Éditions Espaces 34

Théâtre contemporain

Textes d’aujourd’hui pour le théâtre. Ces publications sont régulièrement soutenues par la Région Languedoc-Roussillon, et depuis 2003 par la SACD.

Extrait du texte

PERSONNAGES

CECILIA (16 ans)
LE PERE
ABUELA

AMALIA (14 ans)
KATRIN (12 ans)
LA MERE

LA FEMME DE PLUSIEURS VIES


Extrait 1, scène 3

Village de Cecilia. Devant une maison, entourée d’un terrain laissé libre, où poussent des plantes aux fleurs éclatantes, quelques grands arbres fruitiers : manguiers, cocotiers dont les fruits sont si hauts que personne n’arrive plus à les cueillir.

LE PERE. Ils ont toujours besoin d’aide sur leurs plantations, elles sont immenses. Soja, sorgho à perte de vue. Avant il y avait des arbres. Comment ils ont eu les permis pour arracher tous les arbres ? Pour l’arbre mort du cercueil de la vieille on m’a dit qu’il fallait demander un permis à cause de la protection de la nature. C’est de moi que la nature doit se protéger ? Ils ne font que creuser, trancher, enfoncer, labourer, gaver d’engrais, arroser de pesticides. Ils n’ont pas d’autre idée en voyant la terre que de l’épuiser. Ta grand-mère est morte d’un cancer des pesticides, comme les autres, mais au moins elle était vieille. Moi aussi j’utilise le glyphosate, comment je m’en sortirais sinon ? Arracher moi-même toutes les mauvaises herbes ? Je suis trop vieux. Il n’y a plus que toi qui restes et tu vas partir. Mais notre maïs, celui qu’on mange à la maison, tant qu’il donnera quelques graines à planter, jamais il ne sera transgénique. Le transgénique c’est pour vendre au marché. (Il siffle.) Et quand la terre n’a plus rien à donner, ils partent en chercher d’autres ailleurs, leur monde est très grand, et nous, nous restons avec la terre nue et morte comme cimetière.

CECILIA. Je ne vais pas partir papa.

LE PERE. Les hommes qui sont arrivés l’autre jour en disant que notre parcelle était à eux, ils vont faire la même chose. Je l’avais laissée au repos cette parcelle, avec seulement de vieux arbres dessus, des arbres qui rendent la terre forte, un jour ils arrivent, ils disent que cette terre est à eux et la première chose qu’ils font c’est l’encercler de barbelés. Mais cette parcelle a toujours été celle du village ; comment elle pourrait être à eux ? Ils disent : vous avez des documents ? Je dis non, nous n’avons pas de documents, ici c’est comme ça, tout le monde sait, on sait aussi lire et écrire, mais on ne fait pas de documents. Ils disent : eh bien nous avons des documents officiels, des titres, des permis avec le tampon des autorités, nous avons acheté cette terre, voici les documents, et si ça ne te suffit pas, vieillard, nous avons aussi des armes. (Il siffle) Notre région est tranquille, on dit que c’est la plus tranquille du pays, même les gens de la ville sont calmes comme l’eau de la mer, et la mer est un lac. J’ai dit : de toute façon je suis né pour mourir. Pourquoi crois-tu que je t’ai envoyée à l’école plus longtemps que tes frères ? Tu travailleras le temps qu’il faudra, puis tu partiras.

CECILIA. Je n’aime pas travailler chez des étrangers.

LE PERE. Ils vivaient ici bien avant ta naissance.

CECILIA. Ils vivent comme des étrangers.

LE PERE. Et nous ? Nous ne vivons pas ici comme des étrangers peut-être ? (Il siffle.) L’air est trop chaud. Le vent refuse de se lever ce soir. Je n’ai aucun argent pour toi, retournes-y, traverse la forêt, parcours leurs plantations, frappe à toutes les portes, il y a toujours une maison où les bras manquent. L’épandage, la récolte : ils ont des beaux tracteurs mais ils ont besoin de bras pour tout ce soja. Plus tard tu mourras d’un cancer comme tout le monde, et alors ? Avant on plantait ensemble le maïs, le haricot et la courge. Elles poussent bien ensemble, leurs tiges s’enlacent. On dit que bientôt un train passera à travers la forêt pour transporter le bois, les touristes, le soja. A quoi sert le soja ? A nourrir les bêtes, ou les enfants chinois. Tu es la dernière, celle qui doit rester auprès de ses parents pour les accompagner jusqu’à la mort, et pourtant tu partiras, je le sais.

