions-les.

LYSIDOR
Pouvez-vous ignorer
Qu’on n’a d’égards qu’aux biens en pareille matière ?
Votre aîné sera riche, et ma fille héritière ;
Voilà de quoi former un ménage parfait.

POLÉMON
Mais s’ils ne m’aiment pas ?

LYSIDOR
Qu’est-ce que cela fait ?
S’épouse-t-on par goût dans le siècle où nous sommes ?

POLÉMON
De mon temps...

LYSIDOR
Eh ! mon Dieu, vivons avec les hommes !
Suivons le train courant, laissons le temps jadis.
La mode est pour les mœurs comme pour les habits.
D’ailleurs quand on vivrait comme au temps d’Henri quatre,
On ne pourrait jamais me faire rien abattre
Du bien que je prétends qu’ait mon gendre futur.

POLÉMON
Envers un vieux ami vous vous montrez bien dur.
J’ai deux fils. Pour l’aîné je sens beaucoup d’estime,
Mais je ne l’aime guère. Un vif penchant m’anime
En faveur du cadet, sans savoir trop pourquoi,
Et si vous vouliez bien vous entendre avec moi,
Nous trouverions moyen de faire sa fortune.

LYSIDOR
Tout franc, mon vieux ami, ce discours m’importune.
Pour une bonne fois connaissez Lysidor.
Je prétends que ma fille un jour roule sur l’or,
Et suivant ce projet je veux choisir un gendre.
Si j’en connaissais un plus riche que Léandre,
Je le préférerais, je le dis sans façon,
Et tous les gens sensés diront que j’ai raison.
Mais sachez que ma fille, oui, Clarice elle-même,
Pense comme son père, et c’est pourquoi je l’aime.

POLÉMON
Si jeune, l’intérêt est sa première loi ?

LYSIDOR
C’est que je l’ai formée, elle est digne de moi.
Elle est vive, étourdie, un peu trop volontaire ;
Mais elle a de l’esprit, et dans son caractère,
Je ne sais quoi de brusque, un tour original,
Qui, comme vous verrez, ne lui sied pas trop mal.

POLÉMON
Je brûle de la voir.

LYSIDOR
Sa tante nous l’amène ;
Elles vont arriver.


Acte II, Scène IV, p. 57

Clarice, Léandre

CLARICE
Nous voilà tête-à-tête. Eh bien ? Qu’en dirons-nous ?

LÉANDRE
Je ne le sais pas trop.

CLARICE
Je le sais moins que vous,
Ma présence a le don de vous rendre immobile.

LÉANDRE
Il s’en faut pourtant bien que je ne sois tranquille.

CLARICE, baillant à demi
Oh, le triste séjour ! je meurs déjà d’ennui.

LÉANDRE
Et pourquoi, s’il vous plaît ?

CLARICE
Je n’ai vu d’aujourd’hui
Que des bois, des ruisseaux, des fleurs, de la verdure.
Quelle fadeur ! Comment est-ce que l’on dure ?

LÉANDRE
Quoi ! Les ruisseaux, les bois, la verdure, les fleurs,
Cet air pur ?...

CLARICE
Tout cela me donne des vapeurs.

LÉANDRE
La campagne offre aux yeux miracles sur miracles,
Est-il dans l’univers de plus charmants spectacles ?

CLARICE
Oui, Monsieur.

LÉANDRE
Quels sont-ils ?

CLARICE
Quels ils sont ? L’opéra,
Le bal, la comédie, enfin ce qu’on voudra,
Tout amuse à Paris. Mais pour votre campagne,
Tout ce que l’on y voit, le dégoût l’accompagne.

LÉANDRE
Pour moi, j’y trouve tout : jeux, spectacles, plaisirs,
Et sitôt que j’y suis, je n’ai plus de désirs.

CLARICE
Moi, je n’y trouve rien, car rien ne m’y contente.

LÉANDRE
Peut-être votre cœur la trouverait riante
Près de l’heureux mortel dont il serait charmé.
Le cœur se plaît partout avec l’objet aimé.

CLARICE
La campagne pour moi n’en serait pas moins fade,
L’amant le plus aimé m’y paraîtrait maussade.
Il y rendrait mon cœur et mes yeux assoupis.

LÉANDRE
Mais un mari, peut-être...

CLARICE
Un mari ? Cent fois pis.

LÉANDRE
L’aveu n’est point fardé.

CLARICE
C’est la vérité pure.

LÉANDRE
Oui, vous parlez du ton que parle la nature.
Mais, puisque vous avez tant de sincérité,
Contentez, s’il vous plaît, ma curiosité.

CLARICE
Soit. Quelle question avez-vous à me faire ?

LÉANDRE
Voici le fait.

CLARICE
Voyons.

LÉANDRE
Entre nous, votre père
Vous a-t-il dit pourquoi l’on vous amène ici ?

