Éditions Espaces 34

Hors cadre

L’espace littéraire se transforme. Les écritures d’aujourd’hui demandent à être accueillies au-delà des zones définies par des termes qui enferment. L’important n’est pas l’identification catégorielle mais la pulsion qui préside à la langue et à la pensée et qui donne à la littérature ses multiples formes. Cette collection est ce lieu pour des voix, des fictions qui appellent la parole et le corps. Un trouble dans les genres, des forces en mouvement, du désir, de l’audace, de l’invention.

Extrait du texte

V, milieu

Mathieu écrit :
« Ces gens de pouvoir. Ces gens de haine. Nous connaissons leurs noms. »

le peuple a faim le peuple n’a plus d’électricité le peuple n’a plus d’argent il a été confisqué les gens n’ont plus de maison marée noire à l’île Maurice état d’urgence partout en France le ministre de l’Intérieur il est partout disent-ils son langage disruptif surmédiatisation et sémantique du viol effraction permanente du champ social public l’ensauvagement de la société dit le ministre l’ensauvagement du monde monsieur le ministre c’est la seule politique la dernière politique la beauté marché ce jour puis nagé dans les vagues de brumes embruns marins

Mathieu écrit : :
« Et je m’avise alors que le corps irradie la lumière des vivants, la belle lumière pleine. »

cette année tu ne prends aucune photographie tu les écris un homme nu toujours à la lisière du corps l’orée levée des brumes et puis dissipation disparition des brumes et puis alors révélation du rose du blanc du bleu pastel et puis alors l’apparition d’un arc-en-ciel de l’intérieur des brumes l’homme nu tourne ses bras muscles tendus biceps triceps trapèze force des cuisses et puis alors révélation du torse des fesses les lignes et les cheveux d’un noir corbeau à la lisière du corps l’orée l’homme disparaît il marche loin loin loin il se perd dans les ciels dans ses buées de lumière buée des buées dit l’Ecclésiaste et vanité des vanités que tout est vanité poursuite du vent

Il m’écrit depuis des mois et nous nous écrivons. :
Il m’écrit je vous embrasse. :
Il dit que le soir est terriblement lent, qu’il tombe pendant des heures. :
Il dit que j’écris ce que je vois, que je ne fabrique aucune image, :
aucune, mais que j’ouvre un récit, là, ici, sur la terre puis sur la mer il dit. :
Puis, il dit ce qui est entre la terre et la mer. :
Il dit qu’on dirait que ces récits partagés sont notre histoire. :
On dirait cela, il dit, vous, et moi. :
Que chaque jour on travaille, que chaque jour on écrit. :
Il dit que chaque nuit on rêve, à n’en rien oublier. :
On ne saurait plus quoi perdre, il dit, quoi oublier encore, quoi perdre, il dit. :
On ne se savait plus capables de produire des images. :
Si longues et si lointaines de nous, allongeant, étalant, étirant ainsi notre présence au monde.


XXIX

quelque chose de terrible à écrire ces fragments ces morceaux d’existence arrachés à l’histoire au récit familial fiction roman nous ne pouvons qu’admettre ici que reconnaître que c’est la vérité elle-même qui nous échappe se disloque sous nos doigts nos pas les battements de nos corps respirations transpirations au cœur de nos rêveries fantasmes souvenirs réminiscences il y a toujours intrinsèquement une falsification détournement contournement détours oui reprises replis retours et forcément injustes forcément incomplets seul le cœur même de l’écriture est vrai son flux son écoulement et ses mouvements l’écriture pour elle-même ses chocs renversements le basculement dont elle procède la vérité telle quelle importe peu c’est ce qui reste terrible de ne pouvoir y accéder y croire absolument c’est là la tentative l’essai l’absurde défi et sachant finalement que notre but réside essentiellement dans la boucle des phrases leur rythme et l’énergie sensible qu’elle porte charrie presque animale ou minérale ou végétale à la manière des plantes qui de quels frémissements imperceptiblement (nous ne savons à notre œil nu le détecter) se penchent vers nos soleils se plient s’inclinent font révérences aux ciels dressent leurs boutons leurs feuilles et leurs nervures et se repaissent des eaux des vents des odeurs de nos terres et se balancent balancent gorgées et pleines de notre temps

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