CECILIA. Comment le sais-tu ?

LE PERE. Ta mère me l’a dit.


Extrait 2, scène 8

Rêve de Cecilia.
Cecilia dort. Abuela erre.

ABUELA. Ã abilen, u chan xéet’el in bak’ech, ma petite, ma chair. In xch’úupal, mon enfant…

C’est moi, moi qui t’ai élevée, moi qui t’ai parlé maya quand ton père ne voulait pas. Tu es la seule qui m’écoute, laisse-moi entrer.

Je n’aime pas le cimetière. Il y a trop de monde. Les morts du village me détestent. Et puis je n’aime pas mon cercueil. Il est trop petit, je me cogne. Je crois qu’un chat qui a dormi dans ma chambre a avalé mon esprit. Je ne peux pas être morte. Il faut trouver ce chat.

CECILIA. Abuela... tu es morte, je te le jure, tu es morte.

ABUELA. Comment en es-tu si sûre ?

CECILIA. Papa a fabriqué le cercueil en cèdre où on a mis ton corps. Tu étais magnifique avec ton huipil blanc aux fleurs brodées et ton châle préféré : le jaune. Un soupçon de rouge à lèvres, c’est moi qui te l’ai posé, et du bleu sur les paupières, et tes longs cheveux tressés en couronne autour de ta figure : on aurait dit une jeune mariée. Tu n’aurais pas pu être plus belle pour aller embrasser la mort Abuela, je te le jure. Nous avons pleuré. Nous avons prié. En espagnol. En maya. Nous avons chanté. Nous nous sommes tus.

ABUELA. Je sais tout ça. Les peintures que vous avez mises sur ma figure dégoûtent les insectes ; ils se détournent de moi. Mais ce n’est pas le problème. Je devrais être enterrée près de mes arbres, là où je me sens bien. Je n’aime pas ce cimetière.

CECILIA. Nous n’avons plus cette terre.

ABUELA. Toute la terre appartient aux morts, c’est ce que nous avons, c’est notre monde et moi je demande juste ce petit morceau-là, où poussent la grande ceiba et le petit oranger.

CECILIA. Ils vont arracher tes arbres, ils vont retourner la terre, y mettre des engrais, faire sortir le soja ou le sorgho. Dans quelques années cette terre sera épuisée, plus morte que toi, Abuela, elle ne donnera plus rien.

ABUELA. Ah ! Alors je serai toujours en peine, toujours en peine, même quand vous fêterez l’anniversaire de ma naissance, l’anniversaire de ma mort, le jour des morts : vous aurez beau me fêter, me fêter, me fêter encore, vous me sentirez toujours en peine près de vous.


Extrait, 3, scène 18 début

Jardin de la maison d’Amalia.

AMALIA. Papa dit qu’un train va bientôt passer par ici. Tu as entendu parler du train ?

CECILIA. Oui.

AMALIA. Mon père dit que si le train vient nous allons partir.

CECILIA. Vous allez vendre vos terres ?

AMALIA. Ma mère dit que ce ne sera plus possible de vivre tranquillement ici, avec le train. Beaucoup de gens vont venir. Il y a aura beaucoup de villes, de gens, de progrès, de crimes. Nous ne serons plus en mesure de vivre selon la loi de notre Seigneur. Alors nous devrons laisser nos terres.

CECILIA. Vous irez où ?

AMALIA. Je ne sais pas. De ce côté. Ou de ce côté peut-être. Loin. Là où il y a de la terre et de l’eau, là on peut vivre suivant la loi de Dieu.

CECILIA. Toute votre communauté va partir ?

AMALIA. Peut-être. Comme un jour elle est venue. Tu sais, nous n’avons pas peur, le Seigneur nous guide, si nous le suivons, nous ne pouvons pas nous égarer.
Et vous, où irez-vous ?

CECILIA. Nous restons.

AMALIA. Il y aura du travail pour toi, avec le train.

CECILIA. Je ne sais pas.

AMALIA. Je n’ai jamais vu de train. Et toi ?

CECILIA. A la télévision.

AMALIA. Ah oui, la télévision. Je n’ai jamais vu non plus une télévision. (Elle rit.)

CECILIA. Tu vois à l’intérieur tout ce que tu ne peux pas voir en vrai, et en même temps ça ne ressemble pas du tout à ce qui est vrai.
Ma grand-mère la regardait.

(…)

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