CLARICE, en riant
À propos, je l’avais oublié.

LÉANDRE
Grand merci.
La fleurette est touchante. Y pensez-vous, Madame ?

CLARICE
Oui, je pense qu’on veut que je sois votre femme.

LÉANDRE
Et vous, que voulez-vous ?

CLARICE
Moi ? Tout ce qu’on voudra.
Et je déciderai comme on décidera.
Car en fait de mari, je crois que l’un vaut l’autre.

LÉANDRE
Pas toujours. Mais enfin si je deviens le vôtre ?

CLARICE
Si vous le devenez... Je m’en consolerai.

LÉANDRE
Fort bien. Et savez-vous ce que j’exigerai ?

CLARICE
Mais, vous exigerez que je vive à ma mode.

LÉANDRE
Oui ! Vous vous flattez donc que je serai commode ?
Dites-le franchement.

CLARICE
Mais après tout, je crois
Que vous ne voudrez pas être un mari bourgeois.

LÉANDRE
Pardonnez-moi. Bourgeois, et très bourgeois. Madame.
J’aurais même le front...

CLARICE
De quoi ?

LÉANDRE
D’aimer ma femme.

CLARICE
Oh ! Tant qu’il vous plaira. Mais vraisemblablement
Vous ne l’avouerez pas.

LÉANDRE
Qui, moi ? Publiquement.

CLARICE
Vous serez donc jaloux ?

LÉANDRE
Oui, si j’ai lieu de l’être.

CLARICE
Et vous vous garderez au moins de le paraître ?

LÉANDRE
Pourquoi, si je le suis ?

CLARICE
On se rira de vous.

LÉANDRE
On ne doit point du tout rougir d’être jaloux,
Mais rougir de donner matière à jalousie.
Je vois l’étonnement dont votre âme est saisie.

CLARICE
Un homme du grand monde et de condition,
Vouloir aimer sa femme ? Oh, quelle vision !

LÉANDRE
Vous ne comprenez pas cette délicatesse.
Dans ma femme, en un mot, je veux une maîtresse.

CLARICE
Eh fi, vous vous moquez. Cela ne se peut pas.

LÉANDRE
Pourquoi non, s’il vous plaît ?

CLARICE
C’est qu’on suit pas à pas
Une maîtresse.

LÉANDRE
Eh bien, je pourrai, ce me semble,
Vous suivre où vous irez ?

CLARICE
On nous verrait ensemble
Aux spectacles, au cours ? Ah ! Cela serait beau.

LÉANDRE
Je sais bien qu’aujourd’hui le cas serait nouveau.
Aussi n’est-ce pas là que je prétends vous suivre.

CLARICE
Ah ! Pour un philosophe, au moins, vous savez vivre.

LÉANDRE
Jamais en lieux pareils on ne nous raillera,
Car aucun de nous deux ne les fréquentera.

CLARICE
Nous n’irons point au cours, point à la comédie,
À l’opéra ?

LÉANDRE
Jamais.

CLARICE
Je passerai ma vie
À vous contempler ?

LÉANDRE
Oui.

CLARICE
Le joli passe-temps !
Vous me promettez là d’agréables instants !

LÉANDRE
Ils le seront autant que je pourrai vous plaire.

CLARICE
Ce sera donc ici mon séjour ordinaire ?

LÉANDRE
Nous n’en sortirons point.

CLARICE
Vous vous moquez, je crois.

LÉANDRE
Je serai tout à vous, vous serez toute à moi,
Car je veux que ma femme aime ma solitude.
Nous y vivrons sans trouble et sans inquiétude,
Et nous nous y ferons cent plaisirs innocents.

CLARICE
Je crois que nos plaisirs seraient bien languissants.
Si c’est là votre plan, il n’a rien qui me tente
Qu’il n’en soit plus parlé, je suis votre servante.

LÉANDRE
Je vous ai mise au fait de mes intentions,
Et ne donne ma main qu’à ces conditions.

CLARICE
À ces conditions, je vous ouvre mon âme.
Vous vivrez peu content si je suis votre femme,
Vous et moi, nous ferons un triste assortiment.
Songez-y bien.

LÉANDRE
J’y songe, et c’est mon sentiment.

CLARICE, vivement
Ah ! que vous m’apprenez une bonne nouvelle.

LÉANDRE
Tout de bon ?

CLARICE
Oui.

LÉANDRE
Je vais vous servir avec zèle,
Et si bien exhorter votre père et le mien,
Madame, que jamais nous ne nous serons rien.

CLARICE
Ce que vous dites-là me flatte, et me rassure :
Me le promettez-vous ?

LÉANDRE
De plus, je vous le jure.

CLARICE, lui présentant la main
Touchez là.

LÉANDRE
Volontiers.

Haut